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    https://www.linkedin.com/posts/denis-maillard-temps-commun-44615157_il-y-a-des-livres-vers-lesquels-il-faut-revenir-activity-7295470708787150848-6BRf/?originalSubdomain=fr

    Il y a des livres vers lesquels il faut revenir de temps en temps tant ils ont su saisir quelque chose de l’esprit nouveau du temps qui permet d’en éclairer à la fois le passé et notre présent.

    C’est le cas de « Aux sources de l’utopie numérique » (publié en 2013) qui raconte comment des gens comme Stewart Brand ont été des passeurs entre les technologies et les idées à travers des revues comme le Whole Earth Catalog dans les années 60 ou Wired dans les années 90.

    Or, on trouve p 341 un chapitre intitulé « Les nouveaux communalistes croisent les chemins de la nouvelle droite » qui raconte comment le premier leader républicain populiste Newt Gingrich a été une star de Wired à partir de 1995, autour d’idées simples : mettre la société en réseau, réduire les hiérarchies et obtenir un ordre cybernétique spontané… Bref, l’atterrissage de l’idéologie libertarienne dans l’utopie du web libre (ce que Monique Dagnaud a appelé l’idéologie californienne) qui a mis une trentaine d’années (et quelques dizaines de milliards de dollars) à accoucher du techno capitalisme qui gouverne aujourd’hui les États-unis…

    #Fred_Turner #Utopie_numérique

  • « L’imaginaire au pouvoir » de Vincent Gerber
    https://topophile.net/savoir/limaginaire-au-pouvoir-de-vincent-gerber

    Vous êtes accablé.e par la situation politique, tant nationale qu’internationale, qui s’ajoute à l’incertitude relative à notre capacité à faire face aux défis écologiques ? L’essai de Vincent Gerber pourrait servir de bréviaire à celles et ceux qui sont en passe de baisser les bras : si l’imaginaire, à lui seul, ne changera pas le monde, il... Voir l’article

  • Trous paumés aux quatre coins du monde
    https://laviedesidees.fr/Trous-paumes-aux-quatre-coins-du-monde

    Aujourd’hui que la Terre a été explorée en totalité, il est possible de retrouver les lieux réels ou imaginaires qui évoquent un lieu perdu au milieu de nulle part. Dénonciation du #tourisme, évocation nostalgique de l’ailleurs, rêverie sur nos derniers espaces de liberté ?

    #International #utopie #transports #voyage
    https://laviedesidees.fr/IMG/pdf/20241219_petaouchnok.pdf

  • « Reconnecter la technologie aux communautés vivantes » – Libération
    https://www.liberation.fr/forums/reconnecter-la-technologie-aux-communautes-vivantes-20241210_AVDU3SABTZBA
    https://www.liberation.fr/resizer/I3IzrPf7ollFFv2erfJfyNh-fnw=/1200x630/filters:format(jpg):quality(70):focal(2697x880:2707x890)/cloudfront-eu-central-1.images.arcpublishing.com/liberation/NW545O56ARFKNK6Q7YORBA33ZI.jpg

    Il est possible, si l’on ne veut pas abandonner l’avenir du numérique aux Big Tech, de s’engager dans des voies alternatives plus collectives et moins marchandes.

    Espace de débats pour interroger les changements du monde, le Procès du siècle se tient chaque lundi à l’auditorium du Mucem à Marseille. Libération, partenaire de l’événement depuis ses débuts, proposera, jusqu’en avril 2024, articles, interviews ou tribunes sur les thèmes de cette nouvelle saison. A suivre le lundi 16 septembre le débat « Comment réenchanter le numérique ? »

    Comment réenchanter le numérique ? Comment restaurer l’utopie qui baignait, jadis, ce territoire si prometteur, et dont l’horizon, subrepticement, n’a cessé de s’obscurcir ? Voici la complexe question qui sera posée, le 16 décembre, au Procès du siècle, le cycle de conférences qu’anime depuis quatre saisons le Mucem de Marseille.

    Le paysage actuel, il est vrai, n’invite guère au sourire, pas plus qu’à l’optimisme. Pensons à cette insatiable économie de l’attention qui séquestre nos cerveaux, à ces tourbillons de désinformation qui abêtissent et manipulent les élections. Pensons à cette IA générative qui pille et dépossède, à nos données personnelles prédatées aux quatre coins du web, ou encore aux technologies qui organisent la surveillance de nos vies privées et la limitation de nos libertés publiques…

    Telle n’était pourtant pas la promesse. « Dans les années 1990, lorsque se développent les ordinateurs personnels et internet, le numérique n’est pas du tout l’objet privatisé, individualisé et compétitif qu’il est aujourd’hui », rappelle la philosophe et membre du Conseil national du numérique, Anne Alombert, qui participera à l’événement marseillais. Les mots d’ordre d’alors ? « Horizontalité, partage des savoirs, contribution, accessibilité… » Le plus puissant vestige de cet âge d’or : l’encyclopédie collaborative, universelle et multilingue Wikipédia, bien sûr, qui fêtera ses 24 ans en janvier.

    Rattrapés par l’implacable logique de marché, les idéaux des débuts ont été progressivement marginalisés, sans qu’on n’y prenne vraiment garde… Nous aurons mis du temps à dessiller : « Le désenchantement s’est fait à bas bruit », souligne la chercheuse et militante associative Valérie Peugeot, professeure associée à Sciences Po, et ancienne du Conseil national du numérique et de la Cnil. « La prise de conscience a certes débuté assez tôt dans les milieux associatifs, plus affûtés sur ces sujets et conscients dès l’origine des talons d’Achille du numérique, mais la bascule plus globale n’a eu lieu qu’autour de 2015 ».

    Comment, maintenant que le charme est rompu, ressusciter l’optimisme ? En s’acquittant d’abord, estime Valérie Peugeot, de trois tâches préalables. La première : « Un nécessaire travail introspectif et rétrospectif, dit-elle. Il s’agit de comprendre pourquoi les utopies des années 1990 et 2000 ne sont pas advenues ; pourquoi l’organisation distribuée des réseaux, dont on imaginait qu’elle serait l’antidote à la centralisation et à la concentration capitalistique, ne l’a finalement pas été ».

    Seconde prévention : faire la part des choses, et se rappeler tout ce que ces technologies ont de formidable et d’utile. Circulation des savoirs, nouveaux liens sociaux, créativité, mobilisations citoyennes, organisation des solidarités… « Il faut continuer à mettre en lumière et visibiliser la richesse de ces pratiques ».

    Accepter, enfin, d’entrer dans le détail. « Le terme de “numérique”, regrette Valérie Peugeot, masque une grande diversité d’aspects : ce sont des infrastructures, des services, des usages, des modèles économiques, etc. Il s’agit de désemboîter, de déplier toutes ces thématiques pour pouvoir vraiment en saisir la complexité et les enjeux. »

    Ensuite ? Le plus dur reste à faire, et il passe par un effort collectif. « Il faut absolument, si l’on veut un changement de paradigme, repolitiser la question du numérique, insiste Anne Alombert. Le réenchantement sera une grande bataille, certes, mais il y a plein de voies à exploiter ! »

    Celle, d’abord, des savoirs. « La connaissance du fonctionnement des outils numériques ne peut pas demeurer la chasse gardée des ingénieurs, martèle Anne Alombert. Privés de cette compréhension, les citoyens sont condamnés à un rapport purement émotionnel avec les technologies qu’ils utilisent : soit la répulsion, soit la fascination ». En la matière, il y a un grand retard à combler en France. « Ce fut une des naïvetés des années 2000, note Valérie Peugeot, penser que les populations pouvaient s’autoformer, monter seules en compétences ». Résultat, perdure « un sous-investissement des pouvoirs publics dans la formation et l’accompagnement ». Parmi les lieux où développer cette culture technique, il y a l’école. « Pourquoi ne pas intégrer dans les programmes une histoire du numérique et de ses industries ? », propose Anne Alombert.

    Autre voie alternative : celle des communs. « Il est essentiel de sortir d’une logique de marché pour encourager des communs de données, plaide Valérie Peugeot. Cela implique d’imaginer et produire une nouvelle narration, mais aussi de rendre visible aux yeux des citoyens les bénéfices de ce partage ». Un bon exemple : « Le HDH en France, un commun de données de santé qui sert la recherche… mais qui connaît son existence dans la population ? » Promouvoir, aussi, les communs de la connaissance. « Les initiatives qui réussissent sont nombreuses, témoigne l’ancienne commissaire de la Cnil, OpenStreetMap, Open Food Facts, Vikidia, le logiciel libre, la science ouverte, etc. Les pouvoirs publics pourraient aller plus loin qu’ils ne le font déjà pour encourager ces dynamiques, via la commande publique, et le soutien aux tiers-lieux producteurs de communs. »

    Renouer, enfin, avec l’échelle humaine. « Penser les outils numériques en fonction des intérêts des citoyens, les construire avec eux, c’est le meilleur moyen de reconnecter la technologie à des communautés vivantes », souligne Anne Alombert. Grâce, par exemple, à ces dispositifs de recherches contributives qui mettent en relation chercheurs, techniciens et collectifs de citoyens, idéalement avec l’appui des collectivités territoriales. Ou via les low-tech, « extrêmement intéressantes, ajoute Valérie Peugeot, parce qu’elles imbriquent innovations sociales et technologiques, et naissent dans des lieux d’innovation ascendante, proches des besoins des gens ».

    #Internet #Utopie #Construire_un_nouveau_réseau

  • #Rojava. Bâtir une #utopie en plein chaos (octobre 2021)
    (pour archivage)

    l y a trois ans, j’ai rédigé un reportage à mon retour du Nord-Est de la Syrie pour le numéro d’octobre 2021 de Philosophie Magazine. Il est désormais en accès libre, je me permets donc de le reproduire ici.

    –-

    Aujourd’hui même, dans la région autonome du Rojava, au nord-est de la #Syrie, des rebelles kurdes tentent de mettre en pratique les principes du « confédéralisme démocratique » inspiré par le philosophe américain #Murray_Bookchin et de vivre selon des principes à la fois féministes, écologiques et libertaires. Un pari aussi courageux qu’improbable raconté par Corinne Morel Darleux, qui s’est rendue sur place.

    Il est 19h sur la « Colline de la chouette », près de la ville de #Dirbesiyê, dans le nord de la Syrie. Nous sommes arrivées il y a peu au village de #femmes de #Jinwar. Après le traditionnel thé, le chai kurde, les hommes qui nous accompagnaient sont repartis : la nuit, le village n’est peuplé que de femmes. Une fois nos affaires posées dans la maison des invitées, nous sommes embarquées avec force gestes amicaux par trois villageoises pour une mystérieuse cueillette. Après quelques kilomètres d’une route désertique et cahoteuse, traversée seulement par quelques pâtres et leurs troupeaux, nous nous arrêtons dans un paysage ondulé, teinté d’ocre et parsemé de quelques touffes vertes. Après une dizaine de minutes, la Jeep qui nous suivait s’arrête à son tour sur le bord de la route. Trois fillettes en jaillissent, suivies de quatre garçons et de sept femmes dont on peine à imaginer comment toutes ont pu tenir dans le véhicule. Grands sourires, queues-de-cheval et sandales roses, les gamines courent en tête, font le V de la victoire et se chahutent en grimpant sur la colline.

    Le village de Jinwar a été créé en 2017. Il est un symbole de la révolution des femmes en cours dans les territoires autonomes du nord-est de la Syrie. La bourgade comprend une vingtaine de foyers et autant d’enfants, âgés de 4 à 19 ans. Zozan, qui nous le présente à notre arrivée, le décrit comme « un sas et un lieu de construction et de projection, de formation et d’apprentissage ». On y accueille des femmes, veuves de guerre, mariées de force, répudiées, divorcées ou simplement célibataires qui ont choisi de ne pas se marier. Malgré les avancées considérables en cours concernant l’émancipation des femmes, les logiques patriarcales restent vivaces et la pression sociale forte. Vivre « seule » – comprendre : sans homme – demeure un choix inhabituel, encore difficilement accepté. Ce qui n’empêche pas Zozan de glisser : « Quand l’homme les menace d’un “Tu vas aller où sinon ?”, maintenant, elles peuvent répliquer : “Au village de femmes !” »

    « Mon mari a été tué par une mine en 2015 à Kobane, et la famille a voulu me forcer à me remarier. » Berivan fait partie de ces femmes venues vivre au village. Suite à son refus de prendre un nouvel époux, elle a été calomniée, accusée de se prostituer et finalement contrainte de s’en aller. Elle a trouvé refuge à Jinwar où toutes les femmes, quelles que soient leurs raisons et leur passé, qu’elles soient kurdes, arabes, assyriennes, yézidies, musulmanes ou bien volontaires internationalistes, sont accueillies dans une logique d’émancipation et d’autonomisation. « Le problème le plus important est celui du nationalisme et des antagonismes créés dans la société entre les Kurdes et les Arabes du fait du régime syrien. Ici, on a réussi à dépasser ce problème et ces distinctions. » Zozan ajoute : « Une jeune femme de 16 ans est arrivée ici, elle ne savait pas parler, sa mère était sourde et muette. Maintenant, elle a appris à parler, à lire et à écrire. C’est un lieu d’“empowerment” pour les femmes. »

    « Seules les montagnes sont nos amies »

    Le soleil est bas sur l’horizon, les températures se font plus supportables en cette caniculaire fin de mois de mai. Sur la colline, les mains se tendent vers les touffes vertes éparses et en détachent de petites boules sèches qui sonnent comme des grelots. Les garçons sont préposés à la collecte dans de gros sacs de récupération. Le mystère de la cueillette s’est éclairci : nous récoltons le Peganum harmala, une plante vivace connue depuis des milliers d’années en Mésopotamie pour ses vertus médicinales. Les femmes de Jinwar en récoltent également les graines, qui servent à agrémenter les pièces d’artisanat faites au village, des assemblages de tissu, de fils de couleurs vives, de petits miroirs et de perles que l’on suspend aux murs des maisons. En plus de représenter la protection et le féminin, la rue sauvage, son nom courant, est réputée pour prémunir du mauvais œil. Or le mauvais œil, chez les Kurdes, on le connaît hélas ! depuis longtemps.

