Je partais avec, comme point de départ de mon #écriture, l’envie ou le besoin, sûrement les deux, d’écrire sur mon enfance et plus particulièrement sur le monde qu’avait été celui de mon enfance — à savoir ce monde de #pauvreté, d’#exclusion sociale, ce monde de ceux qui au siècle dernier auraient été ouvriers mais sont aujourd’hui sans travail, dans les zones reléguées, les espaces invisibles. Mais il ne suffit pas de vivre pour écrire. Il fallait constituer ce que j’avais vécu comme tout un ensemble de problèmes, de choses dicibles, explicables, interrogeables.
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Il y a un exemple que je prends souvent parce qu’il me semble à la fois simple et profond : c’est celui des #femmes qui, dans le village que je décris dans Eddy Bellegueule, disent, et me disaient : « J’ai arrêté l’#école à seize ans parce que je suis tombée enceinte, et j’aimais pas l’école. » Cette phrase — qui dans mon enfance n’était qu’une phrase et qu’un constat — est devenue, par le travail littéraire, un sujet de questionnements pour moi. Ce n’était plus simplement un enchaînement de mots ou de sons mais une phrase qui révélait à elle seule tout un système d’exclusion, de #domination masculine, de #reproduction sociale. Ces femmes, qui pensaient que tomber enceinte avait été une cause, ne voyaient pas que c’était en fait une conséquence : le fait d’être une femme née dans un milieu pauvre les prédestinaient (pas toutes, mais une partie) à cette vie. Mais il faut beaucoup de temps, il m’en a fallu beaucoup, avant de pouvoir écrire cette phrase dans un livre : « J’ai arrêté l’école à seize ans parce que je suis tombée enceinte, et j’aimais pas l’école. » Déjà, il faut se rendre compte qu’elle est une phrase qui mérite d’être écrite. Une phrase qui dit plus qu’elle ne dit. Et le travail d’écriture a été ça, ce cheminement pour retrouver l’expérience, en quelque sorte l’expérience perdue, parce qu’elle n’était pas interrogée, problématisée.
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Le fait qu’il y ait de plus en plus de #transfuges, c’est-à-dire de personnes venant des #classes populaires, qui accèdent à l’écriture est, je crois, une opportunité historique de renouveler la littérature. Avant, les écrivains étaient presque uniquement des enfants de la #bourgeoisie ; aujourd’hui, il y a tout un tas de gens qui écrivent et qui avant ne l’auraient jamais fait — état de la #société oblige, il y a cinquante ans, ils n’auraient pas pu : ils seraient allés à l’usine, à l’atelier ou je ne sais encore où... Et ces gens arrivent dans un monde auquel ils n’avaient pas accès autrefois, avec des choses à dire, des histoires, justement, nouvelles. Et donc des langages nouveaux. On le voit avec toute la littérature d’écrivains afro-américains aux États-Unis, comme Chimamanda Ngozi Adichie, ou latino-américains, comme Justin Torres. Ce qui ne veut pas dire qu’un enfant de la bourgeoisie ne peut plus écrire de grand #livre, évidemment, mais même s’il voulait faire tout à fait autre chose, il serait obligé de prendre conscience de ce qu’a bouleversé l’arrivée de nouveaux types d’écrivains, avec des passés très différents. Souvent, on pense les transfuges dans ce qu’ils recèlent de négatif : la dépossession, la honte, les traumas, mais il y a aussi un foyer de chamboulement de beaucoup de choses, dont la #littérature.
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La littérature, et les œuvres en général, ont un grand pouvoir de #transformation sur le monde #social. La vie d’une personne noire, même dans ses aspects les plus quotidiens, ne serait pas la même sans James Baldwin, Toni Morrison ou Édouard Glissant. Il faut considérer la société comme un espace où des discours, les possibilités et les façons de penser le monde coexistent et s’affrontent, sous des modalités différentes : la #politique, la littérature, l’art, les mouvements de grève, la conversation. Je ne place pas de hiérarchie là-dedans, la littérature joue le même rôle qu’un mouvement social. Elle est donc très importante. La politique, ce n’est pas gagner une élection, c’est faire exister une parole. La littérature en est une forme possible. Mais s’il s’agit de ne pas penser, d’être irresponsable, d’écrire, simplement, sans penser à ce que l’on écrit, on se fait le porte-parole du sens commun, on se fait le sténographe de la #violence du monde. C’est aussi l’un des pièges en littérature.
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Les gens qui me reprochent le #racisme de classe sont ceux qui projettent leur propre racisme de classe inconscient sur mon livre. Mon livre a été écrit pour rendre justice aux dominés, il n’y a pas une phrase de mépris de ma part. Un jour quelqu’un m’a dit : « C’est méprisant de dire dans votre livre que telle personne se saoule tous les jours ou de montrer que des personnes savent pas construire "correctement" une phrase ». Mais c’est la personne qui m’a dit ça qui trouve ce genre de choses méprisables, pas moi.
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Je ne fais pas l’éloge des classes populaires. Parce que, et ça découle de ce que je viens d’essayer de dire, comprendre et mettre « hors de cause », quelqu’un ne veut pas dire aimer ou faire l’éloge de cette personne. On peut se battre pour une classe sans en faire l’éloge. Je me bats contre la domination de classe, j’écris contre elle, du moins je m’y efforce.
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Il y a, dans les milieux dominés, une sorte de rage dans le rapport à la politique. Quand j’étais petit, on répétait tout le temps, c’était une sorte de topique : « Au moins, sous Mitterrand on avait un beefsteak dans l’assiette ! » On disait tout le temps ça, moi compris. J’avais deux ou trois ans quand Mitterrand est mort et pourtant je le disais. Et même si le mitterrandisme n’a pas été un âge d’or pour les classes populaires et qu’on pourrait faire l’histoire des réformes qui leur ont été défavorables, ce qu’on peut dégager de cet énoncé, c’est qu’il existe, dans les classes populaires, un rapport presque vital à la politique.