La junte au pouvoir à Niamey a annoncé l’abrogation d’une loi de 2015 qui criminalisait l’aide aux personnes migrantes. Un coup dur pour l’Union européenne, qui avait fait du Niger un partenaire central dans sa politique d’externalisation des frontières. Mais une décision saluée dans le pays.
DepuisDepuis le coup d’État du 26 juillet au Niger, au cours duquel l’armée a arraché le pouvoir des mains de Mohamed Bazoum, qu’elle retient toujours au secret, c’était la grande crainte des responsables de l’Union européenne. Les fonctionnaires de Bruxelles attendaient avec angoisse le moment où Niamey mettrait fin à l’une des coopérations les plus avancées en matière d’externalisation des contrôles aux frontières.
C’est désormais devenu une réalité : le 25 novembre, le régime issu du putsch a publié une ordonnance qui abroge la loi n° 2015-36 relative au « trafic illicite de migrants » et qui annule toutes les condamnations prononcées dans le cadre de cette loi.
Le gouvernement de transition a justifié cette décision par le fait que ce texte avait été adopté en mai 2015 « sous l’influence de certaines puissances étrangères » et au détriment des « intérêts du Niger et de ses citoyens », et qu’il entrait « en contradiction flagrante » avec les règles communautaires de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao).
La commissaire européenne aux affaires intérieures, la Suédoise Ylva Johansson, s’est dite « très préoccupée » par cette décision qui intervient alors que les relations entre l’Europe et le Niger sont tendues : le 23 octobre, le Conseil européen avait adopté un « cadre de mesures restrictives » ouvrant la voie à de possibles sanctions contre le régime putschiste, et le 23 novembre, le Parlement européen a « fermement » condamné le coup d’État.
Pour l’UE et sa politique antimigratoire, c’est une très mauvaise nouvelle, d’autant que les arrivées en provenance du continent africain ont, selon l’agence Frontex, sensiblement augmenté en 2023. La loi 2015-36 et la coopération avec le Niger étaient au cœur de la stratégie mise en œuvre depuis plusieurs années pour endiguer les arrivées d’exilé·es sur le sol européen.
Mais au Niger, l’abrogation a été très bien accueillie. « C’est une mesure populaire, indique depuis Niamey un activiste de la société civile qui a tenu à rester anonyme. Cette loi n’a jamais été acceptée par la population, qui ne comprenait pas pourquoi le gouvernement nigérien devait faire le sale boulot à la place des Européens. »
Satisfaction à Agadez
À Agadez, grande ville du Nord qui a été la plus touchée par la loi de 2015, le soulagement est grand. « Ici, c’est la joie, témoigne Musa, un habitant de la ville qui a un temps transporté des migrant·es. Les gens sont très contents. Beaucoup de monde vivait de cette activité, et beaucoup m’ont dit qu’ils allaient reprendre du service. Moi aussi peut-être, je ne sais pas encore. »
Un élu de la municipalité d’Agadez indique lui aussi être « pleinement satisfait ». Il rappelle que c’était une revendication des élus locaux et qu’ils ont mené un intense lobbying ces dernières semaines à Niamey. Le président du conseil régional d’Agadez, Mohamed Anacko, a quant à lui salué « cette initiative très bénéfique pour [sa] région ».
Satisfaction aussi au sein de l’ONG Alarme Phone Sahara, qui a pour mission de venir en aide aux migrant·es dans le désert. « Cette abrogation est une nouvelle surprenante et plaisante », indique Moctar Dan Yaye, un des cadres de l’ONG. Depuis plusieurs années, Alarme Phone Sahara militait en sa faveur. En 2022, elle a déposé une plainte contre l’État du Niger auprès de la Cour de justice de la Cedeao, dénonçant l’atteinte à la liberté de circulation de ses ressortissant·es. Mais elle pointe aussi les conséquences sur l’économie d’Agadez, « qui a toujours vécu des transports et de la mobilité », et surtout sur la sécurité des migrant·es, « qui ont été contraints de se cacher et de prendre des routes plus dangereuses alors qu’avant, les convois étaient sécurisés ».
Avant que la loi ne soit appliquée en 2016 (à l’initiative de Mohamed Bazoum, alors ministre de l’intérieur), tout se passait dans la transparence. Chaque lundi, un convoi de plusieurs dizaines de véhicules chargés de personnes désireuses de rejoindre la Libye, escortés par l’armée, s’ébranlait depuis la gare routière d’Agadez.
« Toute la ville en vivait, soulignait en 2019 Mahaman Sanoussi, un acteur de la société civile. La migration était licite. Les agences de transporteurs avaient pignon sur rue. Ils payaient leurs taxes comme tout entrepreneur. » En 2016, selon une étude de l’ONG Small Arms Survey, près de 400 000 migrant·es seraient passé·es par Agadez avant de rejoindre la Libye ou l’Algérie, puis, pour certain·es, de tenter la traversée de la Méditerranée.