    Le village de Jinwar, créé en 2017, est un symbole de la révolution des femmes. Il comprend une vingtaine de foyers, une école et un centre de santé. © Corinne Morel Darleux

    Le traité de Sèvres, signé en 1920 à l’issue de la Première Guerre mondiale, instituait une province autonome kurde à l’est de la Turquie. Il ne fut jamais appliqué. Les populations kurdes restèrent éparpillées en Syrie, en Irak, en Iran et en Turquie. Dans ces quatre pays, elles ont été opprimées, leurs droits bafoués, l’expression et l’enseignement en langue kurde interdits. Une phrase circule depuis les années 1930 – la Syrie était alors sous mandat français : « Le Moyen-Orient ? Tout le monde tape sur tout le monde et, à la fin, tout le monde se réconcilie pour taper sur les Kurdes. » De cette histoire mouvementée, faite de répression et de résistance dans des maquis montagneux, provient sans doute le proverbe kurde qui déclare tristement : « Seules les montagnes sont nos amies. » Malheureusement, l’ironie du sort veut que le Rojava (l’« ouest » en kurde), territoire autonome du nord-est de la Syrie soit, au contraire des autres zones kurdes, une longue plaine sans relief. C’est pourtant là que se mène depuis 2013 la première expérimentation concrète de ce que le leader kurde Abdullah Öcalan a théorisé sous le nom de « confédéralisme démocratique du Kurdistan ».

    La double mue du PKK

    Le Parti des travailleurs kurdes (PKK) d’Abdullah Öcalan a d’abord été un parti marxiste-léniniste appelant à l’indépendance kurde et à la lutte armée, avant de subir une double influence qui s’avérera déterminante : celle du mouvement de libération des femmes porté par Sakine Cansız et celle de l’écologie sociale de l’essayiste américain Murray Bookchin (1921-2006). C’est ainsi que la Déclaration du confédéralisme démocratique signée d’Abdullah Öcalan en 2005 place l’écologie et le féminisme au fronton de son projet en le définissant comme un « modèle démocratique reposant sur l’écologie et la libération de la femme, et luttant contre toutes les formes d’obscurantisme ». Enfonçant le clou, Öcalan insiste : « La doctrine confédérale vise à mettre en place une société écologique et à combattre la discrimination sexuelle sur tous les fronts. »

    Sakine Cansız, assassinée à Paris en 2013, a cofondé le PKK avec Abdullah Öcalan en 1978. Au début des années 1990, elle organise en son sein un mouvement de femmes qui va lancer un vaste débat idéologique sur les structures patriarcales et bousculer le parti. Son armée de femmes installe son quartier général dans les montagnes du Qandil, au Kurdistan irakien. Là, elles s’entraînent et se forment, étudient le féminisme, l’anarchisme et le communalisme, se questionnent sur la démocratie, lisent Rosa Luxemburg et Emma Goldman, tout en bataillant contre l’armée turque qui les attaque régulièrement. Leur mouvement aura un impact considérable sur le tournant idéologique du début des années 2000 qui voit le PKK se réorienter vers la révolution des femmes, l’autonomie territoriale et le confédéralisme démocratique.

    Hîvidar, qui habite depuis quelques années à Jinwar, est l’héritière de cette histoire. Elle nous confie qu’à 45 ans, elle ne s’est jamais mariée. Ou plutôt, comme nous le souffle sa voisine en souriant, elle s’est « mariée avec la Révolution ». Originaire du Bashur, le Kurdistan irakien, elle est allée « partout, des “montagnes” [du Qandil] à la province de Batman en Turquie ». Au village de femmes, désormais, cette passionnée d’herbes médicinales travaille au centre de santé et teste le pouvoir anti-oxydant de la menthe, les mérites comparés de la sauge et du basilic noir, ainsi que des crèmes et des onguents pour les brûlures.

    Bookchin à l’épreuve du réel

    Quand le changement de doctrine du PKK est entériné, en 2005, Abdullah Öcalan est emprisonné en Turquie depuis six ans, après avoir été capturé au Kenya en 1999 par les services secrets américains et israéliens, puis jugé et condamné en Turquie pour avoir fondé et dirigé une organisation considérée comme terroriste. Le PKK est de fait encore classé comme une organisation terroriste par l’Union européenne, même si la menace con­stituée par l’organisation État islamique a changé la donne. Les Occidentaux se sont en effet alliés au mouvement kurde, en première ligne pour combattre le terrorisme djihadiste. Il reste que, durant son incarcération, Abdullah Öcalan n’est pas inactif. L’histoire veut qu’il corresponde avec Murray Bookchin, fondateur de l’écologie sociale aux États-Unis qui, déjà, fustige le « capitalisme vert », souligne l’apparition de « questions transclassistes totalement nouvelles qui concernent l’environnement, la croissance, les transports, la déglingue culturelle et la qualité de la vie urbaine en général » et alerte sur « la possibilité d’un effondrement écologique de la planète ». Après avoir activement fréquenté les milieux communistes, marxistes, trotskistes, puis anarchistes, Bookchin, nourri d’expériences du réel et de déceptions amères, a aiguisé son analyse, et sa trajectoire politique n’est pas sans évoquer celle amorcée par le PKK. En 1995, dans son ouvrage From Urbanization to Cities (« De l’urbanisation aux cités », Cassall ; non traduit), il expose son idée de « démocratie communale directe qui s’étendra graduellement sous des formes confédérales », destinée à faire advenir l’écologie sociale, et la nomme « municipalisme libertaire » (ou « communalisme »).

    Bookchin y prône aussi la mise en place d’« assemblées citoyennes directes en face à face » qui s’appuient sur une unité de base démocratique, la commune, instance autogouvernée qui réunit les habitant-es à l’échelle d’un quartier ou d’un village. Ces communes seront à leur tour fédérées en congrès de délégué-es pour ce qui ne peut être traité au niveau communal. On retrouve ces principes dans la Déclaration du confédéralisme démocratique d’Abdullah Öcalan, dix ans plus tard : « La volonté de la base sera prépondérante, et le pouvoir sera avant tout celui des assemblées municipales, de village et de quartier. » À la municipalité de Derik, le co-maire Serwan Xelîl nous expose cette organisation : « Le système que nous avons développé ici est communal, c’est-à-dire qu’il fonctionne du niveau le plus bas, celui des communes de quartier, au plus haut. Toutes les communautés peuvent y prendre part. Dans le district de Derik, il existe cent quatre communes qui élisent une assemblée du peuple composée de quarante-deux personnes. Parmi elles, onze personnes sont envoyées à la mairie à travers le “comité municipalité”. Il existe aussi d’autres comités : économie, défense, femmes, jeunes, santé, éducation, réconciliation et assistanat social. Les communes sont consultées en permanence, ce sont d’elles qu’émanent les propositions votées ensuite par l’assemblée des peuples et dont l’exécution est confiée aux municipalités. » Bookchin défend aussi le mandat impératif – qui limite l’autorité de la personne qui le porte, soumise à délibération populaire en amont des votes – et la révocabilité des élu-es. Des principes à l’œuvre dans l’auto-administration du Nord-Est syrien (Aanes), comme l’explique Serwan Xelîl : « Les co-maires sont élus pour deux ans par l’assemblée des peuples, et leur mandat n’est renouvelable qu’une fois. »

    « Vider l’État »

    Murray Bookchin développe surtout une stratégie reposant sur « un pouvoir parallèle », qui dispose, précise-t-il, d’« un pouvoir populaire suffisamment étendu pour être capable finalement de renverser l’État et de le remplacer par une société communiste libertaire » (entretien avec Janet Biehl, Le Municipalisme libertaire ; trad. fr. éditions Écosociété, 2014). Il apporte ainsi sa propre réponse à l’éternelle question de la conquête du pouvoir : Murray Bookchin ne l’envisage ni par la prise de pouvoir institutionnel, ni par le « grand soir » révolutionnaire – la confrontation directe est, selon lui, vouée à l’échec au vu des rapports de force et de la capacité de répression de l’État. Il propose plutôt une troisième voie : l’extension du communalisme à côté des institutions de l’État, dans le but de progressivement siphonner celui-ci et in fine de le dépouiller de ses prérogatives abusives sur nos existences. Le rapport historique des Kurdes à la notion même d’État, que ce soient ceux qui ont trahi le traité de Sèvres, ceux qui leur ont dénié le droit d’être kurdes ou celui qu’ils n’ont jamais obtenu, va sans doute faciliter leur adoption de cette théorie. À Derik, on fustige ainsi « les forces impérialistes et des États » qui attaquent le Nord-Est syrien : « La Turquie, la Syrie de Bachar el-Assad, Daech essaient de détruire notre projet. »

    Au-delà de l’inspiration apportée par Murray Bookchin, l’élaboration du confédéralisme démocratique kurde se nourrit également, comme l’explique Abdullah Öcalan, du mouvement des zapatistes au Mexique, de l’expérience politique de la Commune de Paris, des trois décennies vécues par les « militants du PKK des montagnes et des prisons et [de] l’expérience démocratique que notre peuple a acquise pendant cette période ». Enfin, son adoption bénéficie d’une histoire kurde fortement empreinte d’une organisation sociale en villages et des « profondeurs historiques et des richesses culturelles de la Mésopotamie. Du système clanique aux confédérations de tribus, ce système repose sur une réalité communale de la société qui a toujours refusé de laisser se mettre en place un système étatique centralisé ». Serwan Xelîl, à Derik, tient d’ailleurs à le rappeler : « Notre histoire remonte à plus de douze mille ans, nous sommes l’une des civilisations de la Mésopotamie, et les projets pacifiques font partie de l’héritage de notre peuple. Ce que nous vivons ici est aussi le résultat de cette histoire civilisationnelle. »

    Le confédéralisme démocratique devient donc la nouvelle ligne politique du PKK en 2005 – une « philosophie de vie » basée sur « une société qui se gouverne elle-même dans le cadre écologique et communal garantissant la liberté pour chacune des composantes sociales, ethniques, économiques, culturelles ou religieuses ». Il va d’abord se développer au Kurdistan turc dès 2007. Des assemblées démocratiques y sont créées dans les provinces où le mouvement est fort – comme à Diyarbakir, Batman et Van. Mais la répression turque s’acharne à entraver ce mouvement, et c’est finalement au Kurdi­stan syrien, soit au Rojava qui s’étend de Derik à Afrin, que le confédéralisme démocratique va véritablement pouvoir se déployer à partir de 2012. Le mouvement des femmes y est actif depuis 2005 et déjà bien implanté. Les troupes de Bachar el-Assad sont appelées sur d’autres fronts, ceux de la révolution syrienne, et se retirent de la région. Le parti kurde syrien inspiré du PKK, le PYD, peut enfin remplir le vide laissé par le régime. Le territoire se déclare de facto autonome et édite au mois de janvier 2014 son Contrat social des cantons autonomes du Rojava. Celui-ci décline quatre grands piliers : la démocratie, le socialisme, le féminisme et l’écologie. Le texte, à vocation constitutionnelle, affirme des positions détonantes dans une Syrie figée depuis des décennies sous le joug du pouvoir baasiste. Si la souveraineté populaire et l’égalité femmes-hommes font partie du socle le plus visible du confédéralisme démocratique, on y trouve aussi le « principe de la séparation de la religion et de l’État » (article 92a), la reconnaissance de la « richesse publique de la société » que forment les « ressources naturelles situées au-dessus et en dessous du sol » (article 39) ou encore « le droit à vivre dans un environnement sain, basé sur l’équilibre écologique » (article 23b).

    « Résister avec des idées »

    Mais six mois plus tard, à l’été 2014, ce nouvel élan est menacé par un péril majeur. L’État islamique, aussi appelé Daech, proclame l’instauration de son califat en Irak et en Syrie. Pour le défaire, le Rojava constitue les Forces démocratiques syriennes (FDS), composées de combattantes et de combattants, arabes et kurdes. Les longues années qui suivent sont essentiellement consacrées à cet objectif, couronné par les libérations successives de Kobane en 2015 et de Raqqa en 2017, mais au prix de pertes humaines et de destructions terrifiantes. S’il est freiné par la guerre dans sa réalisation pleine et entière, le projet de confédéralisme démocratique n’est pas mis à l’arrêt. Malgré la mobilisation que requièrent les combats, la construction démocratique se poursuit, la parité progresse, de nouveaux droits sont édictés. La bataille culturelle se poursuit, fidèle là encore aux préceptes de Murray Bookchin qui enjoint de « résister avec des idées, même lorsque les événements inhibent temporairement la capacité à agir ». Les Kurdes sont habitués à avancer dans l’adversité. Leur projet ne sera pas stoppé par l’invasion turque d’Afrin en 2018, ni par les nouvelles attaques de la Turquie à l’automne 2019 sur Serê Kaniyê et Girê Spî. Ralenti, entravé, certes. Mais ni mort ni abandonné.

