• Des polices pour détecter la contrefaçon
    Jeanne Corriveau - 8 août 2018 - Le Devoir _
    https://www.ledevoir.com/societe/533921/des-polices-pour-detecter-la-contrefacon

    Les polices de caractères ont souvent une histoire étonnante, dans laquelle s’entremêlent enjeux graphiques, économiques et sociopolitiques. Cinquième texte d’une série estivale consacrée à ce sujet.

    Le commun des mortels ne prête pas toujours attention aux caractères typographiques avec lesquels les textes qu’il lit sont composés. Dans certains cas, toutefois, le choix d’une police de caractères peut avoir des conséquences politiques insoupçonnées. C’est ainsi qu’au cours des dernières années, les polices Calibri et Times New Roman se sont retrouvées au coeur de polémiques concernant la contrefaçon de documents.

    En 2016, embourbés dans une affaire de corruption à la suite de la publication des Panama Papers, Nawaz Sharif, alors premier ministre du Pakistan, et sa fille Maryam avaient remis à la justice des documents en preuve dans une tentative pour se disculper. Parmi ces documents figurait une déclaration faite par Maryam Sharif prétendument signée en février 2006.

    Or, ont découvert les enquêteurs, la déclaration était composée en Calibri, une police de caractères qui n’a été distribuée commercialement par #microsoft qu’en 2007, ce qui laisse croire que le document a été contrefait. Calibri allait-elle faire tomber le premier ministre ?

    En entrevue au journal pakistanais Dawn, le bureau du designer Lucas de Groot, qui a conçu la police Calibri pour Microsoft, a précisé qu’une version bêta de Calibri était disponible en 2006, mais que celle-ci était destinée aux programmeurs et aux « freaks » de technologie. Il paraissait donc « très peu probable » que quelqu’un ait pu utiliser cette police pour des documents officiels.

    Condamné à 10 ans de prison pour corruption, Nawaz Sharif a finalement pris le chemin du pénitencier au début du mois de juillet dernier. De son côté, sa fille a reçu une sentence de sept ans de prison.

    Le « Rathergate »
    La police Times New Roman a elle aussi été mêlée à une controverse politique. En 2004, le journaliste #Dan_Rather, de l’émission 60 minutes, diffusée sur #CBS, avait présenté en ondes des documents qui semblaient démontrer que le président américain George W. Bush avait pu bénéficier d’un traitement de faveur pour être affecté à la Garde nationale du Texas dans les années 1970 et, du même coup, échapper à la guerre du #Vietnam. Il s’agissait de rapports internes du colonel Jerry Killian, mort en 1984, qui dirigeait l’escadron de la Garde du Texas.

    La veuve du colonel Killian, de même que plusieurs blogueurs et médias ont mis en doute l’authenticité du document, relevant diverses incongruités, dont l’utilisation de fontes dites proportionnelles, par opposition à celles de taille fixe, ainsi que la présence des caractères « th » mis en exposant dans « 111 th » ou « 147 th ». Les machines à écrire des années 1970 étaient-elles en mesure de produire de telles fontes ? Selon divers experts, le document en question semblait plutôt avoir été réalisé par ordinateur avec la police Times New Roman, offerte avec le logiciel Word de Microsoft. L’affaire a embarrassé CBS.

    Dan Rather a par la suite présenté ses excuses et quitté ses fonctions.

    L’univers numérique
    Calibri et Times New Roman ont deux points en commun : non seulement se sont-elles retrouvées au centre de controverses, mais elles ont toutes deux été lancées dans l’univers numérique comme police par défaut dans le logiciel Word de Microsoft, la Calibri ayant délogé son aînée en 2007. Mais alors que la Calibri a à peine 10 ans d’âge, la création de la Times New Roman remonte à 1931.

    Cette police de caractères avait été commandée auprès du typographe Stanley Morison par le quotidien britannique Times. Stanley Morison fit appel à l’artiste Victor Lardent, qui dessina cette police de caractères. Inspirée des fontes Plantin et Perpetua, la police Times New Roman, dotée d’empattements, est étroite, ce qui permet de corder plus de mots dans une ligne. Un avantage pour les journaux. Elle est aussi vantée pour sa lisibilité.

    Conçue pour la presse écrite et largement utilisée dans l’édition, la police Times New Roman a connu une seconde vie dans l’espace numérique. Mais une telle gloire a ses revers. Surexposée et omniprésente, elle rappelle à certains leurs travaux scolaires. D’autres diront qu’elle est fade, sans émotion et qu’elle dénote la paresse de l’auteur qui ne se serait pas donné la peine de chercher une autre police plus originale et plus proche de sa personnalité.

