« Cette pandémie est la répétition générale de la catastrophe écologique », Laurent Jeanpierre
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TRIBUNE. Pour le professeur en science politique, la tragédie de l’épidémie, en mettant au grand jour les contradictions du néolibéralisme, a aussi une dimension utopique.
La conjoncture actuelle met face à une suite ininterrompue d’événements inattendus et surprenants, d’incertitudes profondes, de dilemmes moraux et politiques, de revirements éventuels. Devant une telle situation, il convient de redoubler de prudence dans les réflexions qui traversent inévitablement l’esprit et dans les conclusions analytiques, même provisoires, qui sont susceptibles d’être tirées. Ces précautions prises, la pandémie actuelle apparaît d’un côté comme un concentré de toutes les crises vécues par les sociétés contemporaines mondialisées depuis la chute du bloc soviétique et fait figure, d’un autre côté, de répétition générale de la catastrophe écologique annoncée même si certains de ses traits diffèrent des grandes tensions qui travaillent les écosystèmes et la planète. Car contrairement aux bouleversements climatiques ou environnementaux, c’est une crise soudaine, rapide, perceptible à l’oeil nu par le plus grand nombre, peu contestée dans sa réalité, et surtout de portée planétaire.
L’hégémonie chinoise
Son avènement souligne une fois de plus que l’organisation actuelle de nos sociétés produit désormais d’immenses chocs réguliers et inévitables qui sont à la fois systémiques, brutaux et mortels à grande échelle. Il y en aura d’autres, tout le monde le pressent désormais. Ces chocs sont révélateurs non seulement des interdépendances entre nations, entre systèmes productifs, mais aussi des relations étroites entre sphères d’activité, entre grands domaines de la vie collective : la crise sanitaire entraînée par le virus provoque une crise économique mondiale et implique déjà de profonds changements politiques à la fois nationaux et internationaux. Qui aurait pu l’anticiper voire même l’imaginer ? Les savoirs étant spécialisés, et les enchaînements pas toujours évidents à saisir, cette interdépendance n’affleurait pas jusqu’à présent à la conscience, mais chacun constate qu’elle est bien réelle, qu’un simple virus peut faire vaciller le monde et ses agencements. Il y a, d’ores et déjà, des effets géopolitiques à cette épidémie dont témoignent les différences entre son mode de gouvernement dans les sociétés asiatiques et les sociétés occidentales.
Les États asiatiques, la Chine en premier lieu, ont montré qu’ils étaient capables de maîtriser la crise plus vite et mieux que nous. Les Chinois offrent même aujourd’hui une aide humanitaire aux Européens partis en guerre contre le virus. Ils entendent profiter de la crise pour démontrer la supériorité fonctionnelle de leur modèle politique et accélérer le basculement d’hégémonie qui était en cours à l’échelle du système-monde capitaliste d’autant que les États-Unis vont être touchés de plein fouet et durablement par les effets sanitaires et économiques du virus à cause de leur déni de la gravité de la situation et de l’état désastreux et scandaleusement inégalitaire de leur système de santé.
La crispation autoritaire des démocraties
La Chine, avec son alliance de capitalisme néolibéral débridé et d’autoritarisme, imprime sa marque sur les modes de gouvernement de la crise par les autres pays, ce qui a pour effet d’accélérer des tendances, elles aussi déjà existantes, à la crispation autoritaire des démocraties libérales et de leurs gouvernants néolibéraux. L’appel à l’armée, le droit d’exception, les déclarations d’état d’urgence sanitaire ou général, les entorses au droit du travail, la marginalisation du travail parlementaire, lorsque celui-ci existe, en sont les premiers symptômes dans de nombreux États depuis quelques jours. Il y a une sorte de privilège apparent de l’autoritarisme dans la gestion de ces crises, un privilège qui n’est ni souhaitable, ni désirable, mais empiriquement observable. Ainsi est-ce le modèle historique même des démocraties occidentales qui, pour l’heure, est remis en question, avec la complicité des dirigeants actuels. Cela est d’autant plus vrai que de tels moments extraordinaires ont toujours été l’occasion depuis un demi-siècle, comme l’a notamment montré Naomi Klein, de mettre en place de nouvelles formules gouvernementales plus contraignantes et plus inégalitaires, qui n’auraient pas pu être acceptées en temps ordinaires. L’histoire récente nous apprend que l’exception, en matière de libertés civiles par exemple, tend à devenir la règle. Une crise de cette ampleur est toujours un moment de test pour de nouveaux modes de gouvernement. C’est vrai en Asie, mais aussi en Europe et en France. À Taïwan, en Chine, à Singapour, des dispositifs inédits d’usage des données personnelles, de contrôle et de surveillance des populations ont été mobilisés. En France, le mystérieux message du gouvernement que nous avons presque tous reçu sur nos téléphones portables est un symptôme de cette gouvernementalité de l’urgence qui s’expérimente en situation critique et anticipe des usages futurs. Et cela ajoute à l’angoisse de la période et aux incertitudes quant à l’avenir.