    Paradoxalement même, l’expérience démocratique s’étend : le territoire couvert par l’auto-administration s’est agrandi au fur et à mesure des victoires contre Daech jusqu’à Raqqa et Deir ez-Zor. L’Aanes regroupe désormais environ 4 millions de personnes, sur une superficie de 50 000 km² – plus grande que la Belgique – peuplée de Kurdes, d’Arabes, d’Assyriens et de Turkmènes, de musulmans, d’alévis, de yézidis et de chrétiens, parlant kurde (le kurmanji), arabe ou syriaque. Autant de cultures, d’ethnies, de religions et de langues qui se côtoient et semblent bien décidées à vivre ensemble en paix, conformément à l’article 23a du Contrat social qui stipule que « toute personne a le droit d’exprimer son identité ethnique, culturelle, linguistique, ainsi que les droits dus à l’égalité des sexes ». Ce pluralisme, bien sûr, ne va pas sans heurts. Le féminisme affirmé du Rojava est plus difficilement accepté à Deir ez-Zor ou à Raqqa, où les avancées majeures sur les droits des femmes ne sont encore que peu appliquées. Mais l’ancienne « capitale » de l’État islamique a aujourd’hui pour co-maire une jeune femme kurde, Leila Mustapha, et c’est déjà en soi époustouflant. Les manuels scolaires sont édités en trois langues – kurde, arabe et syriaque –, un symbole fort quand, pendant des années, parler kurde risquait de vous envoyer en prison. Nulle part on ne voit de « kurdisation » forcée de la société ni de retour de balancier, comme on peut l’observer ailleurs ou à d’autres époques, de la part de peuples opprimés qui, une fois arrivés au pouvoir, reproduisent les processus de domination dont ils ont été les victimes.

    Non seulement le territoire s’est agrandi, mais il s’est aussi peuplé. À Hassake, à Raqqa ou à Kobane, les déplacés affluent des zones administrées par le régime d’Assad, de celles occupées par la Turquie et des lignes de front. Comme l’explique Leila Mustapha : « Beaucoup de personnes viennent à Raqqa, car c’est le seul espace relativement sécurisé. Cette ville est maintenant devenue le centre de la Syrie, tout le monde la considère comme sa maison, une maison qui accueille tous les Syriens. Des habitants des régions du régime et des zones occupées par la Turquie se dirigent vers Raqqa. Ils trouvent ici la paix et la possibilité de vivre ensemble. Nous avons construit un modèle qui accueille tout le monde, dans le principe de la fraternité des peuples. » Cet accroissement démographique – dans un contexte de lente et difficile reconstruction de la ville, laissée détruite à plus de 80 % suite aux bombardements de la coalition, où des mines abandonnées continuent d’exploser et qui se trouve toujours sous la menace de cellules dormantes de Daech, sans aide internationale – n’est pourtant pas sans poser problème. D’autant que s’y ajoutent l’extrême pénurie qui frappe le Nord-Est syrien, toujours soumis à embargo, et la guerre de l’eau que lui livre la Turquie en amont de l’Euphrate. Lors de nos rencontres à la mairie de Kobane, une rumeur monte soudain de la rue. Sous les fenêtres, des femmes en colère invectivent la municipalité. Elles n’ont pas d’électricité et veulent de l’eau pour leurs enfants. Rewshen Abdi, co-maire de la ville, nous con­fie les comprendre : « Chaque jour, entre trente et quarante personnes viennent à la municipalité pour se plaindre, mais on ne peut rien faire : la ville est endettée, et on n’a pas les moyens de réparer les canalisations. » De l’autre côté de la rue, un grand portrait de Bachar el-Assad semble narguer la municipalité. À la faveur du dernier cessez-le-feu avec la Turquie – négocié par la Russie –, le régime a ouvert une antenne ici. Des bureaux symboliques, sans aucun pouvoir, mais bien présents. Et, face aux files d’attente interminables qui se forment devant les stations d’essence ou pour obtenir du pain – paradoxe cruel dans un territoire qui subsiste essentiellement de l’exportation de pétrole et de blé –, l’application du contrat social apparaît parfois comme une gageure.

    Des sacs de graines de rue sauvage

    Malgré cette somme ahurissante d’obstacles, quand nous rentrons à Jinwar ce soir-là, chargées de sacs de graines de rue sauvage, le village nous réconforte. Qu’il s’agisse de la démocratie communale, de l’émancipation des femmes, de l’écologie ou de la coexistence pacifique, il offre un con­densé saisissant de ce à quoi le confédéralisme démocratique peut ressembler. Où que le regard se pose, on navigue entre le soin, l’éducation et l’autogestion. Le toit sur lequel nous passerons la nuit, pour bénéficier d’un peu de fraîcheur, est celui de l’akademi où se réunit l’assemblée de village, qui prend les décisions collectivement et répartit les tâches tournantes tous les mois. « Les enfants aussi ont une réunion mensuelle ! Ils peuvent y discuter des problèmes, critiquer le système de fonctionnement du village entre eux si nécessaire et créer une force collective pour résoudre ces problèmes », tient à nous préciser Zozan. Depuis le toit, on aperçoit les murs colorés des classes que fréquentent aussi les enfants des villages voisins et l’école de musique. Fatma, la porte-parole de l’assemblée des femmes, m’a présenté la veille une gamine espiègle accrochée à nos pas : « Voilà Slava, elle a 4 ans, c’est la fille d’un martyr d’Afrin. Plus tard, elle souhaite apprendre le violon à l’école de musique ! » Fatma m’explique ensuite : « Nous voulons que nos enfants vivent en liberté, grandissent sur les principes qui ont fondé ce village, puis qu’ils emportent cette idée émancipatrice avec eux et la diffusent dans le monde. » Gulistan, ancienne couturière originaire de la ville d’Amude, approuve ses propos : même si sa vie d’avant lui manque, dit-elle, ses cinq filles, âgées de 7 à 14 ans, « auront ici un meilleur futur : elles vont à l’école et apprennent l’anglais ». Elle a dû fuir son mari, avec lequel les con­flits se sont multipliés : il avait déjà deux femmes et neuf enfants. Gulistan a demandé le divorce. Son mari a refusé et porté plainte contre elle. Il a tenté de venir la chercher de force à Jinwar. L’une de ses filles m’a confié qu’elle voulait changer son prénom en Ali, parce qu’« il faut être un homme pour pouvoir aider [sa] mère ».

    Comme à Dirbesiyê, des dizaines d’hectares de terres confisquées à Daech ont été confiées à des « compagnies de développement de l’agriculture », financées par l’auto-administration. © Corinne Morel Darleux

    Plus bas, le potager, cultivé sans pesticides ni engrais, comporte des rangées d’herbes médicinales qui seront directement utilisées dans le centre de santé récemment créé à Jinwar. Parmi les maisons en terre, se faufilant entre les tournesols, on peut également apercevoir un magnifique paon qui circule librement dans le village. L’oiseau sacré des yézidis est réputé pour ne suivre que la lumière et le soleil, jamais les ordres. Il est devenu le symbole des femmes yézidies asservies par Daech dans les montagnes de Sinjar après les massacres de 2014.

    Une révolution de femmes

    Si Jinwar est à ce jour un modèle unique de village de femmes, les symptômes visibles de cette révolution des femmes ne manquent pas. Ils forment probablement l’aspect le plus marquant du confédéralisme démocratique, dans un territoire longtemps dominé par la culture patriarcale, puis par l’oppression barbare de Daech. La polygamie et les mariages précoces y ont été interdits. Partout ont fleuri des mala-jin, les maisons des femmes qui servent à des médiations et à de la justice de proximité. Des coopératives, comme le suka-jin auquel nous nous rendons à Qamislo, permettent aux femmes de sortir de chez elles et de gagner en autonomie. Que ce soit dans le domaine militaire pendant la guerre, avec les unités d’autodéfense féminines (YPJ), ou dans le domaine civil et politique, la parité est instaurée à chaque niveau de responsabilité. Au sein de l’auto-administration, à l’université, dans les coopératives ou dans les municipalités, les femmes ne se contentent pas de se faire une place dans la société, elles la révolutionnent.

    À l’instar de Murray Bookchin quand il souligne que « l’obligation faite à l’humain de dominer la nature découle directement de la domination de l’humain sur l’humain », le confédéralisme démocratique fait le lien entre toutes les formes de domination : celles que le patriarcat exerce sur les femmes, celles que le capitalisme exerce sur les travailleurs et travailleuses, comme celles que l’être humain exerce sur le vivant et les écosystèmes. Aussi, pour le confédéralisme démocratique, la transformation profonde de la société passe nécessairement par l’écologie. Une écologie systémique, comme en témoigne cette jeune femme du mouvement de libération dans le documentaire de Mylène Sauloy, Kurdistan, la guerre des filles (2016) : « L’écologie, ce ne sont pas seulement les arbres, c’est aussi l’égalité dans la société. » Le programme est clair : « Nous voulons une société écologique démocratique », tout comme Murray Bookchin qui aspire à « une société écologique qui cherche à établir une relation équilibrée avec le monde naturel et qui veut se libérer de la hiérarchie sociale, de la domination de classe et sexiste et de l’homogénéisation culturelle ». Sur ce volet de l’écologie, il reste néanmoins fort à faire au Nord-Est syrien, qui hérite d’une gestion calamiteuse du régime dans tous les domaines : canalisations défectueuses, eau polluée, déchetteries à ciel ouvert, dépendance alimentaire… Le Nord-Est de la Syrie a longtemps été considéré comme tout juste bon à produire des céréales. Damas n’y a jamais investi dans les services publics locaux, les infrastructures, ni dans l’éducation. La plupart des réseaux datent encore du mandat français. Il a donc fallu créer les premières universités du Rojava. Et il reste à convertir la monoculture du blé en une variété de cultures vivrières.

    Reconquérir la terre et les âmes

    Dicle, une jeune femme de 25 ans à l’énergie étourdissante que nous avons rencontrée la veille, vient nous chercher au petit matin à Jinwar pour nous emmener près de Dirbesiyê. Elle veut absolument nous montrer son projet. Après avoir roulé à tombeau ouvert sur des routes défoncées en écoutant des reprises en kurde de Bella Ciao, nous arrivons devant un vaste champ d’oignons et de pommes de terre. Toute fière de nous montrer l’astucieux système d’irrigation, les pompes et le bassin d’eau destiné à accueillir des poissons pour enrichir l’eau de leurs déjections, Dicle explique que des dizaines d’hectares de terres confisquées à Daech ont été confiées à des « compagnies de développement de l’agriculture », financées par l’auto-administration pour développer l’autonomie alimentaire. « J’ai une licence d’économie, me dit-elle, mais le régime ne nous laissait pas faire ce genre de choses. Moi, je serais partie en Europe s’il n’y avait pas eu la révolution. Même à l’école, on n’avait pas le droit d’être kurde, il fallait parler arabe. » Dicle fait mine de se trancher la gorge en riant, puis reprend, de nouveau sérieuse : « Ici, on vend une partie de notre production, on en donne une partie gratuitement et on garde de quoi replanter. Il y a d’autres champs, je vais vous y emmener, on a planté des concombres, des tomates, des aubergines, des pastèques, de l’ail et des haricots. On cultive aussi des fleurs et des rosiers dans le village à côté, à Dirbersiyê. Mais on manque de tout avec l’embargo. Même les tubercules, on est obligé de les faire venir illégalement, et ça nous revient très cher. »

    Avant, nous détaille Dicle, « beaucoup de femmes étaient employées par de grands propriétaires terriens, ils faisaient la tournée avec des camions pour les embaucher. Elles étaient mal traitées, elles subissaient beaucoup de violences. Ce qu’on fait ici, c’est aussi pour libérer ces femmes de l’emprise des contremaîtres ». Ce témoignage nous sera confirmé régulièrement dans les coopératives de femmes qui se montent sur l’ensemble du territoire pour leur fournir une autonomie financière, tout en développant l’activité paysanne. Avec une bonne dose de fierté retrouvée, comme à Jinwar où les femmes sont plus qu’heureuses de nous montrer que « le blé demande peu de travail et fait rentrer de l’argent, le potager nous permet d’assurer nos besoins en fruits et légumes, le lait vient de nos brebis, les œufs de nos poules, et on a un magasin pour vendre tout ça, chez nous et pour les villages environnants. »

    Des coopératives comme celle d’Hassake se montent sur l’ensemble du territoire pour fournir une autonomie financière aux femmes et développer l’activité paysanne. © Christophe Thomas

    Cependant, ici comme ailleurs, le réchauffement climatique vient tout compliquer. Les années de sécheresse se multiplient. Des incendies criminels, attribués à la Turquie et aux milices djihadistes pour faire de la faim une arme de guerre, ont réduit de nombreuses récoltes à néant. Les systèmes d’irrigation sont souvent à sec, faute d’eau et d’électricité. Pour ne rien arranger, la multiplication des barrages en Turquie, en amont de l’Euphrate, et la rétention du débit créent une situation dramatique qui prive plus d’un million de personnes d’eau courante dans la province d’Hassake et commence à poser de graves problèmes sanitaires. La culture intensive mise en place par le régime est un legs empoisonné. Il n’y a pratiquement pas de forêt au Rojava. Tout a été rasé pour faire place au blé. Les Kurdes n’avaient même pas le droit de planter des arbres dans leur jardin, me dit-on, pour éviter qu’ils ne s’enracinent – ce « besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine » pourtant, selon la philosophe Simone Weil. Il n’est donc pas étonnant, tant d’un point de vue symbolique que pratique, que la lutte contre la désertification et la reforestation figurent parmi les premières actions d’envergure initiées dans le domaine de l’environnement. C’est l’objet de la campagne « Make Rojava Green Again » lancée par des volontaires internationaux ou du projet de « Tresse verte » de Gulistan Sido et ses ami-es, qui ont créé une véritable pépinière dans le jardin qu’abrite l’université du Rojava à Qamishlo. Ils se sont fixés pour objectif de planter quatre millions d’arbres.