    Jamais à la mode
    Le designer graphique Denis Dulude reconnaît que la police Times New Roman n’est guère prisée par les professionnels de la typographie et du graphisme. « Elle est un peu mal-aimée. À l’époque où elle est arrivée, elle venait dans la boîte. Beaucoup de gens l’avaient utilisée pour faire des lettres et des logos qui n’étaient pas nécessairement faits par des designers graphiques. Elle n’a jamais été à la mode. Pour cette raison, on a peut-être été un peu frileux avec cette police. »

    Denis Dulude a toutefois osé utiliser Times New Roman pour un projet de catalogue de photos. Or, il y a mis sa touche personnelle en retirant de tous les « S » majuscules l’empattement du bas. « Je me la suis appropriée en faisant ma propre version. J’ai aussi brisé un peu l’espacement entre les lettres pour qu’elle soit un peu plus maladroite et saccadée. C’est la seule façon que j’ai trouvée pour être à l’aise avec cette police », admet-il.

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  • La typographie du mal _ Stéphane Baillargeon - 16 Aout 2018 - Le Devoir
    https://www.ledevoir.com/societe/534580/la-typo-gothique-n-a-pas-reussi-sa-redemption-apres-1945

    Les polices de caractères ont souvent une histoire étonnante dans laquelle s’entremêlent enjeux graphiques, économiques et sociopolitiques. Dernier texte d’une série estivale consacrée au sujet.

    Le traitement de texte Word, de très, très loin le plus populaire du monde, propose des dizaines de polices de caractères — le Brunel Poster, le Tahoma, le Verdana et l’Optima —, mais pas le gothique, qui ne fait pas partie du lot de base. Normal. Qui en voudrait ? Qui s’en servirait ? Ce que les Anglais appellent la « black letter » et les Allemands, l’écriture brisée ou fracturée (Gebrochene Schrift ou Frakturschrift) a pratiquement disparu de l’usage courant.

    La typo caractéristique, avec ses arcs rompus, ne survit que dans les logos d’anciennes compagnies (Seagram) et de très vieux journaux (The New York Times), sur les pochettes de disque de groupes de musique métal et les écussons de clubs de méchants motards.

    C’est un peu beaucoup la faute aux nazis. Le gothique est sorti exsangue de la Seconde Guerre mondiale, mais pas exactement pour les raisons que l’on pourrait croire. Les virages abrupts ne manquent pas avec cette manière d’écrire…

    Antiqua-Fraktur
    En Allemagne, les caractères de l’écriture fracturée (la Fraktur en allemand) ont été en concurrence avec l’écriture dite latine ou antique (l’Antiqua) bien avant 1933. L’opposition reposait sur des fondements politico-idéologiques multicentenaires.

    Sur son passionnant site http://j.poitou.free.fr/pro/html/ltn/gothique-a.html consacré aux langages, aux écritures et aux typographies, le professeur d’études germaniques Jacques Poitou rappelle que Luther exigeait les lettres gothiques pour sa traduction en allemand de la bible, laissant les formes latines aux textes en latin. Gutenberg a donc imprimé en Textura http://www.gutenbergdigital.de/bibel.html# (une variante gothique du XIVe siècle) ses premiers exemplaires du Livre.

    Au contraire, les frères Grimm, pourtant folkloristes à souhait, n’avaient que de mauvais mots pour cette typographie dite nationale. Ils la trouvaient « informe et laide », « dégénérée et sans goût ».

    Les Allemands parlent de la Schriftenstreit ou de l’Antiqua-Fraktur-Streit. Cette querelle (Streit) s’est amplifiée après l’unification de l’Allemagne à la fin du XIXe siècle.

    Pour les nationalistes, l’Antiqua « vide et creuse » symbolisait tout ce qui était étranger. La « profondeur » de la Fraktur devenait une spécificité nationale. Otto von Bismarck aurait refusé un livre qui n’était pas publié en gothique.

    Au contraire, une société pour l’ancienne écriture (Verein für Altschrift) a tenté à partir de 1885 de favoriser dans l’empire allemand l’expansion de l’écriture latine dominante dans le monde depuis la Renaissance. L’ancienne manière était à l’évidence la plus moderne. Le Reichtag a voté contre cette proposition en 1911.

    Une révolution culturelle
    Les nazis ont plongé dans la controverse politicotypographique. Dans un essai récent intitulé La révolution culturelle nazie (Gallimard), l’historien Johann Chapoutot expose la cohérence intellectuelle et rationnelle du projet hitlérien. Cette révolution conservatrice préconise un retour aux origines en s’appuyant sur les notions de la race, du sang et de la terre.