Une crise de la reproduction
La crise est révélatrice de l’une des contradictions désormais les plus profondes du néolibéralisme quant à la valeur qu’il accorde à la vie. On s’aperçoit en effet que la gravité de ce virus, longtemps sous-estimée ces derniers mois, n’est pas liée uniquement à sa létalité, ni à sa contagiosité, mais aussi à la capacité des systèmes de santé d’accueillir des patients nombreux en état grave pour des périodes de deux semaines environ. Les luttes du corps médical, uni depuis deux ans contre le gouvernement actuel en France, n’en prennent que plus de relief. Nul doute qu’elles reviendront en boomerang lorsque la phase la plus critique de la conjoncture présente sera passée. C’est d’ailleurs déjà le cas car beaucoup de médecins et d’infirmières ou d’infirmiers interrogent l’incurie et l’impréparation gouvernementales. C’est donc la santé des systèmes de santé qui est au coeur du problème. Et on constate que dans beaucoup de pays, elle est très fragile et beaucoup plus en France qu’en Corée du Sud par exemple. Partout, les services publics de la santé ont subi les effets d’une conception comptable où les hôpitaux sont gérés comme des hôtels, le taux de remplissage tenant lieu d’indicateur pertinent. Nul n’ignore plus que le gouvernement de l’hôpital n’est plus aux médecins, il est aux gestionnaires. Le capitalisme néolibéral, qui valorise en principe le « capital humain » comme pièce cardinale de la valorisation économique, se montre incapable, par aveuglement idéologique, d’entretenir les conditions d’entretien de la vie. Autrement dit, il n’est pas en mesure de « se reproduire », c’est-à-dire de prendre soin des institutions qui permettent sa reproduction, au premier chef les institutions de santé publique qu’il a livrées aux gestionnaires, au marché, ou externalisées à chaque individu responsable désormais d’entretenir son corps et sa santé. Toutes les vies ne sont toutefois pas affectées de la même manière par cette dislocation des systèmes de santé et cette bio-politique (ou thanato-politique) différentielle. La capacité à survivre à cette épidémie n’est pas la même pour tout le monde. Les prisonniers, les pauvres, les sans domicile, les migrants, certains soignants - et aussi toutes celles et tous ceux qui ne peuvent pas travailler à distance ou qui sont contraints par leurs patrons à la production - vont inévitablement souffrir et payer de leur vie plus que les autres.
La dimension utopique
Car ce qui vaut pour la santé vaut aussi pour l’environnement : le milieu naturel que nous dévastons par notre activité finit par ne plus permettre les conditions même de reproduction de notre activité. La crise du COVID 19, comme d’autres pandémies récentes depuis les années 1990, vient elle-même d’un dérèglement des relations entre humains et animaux ou plutôt d’une interférence entre des rapports anciens et traditionnels de relations aux animaux et des modes de production industriels de notre alimentation. Par bien des aspects, nous vivons une anticipation des crises écologiques à venir. Il y a le confinement, l’isolement, l’angoisse de la mort des proches, de sa propre mort : la dimension tragique du moment est très forte et elle va s’accentuer avec le temps d’autant que pèsent aussi les incertitudes évoquées précédemment quant aux leçons politiques qui seront tirées de la période. Mais il y a tout de même aussi une dimension utopique à la crise qui pourrait être portée : elle met en contact, une partie importante de la population, certes privilégiée, avec un emploi du temps libéré ou en tout cas altéré, elle nous fait éprouver des formes de solidarités ou de souci de l’autre qui disparaissent dans les sociétés contemporaines, elle nous oblige à la redéfinition de nos besoins, à une réflexion collective sur ce qu’il faut entendre par « première nécessité » et à des expériences de rationnement nécessaires lorsque les supermarchés se vident à cause de mouvements de panique et d’égoïsme. Les avions se sont arrêtés, on ne voyage plus, on consomme moins. En sommes-nous plus malheureux ? Pas sûr.