    « Rendre la cabane conceptuelle habitable »

    Dans la revue Ballast, la poétesse et autrice Adeline Baldacchino écrit à propos de Murray Book­chin : « Il recherche donc, comme l’ont toujours fait les anarchistes conséquents, cette quadrature du cercle qui garantirait ensemble l’organisation et la liberté, la sécurité et la justice, le respect et la jouissance », et elle ajoute : « La théorie n’a sans doute pas fini de s’adapter au réel, et il faut espérer que celui-ci puisse s’en inspirer sans dogmatisme ni rigidité. [Murray Bookchin a] fabriqué une cabane conceptuelle dans laquelle peuvent venir s’installer, pour l’agrandir à mesure qu’ils la rendent habitable, les rêveurs persistant à croire que le réel s’invente à contre-courant des habitudes acquises. » À l’heure d’un dévissage démocratique marqué par des taux d’abstention records et la résurgence des extrêmes droites, alors que les scientifiques sont en état d’alerte permanent et que des philosophes et des anthropologues nous enjoignent de commencer à apprendre à vivre sans pétrole, sans numérique et sans État, l’expérience en cours dans le Nord-Est syrien est cruciale. Nous avons besoin de renforts, d’inspiration et de démonstrations. « Rendre cette cabane habitable » revêt un caractère d’urgence, porteur de gravité mais aussi d’un fort potentiel évocateur. Comme l’écrivait Murray Bookchin, face à une telle confluence de crises, « nous ne pouvons plus nous permettre de manquer d’imagination ; nous ne pouvons plus nous permettre de négliger la pensée utopique ».

    https://revoirleslucioles.org/rojava-batir-une-utopie-en-plein-chaos-octobre-2021
    #montagnes #Kurdistan #PKK #autonomie_financière

  • Abolir les #prisons, une « #utopie_réelle »

    Dans « Brique par brique, mur par mur », trois chercheurs tentent la première #histoire de l’#abolitionnisme_pénal, qui place la critique radicale de la #prison, de la #justice et de la #police au cœur de ses analyses. Une tradition militante et politique riche. Y compris en Europe.

    « Les #institutions_pénales ne sont pas seulement inefficaces pour nous protéger et régler nos différends, elles sont en plus préjudiciables et néfastes. » Avec Brique par brique, mur par mur (Lux Éditeur), qui paraît en France le 17 mai, #Gwenola_Ricordeau, professeure associée en justice criminelle à l’université de l’État de Californie, #Joël_Charbit, chercheur associé au Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques, et #Shaïn_Morisse, doctorant au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales, retracent l’archéologie et l’actualité de l’abolitionnisme pénal, qui défend l’abolition de la justice, de la police et de la prison.

    À la faveur de la critique radicale de la prison et de l’incarcération de masse, ce mouvement intellectuel et militant a retrouvé aux États-Unis une vivacité récente. Mais dans le monde occidental, ses racines ont poussé en Europe, dans les années 1970. Souvent ignorée, quand elle n’est pas « calomniée », taxée d’utopique, la tradition de l’abolitionnisme pénal irrigue pourtant de nombreux mouvements de la gauche radicale globale. Entretien avec Shaïn Morisse, l’un des auteurs.

    Mediapart : La France compte un nombre historique de détenus. La surpopulation est endémique, les conditions de détention sont indignes depuis des décennies. Votre livre débute avec un constat : « Les services que les prisons sont censées rendre ne compenseront jamais les torts qu’elles créent depuis leur création »…

    Shaïn Morisse : La prison impose une souffrance institutionnelle. Elle est destructrice pour les individus, leurs proches et leurs communautés. Pour les abolitionnistes, elle perpétue, comme toutes les institutions du système pénal, un ordre social et racial inégalitaire, qui surcriminalise les populations socialement défavorisées et racisées.

    Qu’est-ce que l’abolitionnisme pénal ?

    Le point de départ de l’abolitionnisme, c’est de dire, là encore, que le coût social du système pénal est supérieur aux services qu’il est censé rendre. Il y a depuis deux siècles une critique permanente du système pénal. D’abord par des réformistes, jusqu’à l’apparition de l’abolitionnisme dans les années 1960-1970. La différence, c’est que les abolitionnistes ne contestent pas simplement le système pénal dans son fonctionnement ou dans ses dysfonctionnements. Mais dans sa légitimité même.

    Ils et elles estiment que le système pénal est injuste, coûteux et destructeur. Mais aussi qu’il est inefficace et inopérant : il ne dissuade pas, ne réhabilite pas. Il traite une partie infinitésimale des situations potentiellement criminalisables. Sa fonction rétributrice, c’est-à-dire la compensation d’une souffrance commise par une souffrance équivalente, voire supérieure, n’est pas non plus satisfaisante. Certes, il neutralise les individus, soit de façon définitive avec la peine de mort, soit pour un certain temps. Mais comme l’écrit [la militante et universitaire antiraciste – ndlr] Angela Davis, « la prison ne fait pas disparaître les problèmes, elle fait disparaître les êtres humains ».

    La prison semble pourtant plus que jamais plébiscitée, dans nos sociétés contemporaines, comme le meilleur moyen de punir. Et ce depuis des décennies, notamment en lien avec ce que vous nommez dans le livre le « durcissement pénal » à partir des années 1970. Pourquoi ?

    L’abolitionnisme se développe dans les années 1960-1970, dans un contexte d’espoir révolutionnaire et de grandes espérances politiques radicales à gauche. On assiste à une médiatisation de la question carcérale, à une politisation autour des questions pénales. Les prisonniers sont érigés en sujet politique, prennent la parole eux-mêmes. Il y a des mouvements de prisonniers, de la répression mais aussi des réformes pénales radicales. Des sociologues réalisent des études empiriques pour comprendre ce qu’est l’incarcération, ce qui se passe réellement en prison.

    À partir de la fin des années 1970, et plus particulièrement au milieu des années 1980, avec l’avènement du néolibéralisme, les discours abolitionnistes deviennent inaudibles. L’intérêt pour les structures disparaît. On ne voit plus que l’individu, qui serait entièrement responsable de sa destinée. C’est « la loi et l’ordre », l’avènement de discours purement punitifs qui ne voient pas l’aspect problématique de la prison. Pourtant, ce sont toujours les mêmes catégories de population qui se retrouvent en prison. Ce n’est donc pas juste une question d’individus qui n’arriveraient pas à se réinsérer dans la société. Il y a des logiques sociales et structurelles : l’abolitionnisme cherche ainsi à réencastrer le système pénal dans la société.

    L’abolition de la prison, mais aussi « de toutes les institutions qui forment le système pénal, comme la police et les tribunaux », apparaît dans ce contexte comme une « utopie ». C’est un terme que vous assumez d’ailleurs.

    L’abolitionnisme revendique la notion d’utopie, mais une « utopie réelle », ancrée dans les potentiels réels de l’humanité. Il s’agit de donner les moyens aux gens de régler ce que le système pénal nomme « délits » et « crimes » d’une manière pérenne et satisfaisante. L’abolitionnisme ne fournit pas un modèle unique, et ne formule pas des « alternatives ». C’est logique : l’idée n’est pas de remplacer le système pénal par une autre institution. De fait, il implique de changer les structures sociales. Car on ne peut pas régler les problèmes qui sont à la source de ce qu’on appelle communément « le crime » sans considérer la société, l’économie, les différents rapports de domination, que ce soit le patriarcat, le validisme ou le racisme.

    C’est-à-dire que l’abolitionnisme du système pénal n’est possible qu’une fois que la révolution aurait eu lieu ?

    Globalement, la tendance assez générale au sein de l’abolitionnisme est révolutionnaire, surtout aujourd’hui. Pour autant, l’abolition est un horizon politique, tout comme la révolution est un horizon. Si les abolitionnistes ne sont pas des réformistes — ils ne pensent pas que le système pénal peut devenir plus acceptable ou efficace –, ils sont aussi pragmatiques. Il y a eu dans les années 1970 des abolitionnistes social-démocrates, et d’autres qui considèrent qu’on peut s’accommoder d’un certain niveau d’inégalité, d’un peu de capitalisme.

    On a tendance à croire que l’abolitionnisme pénal est d’abord américain, dans un pays où l’esclavage est, comme vous l’écrivez « la matrice du système pénal ». Pour autant, vous montrez qu’il y a une tradition française et européenne riche de l’abolitionnisme. La France, écrivez-vous, a d’ailleurs « joué un rôle prépondérant dans la circulation internationale du modèle de la prison »…

    Avec ce livre, nous voulions faire la première histoire générale de l’abolitionnisme, montrer que c’est un mouvement qui a cinquante ans. Raconter, aussi, que ce n’est pas, comme on le pense, un courant récent importé des États-Unis. La première vague de l’abolitionnisme s’est d’abord développée en Europe. La seconde vague, à partir des années 1990, démarre aux États-Unis. Elle est liée aux mouvements de libération africaine américaine, avec Angela Davis et la fondation du groupe Critical Resistance, qui va être très important pour toute la structuration des luttes abolitionnistes. Mais Angela Davis elle-même a lu des auteurs européens ! Ce qui est vrai, c’est que la question de la race, le féminisme, étaient les grands impensés de l’abolitionnisme européen. À partir des années 1990, l’abolitionnisme états-unien va enrichir la réflexion et intégrer ses questions.

    Avec le mouvement Black Lives Matter, les manifestations immenses qui ont suivi le meurtre policier de George Floyd en 2020, un large mouvement social aux États-Unis réclame le « définancement et le désarmement de la police ». Ce mouvement a obtenu des victoires locales. Pourquoi une telle vitalité de l’abolitionnisme pénal aux États-Unis alors qu’il reste chez nous une pensée marginalisée ?

    Cela tient d’abord à l’exceptionnalisme pénal états-unien : à partir des années 1980, une incarcération de masse a été mise en place. La population carcérale a quintuplé, devenant la plus grande du monde, devant la Russie et la Chine. Dans le même temps, l’État social s’est effondré totalement. Comme le souligne le sociologue Loïc Wacquant, l’État pénal s’est renforcé quand l’État social s’effondrait. Les conséquences ont été profondes. C’est de là qu’est repartie la reconfiguration de l’abolitionnisme aux États-Unis, mais aussi en Amérique du Sud. Mais ces dernières années, il y a tout un renouvellement des enjeux de l’abolitionnisme. C’est aussi vrai en Europe, en lien avec les questions de féminisme, d’antiracisme, en lien aussi avec l’action de la police, la question des frontières, ou la question des centres de rétention administrative (CRA).

    Pour beaucoup de victimes, la peine infligée à l’auteur est une reconnaissance, le début d’un chemin de réparation. Vouloir abolir la prison et la justice pénale, n’est-ce pas les priver de cette réparation possible ?

    Vu l’évidence culturelle du système pénal, il est normal que les gens attendent de lui une forme de reconnaissance du préjudice. Mais l’abolitionnisme affirme que le système pénal néglige profondément les intérêts et les besoins de tout le monde : les victimes, mais aussi les personnes criminalisées. Les abolitionnistes s’intéressent donc à des modes alternatifs de régulation des conflits, de manière radicale, c’est-à-dire en faisant en sorte qu’ils ne se reproduisent pas à l’avenir.

    En quoi consistent-ils ?

    Différents courants se sont développés depuis les années 1970-1980, qui ont pris le nom par exemple de « justice restauratrice » ou « réparatrice » au Canada. Les infractions ne sont plus considérées uniquement comme des transgressions à la loi, qui doivent être sanctionnées, mais comme des conflits ou des situations problématiques qui ont des répercussions personnelles sur la vie des gens et qui doivent être réparées. Donc il ne s’agit pas de punir, mais de remédier au tort subi par les victimes et de reconstituer le lien social.

    À partir des années 1990, ce courant de la justice restauratrice, pensé hors du système pénal, a commencé à être digéré par les différents systèmes pénaux. Elle a été utilisée comme un supplément à la peine : par exemple, elle a été intégrée dans la loi en France avec la loi Taubira en 2014.

    A alors émergé la justice transformatrice, notamment sous l’impulsion de l’abolitionniste canadienne Ruth Morris. Elle ne cherche pas juste à réparer le lien social, mais aussi à changer les individus et la société en général. Depuis plus de dix ans, il y a tout un essor militant et éditorial de la justice transformatrice, souvent initiée par des groupes qui, parce qu’ils sont souvent criminalisés, ne peuvent pas forcément recourir à la police.

    C’est le cas, surtout aux États-Unis (avec des groupes comme Generation Five, CARA, Creative Interventions). On peut citer aussi l’activiste Mariame Kaba. En France, c’est aussi la démarche du collectif Fracas. La justice transformatrice recourt à des pratiques de médiation et de guérison. Elle mobilise une palette de mesures adaptées à chaque problème (refuge, groupe de soutien, etc.). Son but est aussi de changer les valeurs, pratiques et structures qui ont rendu la commission de la violence possible, par un travail culturel et politique.

    Le Code pénal prévoit des crimes et des délits. La vision abolitionniste critique la notion de crime, la « figure mythologique du criminel » comme vous l’écrivez. Est-ce à dire que les crimes n’existent pas ?

    Les abolitionnistes considèrent que le crime est une catégorie « éponge », qui regroupe des actes qui n’ont aucune similitude la plupart du temps, que ce soit sur les situations que ça implique ou les impacts concrets que ça va avoir sur la vie des personnes. Pour les abolitionnistes, la grammaire de la criminalisation ne permet pas de comprendre les situations vécues, les circonstances, les expériences des personnes concernées. C’est pour eux une abstraction qui décontextualise, qui réduit la complexité des situations.

