Ce qu’on pourrait appeler la « toponymie migrante » peut être appréhendée d’au moins deux manières : par la façon dont les personnes en migration nomment les lieux qu’iels quittent, traversent ou ceux dont iels s’installent à l’issue de leur « aventure »[1] ; par la dénomination de rues (officielle ou portée par des collectifs militant·es) pour rendre hommage à des personnes qui ont connu l’exil, et souvent la violence que cela comporte.
En ce qui concerne la deuxième catégorie, on peut notamment rappeler l’« Initiative for the Madina Hussiny Square »[2], qui a porté la lutte pour renommer la place de la République de la Croatie à Zagreb en Place Madine Hussiny, du nom d’une enfant de cinq ou six ans décédée en 2017 suite à un refoulement[3] à la frontière serbo-croate dont elle et sa famille ont été victimes (Hameršak 2022).
Une action toponymique a été réalisée par le collectif en 2018 pour commémorer l’anniversaire de la mort de la petite réfugiée afghane, et une plaque a été inaugurée sur la place de la République de Croatie le 21 novembre 2018 (Figure 1).
L’autre manière d’appréhender la « toponymie migrante » consiste à rendre compte de la manière dont les personnes en migration (dé-) (re-)nomment les lieux qu’iels fréquentent.
Un très bel exemple de ce procédé est décrit dans le livre autobiographique d’Emmanuel Mbolela, Réfugié. Une odyssée africaine (2017), et dont je vous propose quelques extraits ci-dessous.
Emmanuel Mbolela, originaire de la République démocratique du Congo qu’il a fui, arrive à Tamanrasset, au Niger, après avoir déjà traversé le Cameroun, le Nigeria et le Mali. Il raconte :
« Comme les autres avant nous qui avaient été dévalisé·es dans le désert, nous nous retrouvions chaque matin place Tchad » (p.84).
Dans une note du livre, Mbolela cite Mahmoud Traoré, qui explique la généalogie de la dénomination dans son propre livre :
« Les clandestins en mal d’argent se rassemblent tôt le matin sur un large carrefour qu’on a baptisé ‘Place Tchad’, car les tout premiers immigrés arrivés ici étaient tchadiens. Après Sehba, je connaîtrai des ‘places Tchad’ dans toutes les villes que je traverserai. C’est toujours une rotonde, un carrefour, une place où s’accumule la main-d’œuvre irrégulière. Les patrons, les contremaîtres ou même des particuliers viennent y pêcher l’ouvrier idéal, invisible et craintif […]. L’appellation ‘place Tchad’ s’est […] répandue dans tout le Maghreb et même en Andalousie ! » (Traoré and Le Dantec 2012) (pp.84-85).
Les places Tchad que Mbolela fréquente lors de son périple remplissent toutes cette fonction de « marché de la main-d’œuvre » décrit par Traoré :
« C’est l’endroit où les Algériens venaient nous embaucher sur un chantier de bâtiment ou dans les plantations » (p.85).
Mais la place Tchad remplit aussi une fonction de socialisation :
« La place Tchad était le lieu de rencontre des migrant·es. Chaque jour nous nous rassemblions là en attendant l’embauche éventuelle et le débat commençait. Chacun racontait son chemin et son calvaire. […] Sur la place Tchad, nous abordions ainsi presque tous les domaines, la politique, l’économie, la culture, la religion. Nous avancions parfois des propositions sur la manière dont les pays auraient dû être gouvernés, selon nous, afin que les richesses profitent à tous » (pp.86-87).
Les « places Tchad » ne sont, géographiquement, pas choisies au hasard. Si elles se trouvent dans des endroits où il est facile pour de potentiels patrons de trouver la main-d’œuvre qu’ils recherchent, elles sont aussi localisées pour que les migrant·es puissent s’enfuir rapidement en cas de danger, comme le rappelle quelques pages plus loin l’auteur,
« la place Tchad n’était pas seulement un lieu de conférences. C’était aussi un champ de courses. Les policiers pouvaient débouler à tout moment – les courses-poursuites commençaient alors et celles et ceux que l’on attrapait étaient refoulé·es à Ti-n-Zaouâtene [à la frontière algéro-malienne, en plein désert]. Mais le choix de cette place par les migrant·es ne s’était pas fait au hasard : la configuration des lieux obligeait les Jeep de la police à effectuer des manœuvres compliquées avant d’y pénétrer, ce qui nous donnait le temps de nous enfuir ».
En France, une seule place est officiellement nommée d’après le Tchad, à La Mée-sur-Seine, en région Île-de-France (Figure 2), mais combien de « places Tchad » existent-elles dans la cartographie informelle migrante ?