Le coup de frein de Bruxelles
À Bruxelles, en 2015, on décide donc que c’est dans cette ville qu’il faut stopper les flux. Cette année-là, l’UE élabore l’Agenda européen sur la migration et organise le sommet de La Valette (Malte) dans le but de freiner les arrivées. Des sommes colossales (plus de 2 milliards d’euros) sont promises aux États du Sud afin de les pousser à lutter contre la migration. Un Fonds fiduciaire d’urgence de l’UE pour l’Afrique (EUTF) est mis en place. Et le Niger est au cœur de cette stratégie : entre 2016 et 2019, l’EUTF lui a alloué 266,2 millions d’euros – plus qu’à tout autre pays (et 28 millions supplémentaires entre 2019 et 2022).
Ce fonds a notamment financé la création d’une unité d’élite en matière de lutte contre les migrations. Mais tout cela n’aurait pas été possible sans une loi criminalisant ceux qui aident, d’une manière ou d’une autre, les migrant·es. À Niamey, le pouvoir en place ne s’en cachait pas à l’époque : c’est sous la pression de l’UE, et avec la promesse d’une aide financière substantielle, qu’il a fait adopter la loi 2015-36 .
Avec ce texte, celui qui permettait à une personne en exil d’entrer ou de sortir illégalement du territoire risquait de 5 à 10 ans de prison, et une amende pouvant aller jusqu’à 5 millions de francs CFA (7 630 euros). Celui qui l’aidait durant son séjour, en la logeant ou la nourrissant, encourait une peine de 2 à 5 ans.
Après sa mise en œuvre, plus de 300 personnes ont été incarcérées, des passeurs pour la plupart, des centaines de véhicules ont été immobilisés et des milliers d’emplois ont été perdus. Selon plusieurs études, plus de la moitié des ménages d’Agadez vivaient de la migration, qui représentait en 2015 près de 6 000 emplois directs : passeurs, coxers (ou intermédiaires), propriétaires de « ghettos » (le nom donné sur place aux lieux d’hébergement), chauffeurs, mais aussi cuisinières, commerçant·es, etc. Ainsi la loi 2015-36 a-t-elle été perçue par nombre d’habitant·es comme « une loi contre Agadez ». « Vraiment, ça nous a fait mal, indique Mahamane Alkassoum, un ancien passeur. Du jour au lendemain, on n’a plus eu de source de revenu. Moi-même, je suis toujours au chômage à l’heure où je vous parle. »
Cette loi a eu des effets : selon l’UE, les arrivées en Italie ont chuté de 85 % entre 2016 et 2019. Mais elle a aussi fragilisé les migrant·es. « Avant, dans les convois, quand il y avait un problème, les gens étaient secourus. Avec la loi, les passeurs prenaient des routes plus dangereuses, la nuit, et ils étaient isolés. En cas de problème, les gens étaient livrés à eux-mêmes dans le désert. Il y a eu beaucoup de morts », souligne Moctar Dan Yaye, sans pouvoir donner de chiffres précis.
En outre, les « ghettos » sont devenus clandestins et les prix ont doublé, voire triplé… « Le manque de clarté de la loi et sa mise en œuvre en tant que mesure répressive – au lieu d’une mesure de protection – ont abouti à la criminalisation de toutes les migrations et ont poussé les migrants à se cacher, ce qui les rend plus vulnérables aux abus et aux violations des droits de l’homme », constatait en octobre 2018 le rapporteur des Nations unies sur les droits de l’homme des migrants, Felipe González Morales.
Dans un rapport publié la même année, le think tank Clingendeal notait que « l’UE a contribué à perturber l’économie locale sans fournir d’alternative viable », ce qui « a créé frustration et déception au sein de la population ». L’UE a bien financé un programme de réinsertion pour les anciens acteurs de la migration. Mais très peu en ont bénéficié : 1 080 personnes sur 6 564 identifiées.
Et encore, cette aide était jugée dérisoire : 1,5 million de francs CFA, « cela ne permet pas de repartir de zéro », dénonce Bachir Amma, un ancien passeur qui a essayé d’organiser le secteur. « L’Europe n’a pas tenu ses promesses, elle nous a trahis, renchérit Mahamane Alkassoum. Alors oui, si je peux, je reprendrai cette activité. Ce n’est pas par plaisir. Si on pouvait faire autre chose, on le ferait. Mais ici, il n’y a rien. »
L’Europe doit-elle pour autant s’attendre à une nouvelle vague d’arrivées en provenance du Niger, comme le craint Bruxelles ? Si nombre d’anciens passeurs assurent qu’ils reprendront du service dès que possible, rien ne dit que les candidat·es à l’exil, de leur côté, retrouveront la route d’Agadez. « La situation a changé, souligne Moctar Dan Yaye. La frontière avec l’Algérie est quasi fermée et la situation en Libye a évolué. Beaucoup de véhicules ont été saisis aussi. » En outre, la plupart des États de la Cedeao d’où viennent les candidat·es à l’exil ont fermé leur frontière avec le Niger après le coup d’État.