    C’est-à-dire qu’il n’y a pas de victimes et il n’y a pas d’auteurs ?

    Ces actes déplorables qu’il y a derrière la notion de « crime » ils sont là, ils existent. Mais les abolitionnistes partent de ces actes et de ces situations pour ensuite proposer une multiplicité d’interprétations de ces situations et de réponses possibles. Beaucoup d’entre eux remettent en cause la dichotomie auteur-victime, car beaucoup d’auteurs sont aussi victimes d’autres systèmes d’oppression. Les abolitionnistes vont dire que le « crime » n’est pas un point de départ utile pour cadrer les problèmes. Ils vont partir des actes et des situations concrètes.

    Il ne s’agit pas d’excuser telle ou telle personne pour avoir commis tel acte : l’abolitionniste cherche à reproblématiser la question de la responsabilité, pas à dédouaner la personne qui a commis l’acte. Mais c’est aussi hypocrite de voir uniquement la responsabilité individuelle comme le fait le système pénal ; et de ne pas regarder toutes les logiques sociales qui ont permis à cette situation d’advenir.

    https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/230424/abolir-les-prisons-une-utopie-reelle
    #abolitionnisme #emprisonnement

    • Brique par brique, mur par mur. Une histoire de l’abolitionnisme pénal

      Il y a d’abord une évidence : les services que les prisons sont censées rendre ne compenseront jamais les torts qu’elles causent. Depuis les années 1960, ce constat d’un immense gâchis a amené un vaste mouvement à œuvrer à l’abolitionnisme pénal : en finir avec toutes les prisons, mais aussi avec les autres institutions qui forment le système pénal, comme la police et les tribunaux. Ce projet politique poursuit ainsi un objectif ambitieux : rendre vraiment justice aux victimes et répondre à leurs besoins, en plus de prévenir les violences systémiques et interpersonnelles.

      En prenant appui sur les trajectoires transnationales des mouvements politiques qui ont mis au cœur de leur démarche la critique radicale du système carcéral et judiciaire, cet ouvrage, le premier du genre en langue française, offre une documentation indispensable pour inspirer les luttes contemporaines.

      https://luxediteur.com/catalogue/brique-par-brique-mur-par-mur
      #livre

  • Introduction. Au-delà de l’idéologie californienne | Cairn.info
    https://www.cairn.info/revue-teque-2024-1-page-9.htm

    Les cinquante dernières années ont été marquées par la promesse suivant laquelle l’informatique permettra dans un futur proche de créer une société d’individus égaux et émancipés.L’idéal pastoral, communaliste, d’une société harmonieuse inter-espèces, à petite échelle et en marge de l’État, aura trouvé une matrice précoce dans le poème Tous surveillés par des machines d’amour et de grâce du hippie Richard Brautigan. Ce texte est cité par l’historien de l’internet Fred Turner dans son livre important Aux sources de l’utopie numérique, comme l’emblème d’un certain état d’esprit de la contre-culture de la baie de San Francisco. En hommage, l’un des premiers clubs d’informatique autonomes de la région est baptisé Loving Grace Cybernetics. À travers la référence à ce poème, c’est l’esprit des premiers colons qui rencontre la soif de liberté et d’épanouissement personnel de nerds en recherche d’alternative à la bureaucratie, qu’elle vienne des entreprises ou de l’État. Cet état d’esprit marque durablement la région. On le retrouve dans le magazine en forme de kit de survie pour les néoruraux The Whole Earth Catalog, dans la communauté de bricoleurs d’ordinateurs personnels réunis dans le Homebrew Computer Club (un lieu mythique de l’émergence d’Apple), puis dans la liste de diffusion électronique The WELL (considérée comme l’une des premières « communautés virtuelles »). Comment ne pas succomber à la vision élégiaque d’un cerf flânant en paix dans une forêt cybernétique ? Qui pourrait être contre une « harmonie mutuellement programmée »

    #Fred_Turner #Utopie_numérique #Teque

  • 1. De si vieilles promesses | Cairn.info
    https://www.cairn.info/revue-teque-2024-1-page-29.htm

    L’ouvrage de Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique. De la contre-culture à la cyberculture (2010), a fourni un étayage empirique aux thèses de L’idéologie californienne, à partir du récit de la trajectoire de Stewart Brand : au premier abord, le fondateur de The Whole Earth Catalog, The WELL et du Global Business Network constitue le cas parfait du hippie devenu yuppie. Mais à y regarder de plus près, ce que montre Turner, c’est que celui-ci est avant tout un homme de réseaux — qui s’étendent d’ailleurs sur les deux côtes des États-Unis d’Amérique, et pas seulement en Californie. Sa curiosité et son activisme toujours à la frontière de différents milieux — ingénieur·es, designer·es, entrepreneur·euses, consultant·es des think tanks naissants et politicien·ennes — sont allés de pair avec une démarche qui ressemble à ce que les sociologues appellent un « entrepreneur de cause ». En l’occurrence, il s’agissait de promouvoir la démocratisation des outils techniques comme source d’émancipation et d’autonomie. Cette position a son intérêt sur le moment. La croyance dans le pouvoir de transformation du « faire » et l’attention au potentiel des technologies à l’échelle locale paraît apporter un contrepoint bienvenu à la pensée critique dominante (centrée sur la démystification économique et culturelle) et vis-à-vis des spiritualités new age. D’un autre côté, avec son flou sur les questions politiques majeures à une échelle plus systémique, elle a pu se glisser dans une logique capitaliste à laquelle elle avait d’abord paru s’opposer…

    #Fred_Turner #Utopie_numérique #Teque

  • AUX SOURCES DE L’UTOPIE NUMERIQUE OU L’AVENTURE LIBERTAIRE DES RESEAUX | Unidivers
    https://www.unidivers.fr/aux-sources-de-lutopie-numerique-ou-laventure-libertaire-des-reseaux

    Il est des acteurs de la Toile devenus célèbres, voire emblématiques, tels Bill Gates ou Steve Jobs. Et d’autres dont l’existence et le rôle sur le net sont restés méconnus. C’est typiquement le cas de Stewart Brand, que le livre de Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique, de la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence, dévoile au grand public.

    L’utopie, ça réduit à la cuisson. C’est pourquoi, il en faut énormément au départ.
    Gébé.

    Stewart Brand n’est pas un inventeur du net mais un « passeur », aidé en cela par ses multiples compétences (biologiste, photographe, designer, vidéaste, journaliste, enseignant…) et qui a pu ainsi lancer plus aisément des ponts entre les chercheurs, les artistes, les sociologues, les ingénieurs, les managers.

    Au final, et paradoxalement, la contre-culture utopiste et libertaire des « communalistes » et autres hippies californiens, qui a tracé la voie d’une libre expression des individus en réseaux sur internet, a aussi « fait le lit d’un ensemble de thématiques libérales qui donnera corps aux politiques de dérégulation des années 90 […]. La contre-culture est ainsi devenue le plus formidable ressort de l’expansion du capitalisme digital. » (Dominique Cardon).
    Ouvrage riche et instructif, à lire absolument pour qui veut mieux connaître la genèse des réseaux sur la Toile.

    #Fred_Turner #Utopie_numerique

  • #Eutopia

    Selon la Déclaration d’Antonia, il n’y a de propriété que d’usage. Chaque être humain est libre et maître en son travail ; le sol, l’air, l’eau, les animaux et les plantes ne sont pas des ressources. Et le monde est un bon endroit où vivre, si tant est qu’on se donne la possibilité de le construire ensemble.
    Umo est né et a grandi à Pelagoya, entre la rivière et les cerisaies. Puis les voyages et la musique ont rythmé ses jours, de son village natal à Opera, en passant par Télégie et Antonia. Voici le récit de sa vie, ses amours, ses expériences, ses doutes, et de toutes les personnes qui ont un jour croisé sa route.
    Voici tout le chemin qu’il a parcouru, tout le travail et l’amour qu’il a faits.
    Voici Eutopia.

    https://argyll.fr/produit/eutopia
    #livre #utopie #Camille_Leboulanger #roman

  • #Wikipédia, #démocratie_rhétorique

    Depuis quelques années, des discussions ont lieu dans la version francophone de Wikipédia pour essayer d’aboutir à des conventions de styles relatives à la #transidentité, comme dans la version anglophone. Début 2024, un #sondage interne à Wikipédia a été ouvert à propos de la mention du nom de naissance pour les personnes trans. Ce sondage a suscité presque immédiatement la #polémique. L’affaire a été beaucoup discutée sur Mastodon et s’est retrouvée dans la presse.

    Jusque-là, mon rapport à Wikipédia était assez banal : consultation fréquente (plusieurs fois par semaines, voire par jour) mais pas de contribution. Il faut dire que j’avais retenu la leçon vécue par Marc Jahjah : il vaut mieux s’être bien renseigné sur le fonctionnement de Wikipédia avant de contribuer, car c’est rempli de patrouilleurs indélicats. Et pour présenter rapidement Wikipédia en cours, une compréhension de surface suffit.

    Arrive cette controverse sur le nom des personnes trans. Parce que je connais quelques universitaires impliqués dans les débats, j’ai commencé à parcourir les pages de discussion, par curiosité. Et parce qu’il est indispensable de se renseigner sur le fonctionnement de Wikipédia pour décoder ces discussions, notamment tous les sigles employés, je me suis mis à parcourir toutes les pages qui décrivent le projet Wikipédia, notamment sa hiérarchie des #normes (#principes_fondateurs, #règles et #recommandations).

    Dans la foulée, quelques personnes ont publié des analyses : « contradiction entre volonté de #transparence et d’#entre-soi »  ; « désillusion de l’#intelligence_collective »… c’est là que les roues se sont mises à tourner à toute vitesse dans ma tête.

    Attention : ce qui suit, ce sont mes élucubrations personnelles. Si je les partage, c’est parce qu’elle ne recoupent pas ce que j’ai pu lire ailleurs. Coïncidence, ces jours-ci sort un livre de Sana Boussetat intitulé La formule Wikipédia . Je vois dans la table des matières que quelques pages portent sur le débat participatif et la gestion des conflits, il va en être question dans ce billet… En m’exprimant sur un sujet qui n’est pas ma spécialité, je risque un peu la sortie de piste, donc je préfère le signaler dès ici. Si besoin, je mettrai mon billet à jour.

    #Communs

    Wikipédia fait partie des #biens_communs, plus spécifiquement de la catégorie des #biens_communs_informationnels, ou #communs_de_la_connaissance. Quand on parle de « #communs » tout court, on entend généralement des espaces « collectivement construits et administrés ».

    Wikipédia fait le pari de l’intelligence collective. Or Tam Kien Duong résume justement la controverse actuelle comme une « désillusion de l’intelligence collective ». Pour qu’il y ait #désillusion, il faut qu’il y ait illusion. Alors voici une hypothèse : on a pensé que les communs de la connaissance seraient vertueux par essence.

    #Utopie :

    « Le fruit des rencontres entre les biens et les personnes peut être aussi bien positif que négatif ou quelque part entre les deux. Dans l’arène intellectuelle, le concept des biens communs est souvent brandi comme un étendard synonyme de liberté d’expression, d’accès libre et universel, et d’autogestion […] Cela peut être constructif, d’ailleurs cela donne souvent de l’élan aux actions collectives autour des communs. Mais un commun n’est pas chargé de valeurs. Son impact peut être bon ou mauvais, durable ou non ».

    Les effets produits par les communs de la connaissance dépendent donc de la manière dont ils sont collectivement construits et administrés.

    Comme pour chaque autre catégorie de biens communs, concevoir des communs de la connaissance implique des difficultés spécifiques. Et dans le cas de Wikipédia, il y en a une qui s’est avérée particulièrement aiguë : la tension entre l’idée d’une encyclopédie qui doit être une source de savoir contrôlé, et le principe d’une encyclopédie ouverte, dont tout le monde peut parler, que tout le monde peut rejoindre.
    Démocratie

    Quand on utilise le nom « Wikipédia », on peut désigner l’encyclopédie mais aussi l’organisation qui produit cette encyclopédie. La nature de l’encyclopédie est clairement expliquée sur la page Wikipédia est une encyclopédie : c’est une collection d’articles qui présentent chacun une synthèse des connaissances sur un sujet. En revanche, la nature de l’organisation est un peu moins simple à appréhender.

    La page Principes fondateurs définit dans les grandes lignes « Wikipédia et les conditions de son élaboration ». Elle parle aussi d’un « projet collaboratif ». La page Ce que Wikipédia n’est pas mentionne une « communauté ». Pour mieux cerner cette organisation, il faut donc creuser. On découvrira progressivement que le fonctionnement de Wikipédia est organisé suivant une hiérarchie des normes :

    - principes fondateurs (fondement intangible)  ;
    - règles (issues d’une prise de décision, c’est-à-dire d’un vote)  ;
    - recommandations (élaborées par consensus)  ;
    - essais (propositions relatives au fonctionnement de l’encyclopédie).

    Comment qualifier ce fonctionnement  ? Démocratique  ? Bureaucratique  ? Si on en croit Wikipédia, ni l’un ni l’autre. D’abord, ce ne serait pas « un projet politique » :

    « La communauté s’est dotée de certaines règles, mais il ne faut pas perdre de vue qu’elles n’existent que pour le but auquel la communauté aspire : construire une encyclopédie de qualité. Par extension, Wikipédia n’est ni une démocratie, ni une dictature, ni une anarchie, ou toute autre tentative de réalisation d’un projet politique quelconque. »

    Ce passage a de quoi étonner. Le terme « démocratie » est ramené à une définition historique – « tentative de réalisation d’un projet politique » –, ce qui permet d’affirmer ensuite que Wikipédia ne correspond pas à la définition. Or cette dernière est contestable. On peut arguer du fait que la démocratie n’est pas un processus historique mais sociologique : Raymond Aron par exemple définit la démocratie comme l’organisation pacifique de la compétition pour le pouvoir, et cela s’applique très bien à Wikipédia.