    Dans cette conception du monde, la communauté prime l’individu et la lutte pour la préservation du peuple germanique se fait en préservant les traits intrinsèques fantasmés tout en combattant à mort les supposées menaces extérieures biologiques, intellectuelles ou culturelles. Tous les éléments de la vie passent au tamis sombre, de l’histoire à la géographie, de l’art à l’éthique. Le professeur Chapoutot cite le juriste nazi Hans Frank qui modifie l’impératif catégorique universel de Kant avec cette formule : « Agis de telle sorte que le Führer, s’il prenait connaissance de ton acte, l’approuverait. »

    L’écriture est donc aussi enrôlée dans la révolution culturelle. Le gothique est célébré comme distinction graphique du peuple aryen. Les SS en pincent aussi pour l’alphabet runique. L’État militaire et totalitaire a trouvé sa police. Un décret de 1934 interdit aux éditeurs juifs d’utiliser la Fraktur. Le nombre d’ouvrages en allemand imprimés dans cette fonte passe de 5 % avant 1933 à près de 50 % en 1935. Mein Kampf, livre programmatique du Führer, est publié avec les caractères fracturés.

    Cette position change radicalement après le début de la Seconde Guerre mondiale. Les nazis se rendent à l’évidence que le reste de l’Europe utilise l’Antiqua. La propagande doit donc délaisser la Fraktur pour rejoindre les peuples conquis, habitués aux styles latins depuis des siècles.

    Dès mars 1940, Berlin décide que les publications préparées pour le Reich doivent se faire dans l’antique manière. Le 3 janvier 1941, la chancellerie publie un décret décrivant le gothique comme une « écriture juive », une de ses versions datant du Moyen Âge, la Schwabacher.

    Le 10 janvier, un communiqué de presse explique ainsi la décision : « Un peuple qui a l’ambition d’être une puissance mondiale doit avoir une écriture qui permette à tous les peuples d’étudier la langue allemande, sans qu’une prétendue écriture nationale les en empêche. »

    Folklorique
    Le pouvoir interdit aussi aux écoles d’enseigner la Sütterlin, une forme cursive dérivée de la Fraktur. Cette calligraphie inventée en Prusse en 1915 est remplacée par la Normalschrift, en fait la cursive latine qu’apprennent encore les écoliers allemands, comme tous les Européens.

    Dans les faits, le virage idéologico-typographique n’empêche pas le gothique de continuer une partie de sa vie enténébrée dans le IIIe Reich, bien qu’à moindre échelle. Der Stürmer, torchon antisémite de Julius Streicher, condamné du procès de Nuremberg, est publié avec les fontes cassantes jusqu’à son dernier exemplaire en 1945. D’autres journaux, comme le Berliner Morgenpost, mélangent les deux caractères : les titres en Fraktur et les sous-titres en Antiqua.

    L’Allemagne conquise va poursuivre un temps dans cette situation de « double écriture ». Dans les zones occupées, les consignes alliées s’affichent en style latin tandis que le nom des rues demeure en gothique. À la longue, la Fraktur a toutefois pris un sens folklorique, par exemple en publicité pour exprimer une idée de tradition. Une seule lettre a réussi son transfert d’une manière à l’autre, le eszett (ß), équivalent d’un double S.

    Pour le reste, la vieille police quasi millénaire ne s’est pas remise de l’association ambiguë avec le régime totalitaire. Dans l’imaginaire occidental, le gothique est en partie devenu la typographie du mal…

    _ D’une écriture à l’autre
    Le théologien Alcuin (mort en 804) encouragea la copie de nombreux manuscrits en utilisant une nouvelle écriture cursive ronde et régulière, la minuscule Caroline (nommée en l’honneur de l’empereur Charlemagne), qui s’imposa vite dans toute l’Europe. L’écriture gothique et ses tracés anguleux entrent en concurrence à partir du tournant de l’an 1000. Elle imite, ou en tout cas rappelle, l’arc brisé en architecture et devient l’écriture moyenâgeuse par excellence. Plusieurs manières gothiques se succèdent : primitive (jusqu’au XIIIe siècle) ; textura (XIIIe et XIVe siècles) ; rotunda (XIVe et XVe) ; bâtarde ou Schwabacher (XVe siècle) ; puis Fraktur (XVIe), qui va finir par désigner tous les gothiques allemands par opposition aux écritures latines (ou Antiqua). En langue allemande, tous ces styles sont des écritures brisées (Gebrochen Schriften), tandis que seule la textura est désignée comme « Gothische Schrift ».

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