• Thomas S. Kuhn, La vérité scientifique n’a pas besoin d’être unique, 1995
    https://sniadecki.wordpress.com/2022/11/16/kuhn-itw

    Thomas S. Kuhn (1922-1996) a enseigné successivement aux universités Harvard, Berkeley et Princeton, avant de terminer sa carrière au Massachusetts Institute of Technology de Cambridge (Massachusetts). Après avoir consacré en 1957 un travail à La Révolution copernicienne (le Livre de poche, Biblio Essais, 1992), il a publié en 1962 un livre, La Structure des révolutions scientifiques (Flammarion, 1983), qui a durablement marqué l’histoire et la philosophie des sciences.

    Une conception discontinuiste du développement de la connaissance se trouve au centre de ce dernier ouvrage. Loin d’être linéaire, le progrès scientifique s’accomplit par « bonds » et par « coupures ». Les plus importantes de ces mutations correspondent à des moments où la communauté des chercheurs remet en question les cadres fondamentaux de sa vision du monde, où elle passe d’un « paradigme » à un autre – le nouveau paradigme ayant pour fonction de définir l’espace des croyances et des recherches possibles jusqu’à ce qu’il soit, à son tour, remis en cause par l’effet de nouvelles découvertes.

    En rompant ainsi avec l’idée, chère à Popper comme à la tradition classique, selon laquelle la science se rapprocherait inéluctablement d’une vérité préexistante et unique, Kuhn a souligné ce que les connaissances scientifiques d’une époque doivent au langage, à la culture, bref à la convention. Il n’a cependant cessé de lutter contre certaines interprétations « extrémistes » de sa pensée, ainsi qu’en témoignent les textes réunis dans La Tension essentielle (Gallimard, 1990).

    Dans l’entretien qu’il nous a accordé, Thomas S. Kuhn, en jetant un regard sur l’ensemble de son œuvre, effectue le bilan d’un demi-siècle de recherches.

    #Thomas_Kuhn #philosophie #histoire #épistémologie #science #langage

    • Thomas Kuhn et la notion de paradigme scientifique | Pierre Macherey
      https://philolarge.hypotheses.org/annee-2007-2008

      Si le livre de Kuhn a été perçu, à juste titre, comme radicalement innovant et a fait en conséquence l’objet de violentes polémiques, c’est d’abord [...] en raison de son caractère expressément réactif et polémique : il remettait en cause sur le fond une conception de la connaissance scientifique, reçue jusqu’alors dans le monde anglo-saxon comme une évidence, dont les maîtres mots étaient neutralité et progressivité sur fond de continuité. Neutralité : Kuhn refuse de considérer que l’investigation scientifique puisse se dérouler dans un champ non balisé, non orienté, non préalablement structuré selon certaines lignes de forces qui, en lui ouvrant certaines voies, lui en ferment d’autres en mettant en place tout un système d’intérêts préférentiels et d’interdits, donc des contraintes. Progressivité continue : Kuhn nie que la science, si on peut dire qu’elle « avance », le fasse de manière cumulative en additionnant les unes aux autres des connaissances produites chacune pour elle-même et dont la valeur de vérité ou de non falsifiabilité ait été établie isolément, sans tenir compte de la relation qu’elles entretiennent avec d’autres positions de savoir auxquelles elles sont organiquement liées. Ces deux refus relèvent d’une logique commune : la conception cumulative du développement des connaissances suppose que celui-ci s’effectue sur la base d’atomes de savoir flottant librement dans le vide, ce qui est la condition pour que ceux-ci puissent faire l’objet d’un examen rigoureux et lucide, exempt de tout risque de confusion et de préjugé, comme l’exige un idéal de scientificité qui exclut toute compromission dans sa recherche de la vérité. Or l’image de la science bâtie à partir de cet idéal est, selon Kuhn, complètement coupée des réalités du travail de la connaissance, qui dépend de conditions dont rien ne permet d’affirmer qu’elles soient de part en part rationnelles, au sens d’une rationalité réfléchie et consciente, relevant des seules exigences de la logique et de l’expérimentation. Etant reconnue l’inadaptation de cette représentation pure et désintéressée de la science, il faut en conséquence lui substituer une tout autre conception : celle, selon Kuhn, d’une connaissance qui procède de manière, non analytique ou fragmentaire, mais synthétique ou globalisante, en insérant à chacune de ses époques ses actes de pensée et ses procédures expérimentales dans des « paradigmes » ayant chacun leur nécessité propre, et en conséquence exerçant une contrainte spécifique sur les acteurs de la connaissance, les savants ; ce dont il résulte que, si la science progresse, elle ne parvient à le faire qu’en passant de paradigme en paradigme : or ce passage ne peut s’effectuer par transition continue, mais suppose des crises par lesquelles les paramètres du savoir sont tous ensemble, et non séparément, remis en cause, ce qui est la condition pour que s’opèrent les grandes « révolutions scientifiques » qui jalonnent l’histoire des connaissances humaines sur le monde, révolutions dont les grands exemples sont la révolution copernicienne (à laquelle Kuhn avait consacré tout un ouvrage avant d’élaborer et de publier sa théorie générale des révolutions scientifiques), la révolution newtonienne et la révolution einsteinienne.