    #Consensus

    Wikipédia a donc un fonctionnement démocratique, que Dominique Cardon résume ainsi : « Wikipédia possède une sorte de Constitution, dont les principes, les règles et les recommandations permettent de trancher en cas de litige ». Concrètement, il y a du vote à certains niveaux mais pas partout : le mécanisme central est en fait le consensus. Celui-ci repose sur les règles suivantes :

    - il y a toujours un consensus pré-établi, qu’il soit tacite ou manifeste  ;
    – si vous voulez modifier quelque chose, « cherchez une modification judicieuse mariant les idées de chacun »  ;
    – si vous êtes en désaccord, « trouvez un compromis »  ;
    – si le désaccord persiste, on revient au consensus précédent.

    Le consensus est un processus dialectique : on exprime des avis  ; on interprète l’ensemble de ces avis  ; on exprime des accords ou désaccords à propos de cette interprétation. Or ce processus n’a qu’un ensemble limité de règles, qui se concentrent sur la mise en forme, la politesse et la traçabilité. Il n’y a pas de règlement politique du consensus. Et pour moi, une dialectique sans règles politiques dégénère immédiatement en rhétorique.
    Bureaucratie

    Wikipédia est parfois qualifiée de bureaucratie. L’encyclopédie elle-même affirme ressembler à une bureaucratie mais ne pas en être une :

    « Bien que Wikipédia rassemble de nombreux éléments d’une bureaucratie, elle n’est pas régie par les lois : ce n’est pas un organisme quasi-judiciaire, et les règles ne sont pas le but final de la communauté. Bien que certaines règles puissent être appliquées, les règles écrites ne fixent pas l’usage accepté. Elles se contentent plutôt de documenter les consensus communautaires existants concernant ce qui doit être accepté et ce qui doit être rejeté. »

    On retrouve le même problème qu’avec « démocratie » : le terme est défini de manière très spécifique pour pouvoir dire ensuite que Wikipédia ne correspond pas à la définition. Pour moi, l’affirmation ci-dessus ne permet pas de dire que Wikipédia n’est pas une bureaucratie, circulez, y’a rien à voir. Tout ce qu’elle fait, c’est déplacer le centre de gravité du fonctionnement bureaucratique vers le consensus, qui est un processus tout à fait formalisé – il est même représenté sous la forme d’un schéma décisionnel.

    Sachant qu’on revient toujours au consensus précédent si un nouveau consensus ne peut pas être trouvé, le système tend au statu quo, en raison d’un paradoxe empirique : un consensus peut s’obtenir très facilement (soit parce qu’il est tacite, soit parce qu’il est produit par une toute petite poignée de contributeurs) mais un nouveau consensus peut être très difficile à obtenir, parce qu’il implique un dilemme social (la remise en question d’un consensus) et que le dépassement de ce dilemme génère une friction énorme.

    En effet, et contrairement à l’un des principes essentiels de conception des communs – créer des mécanismes de résolution des conflits dont le coût soit peu élevé –, l’élaboration du consensus sur Wikipédia contient plusieurs sources de frictions majeures.

    Il y a d’abord ce parasitage de la dialectique par la rhétorique, que j’ai évoqué un peu plus tôt. Certaines personnes le dénoncent parfois, en accusant des contributeurs favorables au statu quo d’étirer les discussions à dessein pour épuiser leurs contradicteurs, qui finissent par jeter l’éponge. Selon moi, Wikipédia souffre ici d’un déficit de régulation. Dans l’espace public politique, il n’y a pas que les suffrages qui soient réglementés : la parole l’est aussi. Ce n’est pas pour rien que l’Assemblée nationale fonctionne avec des temps de parole et un agenda. Une discussion sans limite de temps ou de signes, sans contrainte basée sur la représentativité des interlocuteurs, c’est une discussion qui favorise naturellement les esprits procéduriers et vétilleux.

    Il y a ensuite l’effet « aiguille dans une botte de foin » : un sujet passe facilement sous les radars, du fait de l’immensité de l’encyclopédie. Les personnes qui pourraient y contribuer utilement ne sont donc pas forcément au courant, malgré des mécanismes comme le Bistro – la page d’actualités quotidienne de Wikipédia en français.

    Autre source de frictions, la prime à l’ancienneté : considérer que ceux qui contribuent suffisamment et régulièrement à Wikipédia sont plus légitimes que les autres pour décider de son fonctionnement. Cette idée a un versant positif, aligné avec la notion de biens communs en général : les communs doivent être administrés par la communauté concernée. Mais elle a aussi un versant négatif, quand on conçoit cette communauté comme structurée en cercles concentriques hermétiques. Pour réduire la tension entre l’envie d’ouvrir l’encyclopédie et la nécessité de protéger son fonctionnement interne, les contributeurs utilisent par exemple des critères de participation aux sondages (nombre de contributions total, nombre de contributions récentes). Ceci permet de se protéger de manœuvres visant à détourner le projet encyclopédique en faveur d’intérêts particuliers. Mais cela empêche aussi des groupes de voir leurs intérêts représentés dans le processus, ce qui les repousse vers des mécanismes externes de résolution des conflits, comme les systèmes médiatique et judiciaire.

    Certaines recommandations de Wikipédia comme Ne mordez pas les nouveaux visent à éviter la discrimination envers les novices  ; j’ai mentionné en introduction le cas de Marc Jahjah, eh bien le contributeur qui l’avait si mal accueilli a été sanctionné. La prime à l’ancienneté est une forme plus subtile de cette même logique, qui permet paradoxalement de reconstituer des enclosures à l’intérieur du bien commun.

    Ces différents phénomènes compliquent la résolution des conflits les plus difficiles. Et à cela viennent s’ajouter deux notions qui m’ont l’air de causer beaucoup de problèmes : la neutralité et la bonne foi.

    #Neutralité

    L’un des #Principes_fondateurs de Wikipédia est la Neutralité de point de vue. Il ne s’agit pas de faire émerger un « point de vue neutre » mais de restituer la pluralité des points de vue de manière neutre, c’est-à-dire de manière équitable, en contextualisant les différents points de vue, et en citant des sources.

    La neutralité pose des difficultés car son sens dérive vite. Sur la page de discussion du fameux sondage, on peut lire plusieurs commentaires qui opposent « la communauté Wikipédia » à des « communautés militantes », qui ne seraient pas « neutres ». C’est oublier que la neutralité de Wikipédia n’est pas la recherche d’un point de vue neutre mais d’une pluralité de points de vue. C’est surtout croire qu’il existerait une séparation magique entre une communauté Wikipédia qui serait non militante et des communautés extérieures militantes.

    Militer consiste à « agir pour faire reconnaître et triompher ses idées » (source : TLF). Sachant que la frontière qui séparerait Wikipédia du reste de la société n’existe en fait pas, il est inévitable que des personnes militantes s’impliquent sur Wikipédia. Si une personne militante agit en opposition au principe de neutralité, par exemple en effaçant les idées contraires aux siennes, ses modifications (qui peuvent s’apparenter à du vandalisme) seront retoquées. Mais si elle respecte les règles de Wikipédia, par exemple en faisant représenter ses idées aux côtés d’idées antagonistes, alors son militantisme n’est pas un danger pour Wikipédia. De fait, nombre de contributeurs sur Wikipédia sont « militants » de quelque chose et l’encyclopédie s’en porte très bien.

    Qualifier les militants de « non neutres », c’est donc confondre les actions concrètes de personnes militantes et leurs objectifs supposés, c’est-à-dire leur faire un procès d’intention. Et c’est ici qu’intervient l’hypocrisie de la « bonne foi ».

    #Bonne_foi

    Supposez la bonne foi est une recommandation importante dans Wikipédia. Elle implique deux choses :

    « Quand vous pouvez supposer raisonnablement qu’une erreur faite par quelqu’un est née d’une bonne intention pour atteindre les objectifs du projet, corrigez-la sans la critiquer. »

    « Quand vous n’êtes pas d’accord avec quelqu’un, rappelez-vous qu’il est probable qu’il souhaite et croit sincèrement contribuer à Wikipédia. »

    La bonne foi est ainsi définie comme le souhait sincère de faire progresser l’encyclopédie, de ne pas la dégrader ni lui nuire. En d’autres termes, cela consiste à respecter les principes fondateurs, et notamment le deuxième – la neutralité de point de vue.

    Que la bonne foi existe chez certains, c’est une certitude. En revanche, la présomption systématique de bonne foi me semble constituer un principe naïf, ce que Frédéric Lordon appellerait une « anthropologie enchantée ». Présumer la bonne foi n’implique pas que les gens soient réellement de bonne foi. Et au risque d’enfoncer des portes ouvertes, rien ne permet de présumer que la communauté Wikipédia est constituée exclusivement de gens parfaitement informés et toujours bienveillants : tout indique au contraire qu’elle peut être un haut lieu d’ignorance et d’intolérance, et qu’en cela elle s’inscrit malheureusement assez bien dans l’histoire de l’encyclopédisme et de l’organisation des connaissances.

    Dans la discussion à propos du fameux sondage, il y a quelques personnes qui me semblent d’une mauvaise foi crasse, évidente, assumée  ; des personnes dont tout le monde peut voir qu’elles utilisent sciemment les règles pour orienter le cours des choses dans le sens qu’elles veulent. « Mais non, pensez-vous, je ne fais que m’en tenir aux principes de notre encyclopédie. » Il suffit de lire leur page utilisateur pour découvrir une adhésion revendiquée à des écoles de pensée et des familles idéologiques. L’hypocrisie dont je parlais est là : dire qu’il faut présumer de la bonne foi, se récrier face à toute accusation de parti pris idéologique, et faire des procès d’intention à ceux qui s’opposent à nous.

    Cela va donc sembler un peu violent, surtout pour les personnes attachées à ce principe, mais je crois que la présomption de bonne foi est à la fois une friction et une fiction. C’est un piètre paravent, qui empêche de forcer tout un chacun à jouer cartes sur table dans la résolution des conflits. Elle grippe l’élaboration du consensus. Elle aiguise la duplicité de ceux qui masquent leurs intentions tout en dénonçant celles des autres. Elle permet à certains de jouir d’un pouvoir légitimé par des règles qu’il est très difficile de faire évoluer, par inertie ou effet de majorité  ; des gens qui feront tout pour écœurer les personnes opposées à la reconduction de l’existant, et qui n’hésiteront pas à affirmer ensuite que ce sont ces opposants qui ont déserté (comme on peut le lire dans le Bistro du 6 mars).

    À ce stade de l’écriture, je fais une pause pour boire un verre d’eau et me calmer un peu afin de finir sur une note un peu plus maîtrisée. Pas simple car en lisant des pages de discussion Wikipédia, on attrape vite un syndrôme d’exaspération par procuration.

    #Information

    Suite au sondage, la controverse a fait tache d’huile et atteint désormais de nombreuses pages de discussion, comme celle d’Elliot Page, Chelsea Manning ou encore Laverne Cox. Certaines personnes questionnent le choix des informations données, leur forme, leur place. D’autres résistent, avec plus ou moins de… bonne foi.

    Le désaccord porte sur la tension entre la volonté d’informer et celle de « ne pas nuire », cette dernière faisant partie des recommandations de Wikipédia concernant les Biographies de personnes vivantes. J’ai dit que Wikipédia est une encyclopédie et une organisation, il manquait donc un troisème élément : le lectorat. C’est essentiel car la controverse porte sur l’acte d’informer, qui est la fonction de l’encyclopédie. La neutralité de point de vue, par exemple, est pensée non pas pour elle-même mais pour le bénéfice des lecteurs.

    Or, et c’est une autre difficulté intrinsèque à l’usage du mot « neutralité », certains sur Wikipédia croient qu’il est possible d’informer de manière neutre. Il y aurait une équivalence entre respecter la pluralité des points de vue et informer le lectorat de façon neutre. Voilà qui sonne à mes oreilles comme une résurgence du modèle de la communication chez Shannon : un tuyau qu’on optimise jusqu’à ce que le bruit disparaisse. C’est impossible : informer/s’informer, c’est un processus communicationnel qui implique réception et feedback. C’est toujours situé, toujours soumis à diverses subjectivités, toujours parasité – jamais neutre.

    Si je devais le dire avec d’autres concepts d’info-com, je dirais qu’il y a une poussée ces jours-ci sur Wikipédia pour tenir compte de l’expérience informationnelle des personnes documentées dans l’encyclopédie. C’est un rejet de la tyrannie de la majorité, version encyclopédique. Et je dirais aussi que cela relève d’une chose plus générale : la volonté de tenir compte des valeurs portées par les processus/systèmes d’organisation des connaissances et des effets qu’ils produisent – ce que Birger Hjørland appelle une épistémologie « pragmatique » de l’organisation des connaissances. C’est ce courant de pensée qui produit aujourd’hui des recherches sur l’invisibilisation de certains groupes sociaux dans les archives et les encyclopédies, par exemple.

    #Universalisme

    Dans le fonctionnement de Wikipédia, les dilemmes sociaux qui ne peuvent être tranchés débouchent sur des compromis. Il n’y a pas d’autre issue au dissensus que le consensus. Pourquoi  ? Parce que Wikipédia est conçu pour afficher toujours le même contenu pour chaque lecteur.

