« On a frôlé la catastrophe sanitaire » : les services pédiatriques d’Ile-de-France au bord de la rupture, François Béguin
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Par manque de lits de réanimation, 22 enfants ont dû être transférés hors de la région francilienne cet automne.
Personnels infirmiers manquants, lits de réanimation ou d’hospitalisation fermés… Cette année, l’épidémie hivernale de bronchiolite met à rude épreuve les services pédiatriques des hôpitaux un peu partout en France. Si des difficultés sont signalées à Bordeaux ou à Marseille, c’est en Ile-de-France qu’elles sont le plus visibles. Entre le 17 octobre et le 2 décembre, vingt-deux enfants – pour la plupart des nourrissons âgés de moins d’un an – ont dû être transférés hors de la région, à Rouen, Amiens, Caen ou Reims, faute de lits de réanimation pédiatrique disponibles.
Ce nombre est exceptionnel : l’hiver dernier, il n’y avait eu que trois transferts. Les années précédentes, entre zéro et quatre. « On a frôlé la catastrophe sanitaire, si l’épidémie avait été plus intense, il y aurait certainement eu des morts », estime un chef de service sous le couvert de l’anonymat.
A l’origine de cette situation, une pénurie d’infirmiers qui empêche la direction de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) de pourvoir une quarantaine de postes et la contraint à ne pas rouvrir au début de l’hiver une partie des lits dits « de soins critiques » destinés aux enfants et traditionnellement fermés l’été. Le 4 décembre, au plus fort de la crise, « il manquait 22 lits de ce type par rapport à ce qui devrait être ouvert en hiver », explique Noëlla Lodé, la représentante des cinq services mobiles d’urgence et de réanimation (SMUR) pédiatriques en Ile-de-France.
Quinze lits ont été rouverts depuis, annonce jeudi 12 décembre, François Crémieux, le directeur général adjoint de l’AP-HP, qui assure que le groupe hospitalier « a mobilisé tous les moyens possibles en termes de ressources humaines » pour parvenir à pourvoir les postes infirmiers manquants, des postes « hyperspécialisés, nécessitant des temps de formation de deux à trois mois ».
« Des difficultés à trouver une place »
Au-delà de la gêne pour les familles des nourrissons concernés, cette crise a mis sous pression tous les services pédiatriques de la région. « Certains soirs, quand on prenait la garde, on savait qu’il n’y avait plus de lit de réa pour toute l’Ile-de-France, raconte Simon Escoda, le chef des services d’urgences pédiatriques de l’hôpital Delafontaine, à Saint-Denis. Sachant cette grande pénurie, on a gardé sur site des enfants qui avaient des marqueurs de sévérité significatifs qu’on aurait largement transférés dans d’autres situations. C’est un glissement de tâche contraint et forcé. Quant aux dix-huit transferts pour insuffisance respiratoire que nous avons dû faire, nous avons quasiment à chaque fois eu des difficultés à trouver une place. »
Conséquence : « beaucoup d’énergie » consacrée à la recherche d’une place et à la surveillance du nourrisson, au détriment des autres tâches, entraînant « un retard des soins courants ». En novembre, la durée moyenne d’attente des consultations le soir aux urgences pédiatriques de Delafontaine était ainsi d’environ cinq heures, soit plus que l’hiver précédent. « Cette mise en tension permanente entraîne le système au bord de la rupture », déplore Laurent Dupic, réanimateur pédiatrique à l’hôpital Necker, qui évoque le « stress permanent » des soignants à qui il est demandé de « faire entrer et sortir très rapidement » les bébés hospitalisés, pour libérer des lits.
Au-delà des services de « soins critiques » de l’AP-HP, plusieurs chefs de service de pédiatrie racontent souffrir d’un fort turn-over de leurs équipes soignantes, ainsi que des arrêts maladie non remplacés. « Les infirmières s’auto-remplacent, s’épuisent et finissent par craquer », raconte Simon Escoda, à Saint-Denis. « Les services sont exsangues, les gens ne veulent plus travailler dans ces conditions-là et s’en vont », résume Vincent Gajdos, chef de service à l’hôpital Antoine-Béclère, à Clamart (Hauts-de-Seine).
« Il va il y avoir une catastrophe »
Dans un témoignage saisissant relayé par le Collectif interhôpitaux, le chef de service de pédiatrie d’un établissement francilien décrit la difficulté de gérer l’épidémie avec une équipe composée d’un tiers de jeunes infirmières, dont certaines tout juste sorties d’école. « Je vous laisse deviner [leur] réaction face à un bébé de 3 ou 4 kg qui suffoque brutalement à cause de sa bronchiolite et qu’il faut intuber rapidement et brancher à un respirateur en attendant l’arrivée du SAMU pédiatrique qui est bloqué avec le transfert d’un autre patient ailleurs », écrit-il, estimant ne plus travailler « dans des conditions de sécurité, ni pour les patients, ni pour les soignants, ni pour nous autres, médecins ».
Plusieurs chefs de service interrogés disent leur crainte d’un accident. « Si on reste comme ça, il va il y avoir une catastrophe, un enfant qui va mourir dans le camion d’un SMUR, dans un centre hospitalier ou pire, en salle d’attente. C’est la hantise de tout le monde », raconte l’un d’eux.
Alertée sur cette situation de crise, la ministre de la santé, Agnès Buzyn, a diligenté le 4 décembre une mission « flash » de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) afin qu’elle fasse rapidement des « préconisations de court et de moyen terme pour résorber les tensions et optimiser la couverture des besoins » en lien avec le pic épidémique hivernal en Ile-de-France.
Une décision mal reçue par une partie des chefs de service de l’hôpital Necker qui ont envoyé une lettre à la ministre – dont des extraits ont été publiés par Libération – pour faire valoir leur « profonde incompréhension » face au déclenchement d’une telle procédure alors que, selon eux, l’actuelle épidémie ne fait que révéler « les insuffisances d’une structuration hospitalière à bout de souffle ».
La crise pourrait désormais prendre une tournure plus politique. Lors d’une réunion surprise, vendredi 6 décembre, avec les seuls chefs de service de l’hôpital Necker – l’établissement où elle exerçait auparavant – Mme Buzyn aurait directement mis en cause, selon les témoignages de plusieurs participants, la mauvaise anticipation de l’épidémie par la direction de l’AP-HP. Une mise en cause qui donnera un relief particulier aux conclusions des inspecteurs de l’IGAS, attendues d’ici au 19 janvier.