      http://philolarge.hypotheses.org/files/2017/09/19-03-2008.pdf

    • Avons-nous besoin de « paradigmes » ? | Bruno Latour
      https://books.openedition.org/pressesmines/164?lang=fr

      On lui a attribué l’idée de briser la Science en morceaux incommensurables et d’en faire une aventure « purement sociale » au cours de laquelle des révolutionnaires finiraient par renverser des paradigmes en s’appuyant sur les anomalies, les contre-exemples, les déchets des paradigmes contraires. On a fait de lui le père de ce monstre qu’est « la construction sociale des sciences ». Jamais accusation ne fut plus injuste, car toute sa vie il détesta le sociologisme. Le malentendu s’explique pourtant facilement. Kuhn utilise souvent des métaphores psychologiques assez calamiteuses, comme celle de ces dessins dans lesquels on peut voir alternativement une femme au miroir ou une tête de mort. On a cru que les paradigmes opéraient comme des vues du monde, des interprétations toutes justes, toutes fausses, d’un monde à jamais inaccessible dans lesquelles s’obstinaient aveuglément des scientifiques bornés jusqu’à ce qu’ils soient remplacés par d’autres, formés à d’autres regards, d’autres écoles. Bref, on a fait du paradigme une sorte de prison derrière les barreaux de laquelle des chercheurs regardent la réalité sans pouvoir jamais la saisir.

      Or, le paradigme, malgré les exemples empruntés à la psychologie de la Forme, n’est pas une métaphore optique. Un paradigme n’est pas une vision du monde. Il n’est pas une interprétation et encore moins une représentation. Il est la pratique, le modus operandi qui autorise des faits nouveaux à émerger. Il ressemble plus à une route qui permet d’accéder à un site expérimental, qu’à un filtre qui colorerait à jamais les données. Un paradigme agit plutôt à la manière du tarmac d’un aéroport. Il rend possible, si l’on peut dire, « l’atterrissage » de certains faits. On comprend mieux l’importance pour Kuhn de tous les aspects sociaux, collectifs, institutionnels de ces paradigmes. Rien de toute cette matière n’allait affaiblir, à ses yeux, la vérité des sciences, leur commensurabilité, leur accès à la réalité. Au contraire, en insistant sur les aspects matériels de ce qui permet aux faits « d’atterrir », on allait comprendre aussi, d’après lui, pourquoi les sciences avancent d’une façon aussi conservatrice, aussi lente, aussi visqueuse. Pas plus qu’un hydravion ne peut atterrir à Orly, un quanta ne peut « se poser » chez Newton. Inutile de s’arracher les cheveux en prétendant que les paradigmes sont devenus incommensurables et que l’unité des sciences a été brisée. Non, mesurons plutôt le coût fantastique d’une modification de paradigme. Kuhn incarne les théories au point que l’on pourrait utiliser, pour suivre leur histoire, des métaphores techniques plutôt que mentales.