    Dans un article de Wikipédia, on peut lire deux sections qui présentent des idées contradictoires. Mais on ne peut pas lire deux articles différents sur le même sujet, qui développent chacun leur lecture de ces contradictions. C’est le principal grief envers Wikipédia de mon co-directeur de thèse, l’historien Bertrand Müller, qui travaille sur le développement d’encyclopédies documentaires numériques capables de représenter le dissensus d’une autre manière. C’est en discutant de ce genre de chose que je me suis mis à faire des fiches de la forme « Concept (Auteur) » pour documenter des variantes de concepts par auteurs, et qu’à la fin on s’est retrouvés avec Cosma.

    Dans un article de Wikipédia, on peut lire qu’une personne stylise son nom d’une certaine manière, tout en minuscules par exemple. Mais on ne peut pas cocher une option qui permette d’afficher l’article dans cette convention de style. Il en résulte des bizarreries : on a un article « bell hooks » mais un article « Danah Boyd ».

    Dans un article de Wikipédia, on peut lire qu’une personne souffre de voir certaines informations divulguées, comme un nom de naissance. Mais on ne peut pas lire une version de cet article où ce nom est caché par défaut. Cela ne concerne pas que des personnes ayant fait une transition mais aussi des artistes dont le nom d’origine fuite et se retrouve relayé par Wikipédia (j’ai un exemple en tête mais par politesse je ne le citerai pas).

    Bref, Wikipédia est à la fois très innovante et pas innovante du tout. En tant qu’organisation éditoriale, c’est une nouveauté (et une réussite) indéniable. Le modèle encyclopédique, lui, est beaucoup plus classique, surtout au regard de ce qu’on pourrait faire avec le Web, les ontologies, le balisage sémantique… À quand Wikipédia multiformats  ?

    –-

    Pour clore ce billet bien trop long, je tiens à exprimer un petit message de soutien (sans les nommer) aux collègues qui s’investissent dans Wikipédia. Ils et elles se reconnaîtront. J’admire leur courage et leur patience. Si j’ai qualifié Wikipédia de démocratie rhétorique, disserté sur l’illusion de la présomption de bonne foi et les confusions autour de la neutralité, imaginé des rebonds parmi les concepts de ma discipline, eh bien c’est d’abord parce qu’il y a des collègues qui travaillent dur en première ligne et qui font connaître leurs efforts. Alors on s’y intéresse, on découvre de nouvelles choses, on élabore ses propres idées. Mais surtout l’enjeu c’est de propager l’idée centrale des communs : l’auto-organisation des personnes concernées. Au-delà des éléments précis abordés dans ce billet, c’est surtout cette idée-là qui me semble importante et intéressante.
    Bibliographie
    Bruce, Davis, Hughes, Partridge et Stoodley (dir.). Information experience : approaches to theory and practice. Emerald, 2014. 978-1-78350-815-0.
    Buckland, Michael. « Information as thing ». Journal of the American Society for Information Science. 1991, Vol. 42, n° 5, p. 351‑360. https://doi.org/10.1002/(SICI)1097-4571(199106)42:5<351::AID-ASI5>3.0.CO;2-3.
    Cardon, Dominique. Culture numérique. Presses de Sciences Po, 2019. Les petites humanités. 978-2-7246-2365-9.
    Gorichanaz, Tim. « Information and experience, a dialogue ». Journal of Documentation. 2017, Vol. 73, n° 3, p. 500‑508. https://doi.org/10.1108/JD-09-2016-0114.
    Hess et Ostrom (dir.). Understanding knowledge as a commons : from theory to practice. MIT Press, 2007. 978-0-262-08357-7.
    Hjørland, Birger. « Classification ». Knowledge Organization. 2017, Vol. 44, n° 2, p. 97‑128. https://doi.org/10.5771/0943-7444-2017-2-97.
    Lévy, Pierre. L’intelligence collective : pour une anthropologie du cyberspace. La Découverte, 1997. 978-2-7071-2693-1.
    Merzeau, Louise. « De la communication aux communs ». InterCDI. 2016, n° 261, p. 29‑30. http://www.intercdi.org/de-la-communication-aux-communs.
    Shannon, Claude E. « A Mathematical Theory of Communication ». Bell System Technical Journal. 1948, Vol. 27, n° 3, p. 379‑423. https://doi.org/10.1002/j.1538-7305.1948.tb01338.x.
    Wiener, Norbert. Cybernétique et société : l’usage humain des êtres humains. Trad. par Ronan Le Roux et Pierre Yves Mistoulon. Seuil, 2014 [1954]. 978-2-7578-4278-2.
    Wiener, Norbert. La cybernétique : information et régulation dans le vivant et la machine. Trad. par Ronan Le Roux, Robert Vallée et Nicole Vallée-Levi. Éditions du Seuil, 2014 [1948]. 978-2-02-109420-6.

    https://www.arthurperret.fr/blog/2024-03-08-wikipedia-democratie-rhetorique.html

    • #Sana_Boussetat, La Formule Wikipédia

      À l’heure où Wikipédia est entrée dans sa deuxième décennie et où les générations nées après les années 2000 n’auront pas connu d’avant Wikipédia, cet ouvrage propose de revenir sur l’œuvre qui est parvenue à dépoussiérer la norme et les usages bien pensés d’une tradition séculaire. Désormais, il est indéniable que l’avènement de Wikipédia a permis de franchir un cap vers une ère nouvelle où la connaissance et l’information ne s’écrivent plus exclusivement entre experts mais par le concours de rédacteurs bénévoles. Bouleversante, Wikipédia a osé modifier notre façon de rechercher la connaissance et, plus généralement, notre rapport au savoir. Mais sait-on vraiment ce qui se cache derrière un principe en apparence simple, celui d’une encyclopédie publiée sous licence libre et gratuite ? D’où nous vient ce concept hors norme ? Quels sont les fondements qui le régissent ? Comment s’organisent ses activités ? À quels rôles et quels moyens peut-on prétendre en rejoignant la communauté des wikipédiens ?

      Pensé comme un guide, cet ouvrage propose de revenir sur cette formule pionnière pour en offrir une description détaillée et un décryptage précis. Une entreprise indépendante dont l’unique but est d’aider le lecteur à appréhender un outil déjà bien installé dans les habitudes d’un grand nombre d’entre nous et qui façonne au quotidien notre information et notre connaissance du monde.

      https://www.fabula.org/actualites/119359/sana-boussetat-la-formule-wikipedia.html
      #livre

  • AUX SOURCES DE L’UTOPIE NUMERIQUE OU L’AVENTURE LIBERTAIRE DES RESEAUX | Unidivers
    https://www.unidivers.fr/aux-sources-de-lutopie-numerique-ou-laventure-libertaire-des-reseaux

    Il est des acteurs de la Toile devenus célèbres, voire emblématiques, tels Bill Gates ou Steve Jobs. Et d’autres dont l’existence et le rôle sur le net sont restés méconnus. C’est typiquement le cas de Stewart Brand, que le livre de Fred Turner, Aux sources de l’utopie numérique, de la contre-culture à la cyberculture, Stewart Brand, un homme d’influence, dévoile au grand public.

    L’utopie, ça réduit à la cuisson. C’est pourquoi, il en faut énormément au départ.
    Gébé.

    Stewart Brand n’est pas un inventeur du net mais un « passeur », aidé en cela par ses multiples compétences (biologiste, photographe, designer, vidéaste, journaliste, enseignant…) et qui a pu ainsi lancer plus aisément des ponts entre les chercheurs, les artistes, les sociologues, les ingénieurs, les managers.

    #Fred_Turner #Utopie_numérique

  • „Das alte Land, in dem ich stolze Pionierin war, gab es nicht mehr, aber in mir überlebte trotzdem das visionäre Wir, von dem ich lernte, dass es ein Wert an sich war. Es machte in der Kindheit einen starken Eindruck auf mich, dass die Erde, auf der wir lebten, nicht käuflich war und uns allen gehörte, was uns von den gierigen Kapitalisten unterschied, die immer noch mehr haben und besitzen wollten. Auch bin ich bis heute dankbar, in einem Land geboren zu sein, in dem ich nicht wie die meisten Menschen eine sich eindimensional auswirkende nationale Identität für selbstverständlich halten musste. Die zu Beginn anspruchsvolle Vision der Föderativen Republik wurde zwar nicht dauerhaft tragbare Wirklichkeit, veränderte jedoch das Denken vieler Menschen.“
    #yougonostalgie #utopie #socialisme #postyougoslave

    Mein weisser Friden, p. 126

  • Une vraie #souveraineté_alimentaire pour la #France

    Le mercredi 6 décembre 2023, la FNSEA sortait du bureau d’Elisabeth Borne en déclarant fièrement que l’État abandonnait son projet de taxer l’usage des pesticides et des retenues d’eau. Cela vient conclure une séquence historique. Le 16 novembre déjà, l’Europe reconduisait l’autorisation du glyphosate pour 10 ans. Et, six jours plus tard, abandonnait aussi l’objectif de réduction de 50 % de l’usage des pesticides à l’horizon 2030.

    Comment en est-on arrivé là ? La question a été récemment posée dans un rapport de l’Assemblée nationale. En plus du #lobbying habituel de la #FNSEA et de l’état de crise permanent dans laquelle vivent les agriculteurs et qui rend toute #réforme explosive, la question de la souveraineté alimentaire – qui correspond au droit d’un pays à développer ses capacités productives pour assurer la sécurité alimentaire des populations – a joué un rôle clé dans cette dynamique.

    La souveraineté alimentaire est ainsi devenue, depuis la crise du Covid et la guerre en Ukraine, l’argument d’autorité permettant de poursuivre des pratiques qui génèrent des catastrophes écologiques et humaines majeures. Il existe pourtant d’autres voies.

    Le mythe de la dépendance aux #importations

    De quelle souveraineté alimentaire parle-t-on ? Les derniers chiffres de FranceAgrimer montrent que notre « #dépendance aux importations » – comme aiment à le répéter les défenseurs d’un modèle intensif – est de 75 % pour le blé dur, 26 % pour les pommes de terre, 37 % pour les fruits tempérés ou 26 % pour les porcs.

    Mais ce que l’on passe sous silence, c’est que le taux d’#autoapprovisionnement – soit le rapport entre la production et la consommation françaises – est de 148 % pour le blé dur, 113 % pour les pommes de terre, 82 % pour les fruits tempérés et 103 % pour le porc. Le problème de souveraineté alimentaire n’en est pas un. Le vrai problème, c’est qu’on exporte ce que l’on produit, y compris ce dont on a besoin. Cherchez l’erreur.

    D’autres arguments viennent encore se greffer à celui de la souveraineté, dans un monde d’#interdépendances : la #France serait le « grenier à blé de l’Europe », il faudrait « nourrir les pays du Sud », la France serait « une puissance exportatrice », etc.

    Au-delà de l’hypocrisie de certaines de ces affirmations – en effet, les #exportations des surplus européens subventionnés ont détruit tout un tissu productif, en Afrique de l’Ouest notamment – il ne s’agit pas là d’enjeux liés à la souveraineté alimentaire, mais d’enjeux stratégiques et politiques liés à la #compétitivité de certains produits agricoles français sur les marchés internationaux.

    Comprendre : la France est la 6e puissance exportatrice de #produits_agricoles et agroalimentaires au monde et elle entend bien le rester.

    Voir la #productivité de façon multifonctionnelle

    S’il ne faut évidemment pas renoncer aux objectifs de #productivité_alimentaire nationaux, ces derniers gagneraient à être redéfinis. Car comment évoquer la souveraineté alimentaire sans parler des besoins en #eau pour produire les aliments, de la dépendance aux #énergies_fossiles générée par les #intrants de synthèse, de l’épuisement de la #fertilité des #sols lié à la #monoculture_intensive ou encore des effets du #réchauffement_climatique ?

    Comment évoquer la souveraineté alimentaire sans parler des enjeux fonciers, de l’évolution du #travail_agricole (25 % des #agriculteurs sont en passe de partir à la retraite), du #gaspillage_alimentaire – qui avoisine les 30 % tout de même – des #besoins_nutritionnels et des #habitudes_alimentaires de la population ?

    La #productivité_alimentaire doit dorénavant se conjuguer avec d’autres formes de productivité tout aussi essentielles à notre pays :

    – la capacité de #rétention_d’eau dans les sols,

    – le renouvellement des #pollinisateurs,

    – le maintien des capacités épuratoires des milieux pour conserver une #eau_potable,

    – le renouvellement de la #fertilité_des_sols,

    – la régulation des espèces nuisibles aux cultures,

    – ou encore la séquestration du carbone dans les sols.

    Or, il est scientifiquement reconnu que les indicateurs de productivité relatifs à ces services baissent depuis plusieurs décennies. Pourtant, ce sont bien ces services qui permettront de garantir une véritable souveraineté alimentaire future.

    La #diversification pour maintenir des rendements élevés

    Une revue de littérature scientifique parue en 2020, compilant plus de 5000 études menées partout dans le monde, montrait que seules des stratégies de diversification des #pratiques_agricoles permettent de répondre à ces objectifs de #performance_plurielle pour l’agriculture, tout en maintenant des #rendements élevés.

    Les ingrédients de cette diversification sont connus :

    – augmentation de la #rotation_des_cultures et des #amendements_organiques,

    – renoncement aux #pesticides_de_synthèse et promotion de l’#agriculture_biologique à grande échelle,

    - réduction du #labour,

    - diversification des #semences et recours aux #variétés_rustiques,

    - ou encore restauration des #haies et des #talus pour limiter le ruissellement de l’#eau_de_pluie.

