A quel moment le portable bascula-t-il de symbole de statut et de pouvoir à celui d’ « émasculation » ? Dès lors qu’il devint plus facile à se procurer que des toilettes, très certainement.
Si on l’interrogeait, il y a fort à parier que Sergey Brin ferait remonter cette bascule à l’arrivée du smartphone à écran tactile – quand utiliser un portable commença à rimer avec « rester planté à caresser une vitre absolument lisse », les yeux baissés, plutôt que de beugler des ordres dans un mobile digne d’une cabine téléphonique, coude fléchi, biceps saillant, le regard inflexible porté droit devant (ou sur un seconde classe). Un vrai bonhomme ne reste pas « planté » : un vrai bonhomme agit ! Un vrai bonhomme écrase les touches de ses gros doigts autoritaires, et prend les mesures qui s’imposent ! PJ Rey et moi-même avions débattu du smartphone comme expression de notre capacité d’action, mais « caresser » ? Toucher ? Encore un truc de gonzesses. Beurk.
L’insécurité du nanti
Sergey Brin, évangéliste des Glass.Blague à part, l’insécurité évoquée par Brin à travers le smartphone ne se limite pas à sa fragile surface (vitreuse). Brin considère le smartphone « émasculant » non seulement du fait de l’immobilité demandée pour le caresser, et pas uniquement parce que « même les filles » peuvent le faire, mais aussi parce que son smartphone ne l’associe plus à l’élite au pouvoir. Le concept de masculinité est indissociable de celui d’autorité, et le statut privilégié de Brin s’explique autant par sa classe sociale et son identité professionnelle que par son genre. Les portables symbolisaient l’autorité mâle quand seuls les businessmen pleins aux as pouvaient se les payer. Maintenant que des milliards de quidams en ont un dans la poche, leur capacité à signifier un certain statut s’est éteinte en trois sonneries, plus vite qu’un appel dans un tunnel.
Rappelez-vous (pour les moins jeunes) le bon vieux temps des gros portables hors de prix, que presque personne n’avait. Lorsque vous fermez les yeux et pensez à celui qui tenait l’une de ces toutes premières briques dans la main, qui voyez-vous ? Un blanc dans un costard, une Rolex au poignet, des lunettes de soleil eighties sur le nez ? Oui, c’est bien ce que je pensais. Les premiers modèles de « téléphone cellulaire » – comme à peu près toute technologie flambant neuve et ultra chère – faisaient office de marqueurs de statut. Un cellulaire signifiait : « Je suis riche, je suis puissant, et je suis tellement important que n’importe qui doit pouvoir me joindre même quand je ne suis ni chez moi ni au bureau. »
Puis leur taille diminua, leur prix baissa, et ils se démocratisèrent. Les élites furent néanmoins sauvées par l’arrivée du smartphone à écran tactile. Pas aussi chers que les pionniers du cellulaire, les premiers iPhones n’étaient quand même pas donnés, pour ceux capables de s’en dégoter un : à 499 $ pièce avec un contrat de 24 mois chez AT&T, les gens faisaient encore la queue des heures devant les boutiques Apple dans l’espoir de mettre la main dessus. Nous étions en 2007, et l’iPhone devenait instantanément un symbole de statut. Mais accélérons un peu le film : en 2013, qu’en est-il ? On ne compte plus les smartphones à écran tactile disponibles sur le marché. L’iPhone lui-même est aujourd’hui proposé chez les quatre gros opérateurs US (sans déblocage). A un mètre de distance, bien malin qui pourrait distinguer un iPhone 5 à 849 $ neuf d’un vulgaire iPhone 4 d’occas à 90 $. D’excitant, le symbole de statut a plongé dans le plébéien et le mondain.