La mise à l’épreuve de notre individualisme
Autrement dit on est en train de vivre ce qu’il faudrait faire pour entamer véritablement la transition écologique au rythme nécessaire compte tenu des urgences climatiques et des limites planétaires. Bien sûr, il aurait été mieux de le faire de manière choisie que forcée, mais tout ce qu’une partie de la population voyait comme impossible ou trop contraignant dans les sociétés libérales, tout ce qu’il faudrait faire pour être à la hauteur de la catastrophe écologique globale à laquelle nous faisons face, nous nous rendons compte que nous pouvons le faire sous la contrainte d’un virus. Et nous nous rendons compte que ce n’est pas si douloureux, voire que c’est porteur d’une redéfinition intéressante de notre rapport aux autres, à nous-mêmes, aux biens matériels, au travail. Nous, citoyens occidentaux, avons le sentiment d’être dans un « double bind » : attachés à nos libertés individuelles et publiques, nous constatons qu’elles sont de peu d’utilité dans des moments comme celui-ci, et nous redécouvrons soudain quelques vertus à la contrainte. Cela nous plonge dans des maelstroms moraux : des gens très conservateurs se mettent à défendre leurs libertés parce que le gouvernement en fait trop, et des libéraux enjoignent à la discipline. Tout cela fait apparaître plus clairement les contradictions du libéralisme, cette fois envisagé sur le plan politique et moral. Le confinement met à l’épreuve l’individualisme qui fait son socle et interroge ainsi ses limites éthiques. En ce sens, il y a quelque chose de propiatoire dans cette crise même s’il est illusoire de penser que quelques mois mettront à bas ce qui a été construit pendant des décennies ou des siècles.
L’arbitraire de l’économie
Certes, cette dimension utopique de la crise en cours est loin d’être dominante - la dimension tragique et dystopique pèse et pèsera beaucoup. Bien sûr, cette dimension utopique est aussi source de peur pour les gouvernements car nous risquons de prendre goût à cette autre organisation sociale et existentielle. Mais on peut supposer qu’elle laissera des traces dans les mois et les années qui viennent et espérer qu’elle imprégnera notre avenir lorsque sonnera l’appel du « retour à la normale ». Toute crise ouvre de nouveaux possibles. Celle-ci fait apparaître par exemple le caractère arbitraire de ce qu’on nous définissait jusqu’ici comme la réalité la plus réelle, la plus intangible, la plus indéboulonnable : l’économie. En quelques jours, les gouvernements du monde entier ont été capables de libérer des capitaux qu’ils n’avaient jamais voulu libérer, même après la crise de 2008. Tout ce qui était de l’ordre de « l’impossible » - l’élévation des déficits publics, la renationalisation de certaines entreprises - n’était donc pas impossible, mais arbitrairement proscrit. Les agencements socio-économiques et sociopolitiques qui prévalaient jusqu’alors se révèlent purement idéologiques, parce que tout le monde peut constater qu’en situation extrême, on peut les changer très vite sans que cela ne pose aucun problème. Il en restera forcément quelque chose. Nous vivons donc une expérience contrefactuelle grandeur nature : une fraction importante de la population, celle qui n’est pas en première ligne du soin ou de la production, est en train d’expérimenter ce que pourrait être une existence dans laquelle une grande partie des coordonnées de la vie sous le capitalisme néolibéral est suspendue. C’est inestimable.
21 mars 2020
Laurent Jeanpierre, bio express Né en 1970, Laurent Jeanpierre est professeur de science politique à l’Université Paris VII, il est notamment l’auteur d’« In Girum - Les leçons politiques de ronds-points », paru à La Découverte en 2019.