Proposer une double rétrospective Harun Farocki/Christian Petzold c’est inviter à parcourir les territoires de deux cinéastes allemands parmi les plus importants de leur génération. À partir d’une conception très politique du cinéma, Farocki (1944-2014) s’élance dès 1967 de la fiction et du documentaire vers les mutations les plus contemporaines de l’image : essai filmique, vidéo, installation et atelier collaboratif, au fil de cent vingt œuvres dont durée, sujet et genre sont extrêmement variés. Le cinéaste y conduit une réflexion sur le travail (citons En comparaison), s’interroge sur la vision humaine et celle des « machines à voir » (Images du monde et inscription de la guerre), opère un retour à l’histoire pour faire surgir une « image dialectique » au sens de Walter Benjamin (En sursis) comme l’écrit Christa Blümlinger. Il observe aussi des méthodes de conformation de l’humanité contemporaine (La Vie RFA). Au-delà de la profondeur des sujets abordés, la singularité de son travail tient à l’invention de procédés inédits de montage par la répétition, le creusement, la confrontation des images et des sons.
Christian Petzold (né en 1960) débute dans le paysage désolé du cinéma de fiction allemand des années 1990. S’emparant des genres du thriller et du mélodrame féminin, il donne en dix films un visage cinématographique à l’Allemagne réunifiée du capitalisme mondialisé hantée par les fantômes de l’histoire (le terrorisme d’extrême-gauche dans Contrôle d’identité). Plus récemment, il met en scène des fictions historiques : RDA des années 1980 pour Barbara ; immédiat après-guerre dans Phoenix, qui lui valent la reconnaissance internationale comme à son actrice Nina Hoss. Mais il n’abandonne pas pour autant sa méthode cinématographique : une mise en scène minutieuse fondée sur la précision et la rigueur pour fuir l’emphase et l’effet.
À travers projections, tables rondes, installations et réédition de textes d’Harun Farocki, la manifestation montre la richesse de chaque œuvre et les affinités électives unissant deux cinéastes en dialogue constant. Farocki, d’abord professeur de Petzold à l’école de cinéma de Berlin, est devenu son ami puis son collaborateur au scénario jusqu’à Phoenix. La réflexion documentaire de Farocki a nourri directement la fiction de Petzold, comme le montre la reprise de scènes de Rien sans risque du premier dans Yella du second. Cette double rétrospective met en évidence les thèmes partagés qui nourrissent les deux œuvres : fonctionnement du capitalisme d’aujourd’hui ; confrontation au passé ; apprentissages sociaux ; réflexion sur le cinéma que l’un et l’autre ont analysé dans leurs écrits. Le cinéma qui, pour Petzold comme pour Farocki, doit refuser la vision conformiste des médias pour parvenir à « déblayer les décombres qui obstruent les images » et donc, avant tout, nous aider à penser.
Pierre Gras
Enseignant en cinéma à l’université Paris 8, spécialiste du cinéma allemand