    Dans 63 % des cas étudiés par ces chercheurs, ces stratégies de diversification ont permis non seulement d’augmenter les #services_écosystémiques qui garantissent la souveraineté alimentaire à long terme, mais aussi les #rendements_agricoles qui permettent de garantir la souveraineté alimentaire à court terme.

    Les sérieux atouts de l’agriculture biologique

    Parmi les pratiques de diversification qui ont fait leurs preuves à grande échelle en France, on retrouve l’agriculture biologique. Se convertir au bio, ce n’est pas simplement abandonner les intrants de synthèse.

    C’est aussi recourir à des rotations de cultures impliquant des #légumineuses fixatrices d’azote dans le sol, utiliser des semences rustiques plus résilientes face aux #parasites, des amendements organiques qui nécessitent des couplages culture-élevage, et enfin parier sur la restauration d’un #paysage qui devient un allié dans la lutte contre les #aléas_naturels. La diversification fait ainsi partie de l’ADN des agriculteurs #bio.

    C’est une question de #réalisme_économique. Les exploitations bio consomment en France deux fois moins de #fertilisant et de #carburant par hectare que les exploitants conventionnels, ce qui les rend moins vulnérables à l’évolution du #prix du #pétrole. En clair, l’agriculture biologique pourrait être la garante de la future souveraineté alimentaire française, alors qu’elle est justement souvent présentée comme une menace pour cette dernière du fait de rendements plus faibles à court terme.

    Au regard des éléments mentionnés plus haut, il s’agit évidemment d’un #faux_procès. Nous sommes autosuffisants et nous avons les réserves foncières qui permettraient de déployer le bio à grande échelle en France, puisque nous sommes passé de 72 % du territoire dédié aux activités agricoles en 1950 à 50 % en 2020. Une petite partie de ces surfaces a été artificialisée tandis que la majorité a tout simplement évolué en friche, à hauteur de 1000 km2 par an en moyenne.

    Par ailleurs, le différentiel de rendement entre le bio et le #conventionnel se réduit après quelques années seulement : de 25 % en moyenne (toutes cultures confondues) au moment de la conversion, il descend à 15 % ensuite. La raison en est l’apprentissage et l’innovation dont font preuve ces agriculteurs qui doivent en permanence s’adapter aux variabilités naturelles. Et des progrès sont encore à attendre, si l’on songe que l’agriculture bio n’a pas bénéficié des 50 dernières années de recherche en #agronomie dédiées aux pratiques conventionnelles.

    Relever le niveau de vie des agriculteurs sans éroder le #pouvoir_d’achat des consommateurs

    Mais a-t-on les moyens d’opérer une telle transition sans réduire le pouvoir d’achat des Français ? Pour répondre à cette question, il faut tout d’abord évoquer le #revenu des #agriculteurs. Il est notoirement faible. Les agriculteurs travaillent beaucoup et vivent mal de leur métier.

    Or, on oublie souvent de le mentionner, mais le surcoût des produits bio est aussi lié au fait que les consommateurs souhaitent mieux rémunérer les agriculteurs : hors subventions, les revenus des agriculteurs bio sont entre 22 % et 35 % plus élevés que pour les agriculteurs conventionnels.

    Ainsi, le consommateur bio consent à payer plus parce que le bio est meilleur pour l’environnement dans son ensemble (eau, air, sol, biodiversité), mais aussi pour que les paysans puissent mieux vivre de leur métier en France sans mettre en danger leur santé.

    Par ailleurs, si le consommateur paie plus cher les produits bio c’est aussi parce qu’il valorise le #travail_agricole en France. Ainsi la production d’aliments bio nécessite plus de #main-d’oeuvre (16 % du total du travail agricole pour 10 % des surfaces) et est très majoritairement localisée en France (71 % de ce qui est consommé en bio est produit en France).

    Cette question du #travail est centrale. Moins de chimie, c’est plus de travail des communautés humaines, animales et végétales. C’est aussi plus d’incertitudes, ce qui n’est évidemment pas simple à appréhender pour un exploitant.

    Mais il faut rappeler que le discours sur le pouvoir d’achat des français, soi-disant garanti par le modèle hyper-productiviste de l’agriculture française, vise surtout à conforter les rentes de situations des acteurs dominants du secteur agricole. Car les coûts sanitaires et environnementaux de ce modèle sont payés par le contribuable.

    Rien que le #traitement_de_l’eau, lié aux pollutions agricoles, pour la rendre potable, coûte entre 500 millions d’euros et 1 milliard d’euros par an à l’État. Or, ce que le consommateur ne paie pas au supermarché, le citoyen le paie avec ses #impôts. Le rapport parlementaire évoqué plus haut ne dit pas autre chose : la socialisation des coûts et la privatisation des bénéfices liés aux #pesticides ne sont plus tolérables.

    Le bio, impensé de la politique agricole française

    Une évidence s’impose alors : il semblerait logique que l’État appuie massivement cette filière en vue de réduire les coûts pour les exploitants bio et ainsi le prix pour les consommateurs de produits bio. En effet, cette filière offre des garanties en matière de souveraineté alimentaire à court et long terme, permet de protéger l’eau et la #santé des Français, est créatrice d’emplois en France. Il n’en est pourtant rien, bien au contraire.

    L’État a promu le label #Haute_valeur_environnementale (#HVE), dont l’intérêt est très limité, comme révélé par l’Office français de la biodiversité (OFB). L’enjeu semble surtout être de permettre aux agriculteurs conventionnels de toucher les aides associés au plan de relance et à la nouvelle #PAC, au risque de créer une #concurrence_déloyale vis-à-vis des agriculteurs bio, d’autant plus que les #aides_publiques au maintien de l’agriculture biologique ont été supprimées en 2023.

    La décision récente de l’État de retirer son projet de #taxe sur l’usage des pesticides créé aussi, de facto, un avantage comparatif pour le conventionnel vis-à-vis du bio. Enfin, rappelons que la Commission européenne a pointé à plusieurs reprises que la France était le seul pays européen à donner moins de subventions par unité de travail agricole aux céréaliers bio qu’aux conventionnels.

    Ainsi, un céréalier bio français reçoit un tiers de subventions en moins par unité de travail agricole qu’un céréalier conventionnel, alors qu’en Allemagne ou en Autriche, il recevrait 50 % de #subventions supplémentaires. En France, l’État renonce aux taxes sur les pesticides tout en maintenant des #charges_sociales élevées sur le travail agricole, alors que c’est évidemment l’inverse dont aurait besoin la #transition_agroécologique.

    Que peuvent faire les citoyens au regard de ce constat déprimant ? Consommer des produits bio malgré tout, et trouver des moyens de les payer moins cher, grâce par exemple à la #vente_directe et à des dispositifs tels que les #AMAP qui permettent de réduire le coût du transport, de la transformation et de la distribution tout autant que le gâchis alimentaire, les variabilités de la production étant amorties par la variabilité du contenu du panier.

    Les agriculteurs engagés pour la #transition_écologique, de leur côté, peuvent réduire les risques associés aux variabilités naturelles et économiques en créant de nouvelles formes d’exploitations coopératives combinant plusieurs activités complémentaires : élevage, culture, transformation, conditionnement et distribution peuvent être organisés collectivement pour mutualiser les coûts et les bénéfices, mais aussi se réapproprier une part significative de la #chaîne_de_valeur laissée aujourd’hui au monde de l’agro-industrie et de la grande distribution.

    Il ne s’agit pas d’une #utopie. De nombreux acteurs essaient de faire émerger, malgré les résistances institutionnelles, ces nouvelles pratiques permettant de garantir la souveraineté alimentaire de la France à long terme.

    https://theconversation.com/une-vraie-souverainete-alimentaire-pour-la-france-220560
    #foncier #industrie_agro-alimentaire #alimentation #collectivisation
    #à_lire #ressources_pédagogiques

  • Book club : « Aux sources de l’utopie numérique » de Fred Turner
    https://fisheyeimmersive.com/article/book-club-aux-sources-de-lutopie-numerique-de-fred-turner

    Avant de s’imposer dans les musées, l’art numérique trouve sa source dans les bibliothèques. « Book Club » revient sur ces livres essentiels des mouvements créatifs explorant les liens avec les nouvelles technologies. IA, métavers, réalité augmentée… Ces auteurs traitent de tout ! Aujourd’hui, focus sur Aux sources de l’utopie numérique, un classique à ranger dans le champ des humanités numériques, un ouvrage essentiel où Fred Turner revient sur l’histoire de la contre-culture américaine à travers la figure de Stewart Brand.
    L’auteur

    Actuellement professeur de Communication à l’Université de Stanford, Fred Turner s’est d’abord illustré comme journaliste au sein de nombreux médias, du Boston Globe Sunday Magazine au The Boston Phoenix, en passant par le mythique Harper’s. À partir de 1987, il se tourne en parallèle vers l’enseignement et rejoint le corps professoral de l’Université Northeastern avant d’intégrer l’Université de Boston, puis Harvard, le MIT et, en 2003, l’Université de Stanford.

    Cependant, le goût de l’écriture ne le quitte jamais. En parallèle à sa carrière d’universitaire, Fred Turner continue ainsi d’analyser des phénomènes culturels bien précis dans divers ouvrages, en rapprochant notamment la contre-culture hippie de la cyberculture.
    Le pitch

    Cette thèse est notamment développée dans son ouvrage le plus connu, Aux sources de l’utopie numérique, publié en 2012 aux éditions C&F (et réédité en 2021). Pour développer sa théorie, il s’appuie sur la biographie de Stewart Brand, hippie technophile et gourou de la contre-culture des années 1970, qu’il érige en personnalité charnière entre plusieurs univers, a priori très éloignés. De la consommation de LSD à sa théorisation, des communautés marginales aux pontes de la Silicon Valley, Aux sources de l’utopie numérique, cité en référence par Grégory Chatonsky, montre que les contre-cultures, aussi distantes semblent-elles, ne sont finalement pas si éloignées. Mieux, elles n’ont cessé de s’influencer mutuellement.
    Fred Turner ©C&F Éditions
    Notre avis

    Fresque colorée et dynamique, Aux sources de l’utopie numérique réussit le tour de force de rendre accessibles des aspects complexes de l’informatique, de la cybernétique mais aussi des différentes contre-cultures américaines, grâce à une figure qui semble presque irréelle tant elle est fascinante. Choisir la personne de Stewart Brand pour étayer son propos relève presque du génie, et l’on se plaît à suivre le parcours hallucinant du créateur du Whole Earth Catalog, comparé par Steve Jobs à une version papier du moteur de recherche Google, tout en faisant des ponts entre différents mondes.

    Au passage, Fred Turner déploie ici un regard critique et des théories, non redevables à l’effet waouh propre aux innovations technologiques, qui annoncent en quelque sorte le thème de son dernier ouvrage (L’usage de l’art : de Burning Man à Facebook, art, technologie et management dans la Silicon Valley), publié en 2020 (toujours chez C&F Éditions), où il écrit ceci : « Le monde de l’art s’est mondialisé et financiarisé. L’art est ainsi devenu une sorte de monnaie mondiale ».

    #Fred_Turner #Utopie_numérique

  • #José_Vieira : « La #mémoire des résistances face à l’accaparement des terres a été peu transmise »

    Dans « #Territórios_ocupados », José Vieira revient sur l’#expropriation en #1941 des paysans portugais de leurs #terres_communales pour y planter des #forêts. Cet épisode explique les #mégafeux qui ravagent le pays et résonne avec les #luttes pour la défense des #biens_communs.

    Né au Portugal en 1957 et arrivé enfant en France à l’âge de 7 ans, José Vieira réalise depuis plus de trente ans des documentaires qui racontent une histoire populaire de l’immigration portugaise.

    Bien loin du mythe des Portugais·es qui se seraient « intégré·es » sans le moindre problème en France a contrario d’autres populations, José Vieira s’est attaché à démontrer comment l’#immigration_portugaise a été un #exode violent – voir notamment La Photo déchirée (2001) ou Souvenirs d’un futur radieux (2014) –, synonyme d’un impossible retour.

    Dans son nouveau documentaire, Territórios ocupados, diffusé sur Mediapart, José Vieira a posé sa caméra dans les #montagnes du #Caramulo, au centre du #Portugal, afin de déterrer une histoire oubliée de la #mémoire_collective rurale du pays. Celle de l’expropriation en 1941, par l’État salazariste, de milliers de paysans et de paysannes de leurs terres communales – #baldios en portugais.

    Cette #violence étatique a été opérée au nom d’un vaste #projet_industriel : planter des forêts pour développer économiquement ces #territoires_ruraux et, par le même geste, « civiliser » les villageois et villageoises des #montagnes, encore rétifs au #salariat et à l’ordre social réactionnaire de #Salazar. Un épisode qui résonne aujourd’hui avec les politiques libérales des États qui aident les intérêts privés à accaparer les biens communs.

    Mediapart : Comment avez-vous découvert cette histoire oubliée de l’expropriation des terres communales ou « baldios » au Portugal ?

    José Vieira : Complètement par hasard. J’étais en train de filmer Le pain que le diable a pétri (2012, Zeugma Films) sur les habitants des montagnes au Portugal qui sont partis après-guerre travailler dans les usines à Lisbonne.

    Je demandais à un vieux qui est resté au village, António, quelle était la définition d’un baldio – on voit cet extrait dans le documentaire, où il parle d’un lieu où tout le monde peut aller pour récolter du bois, faire pâturer ses bêtes, etc. Puis il me sort soudain : « Sauf que l’État a occupé tous les baldios, c’était juste avant que je parte au service militaire. »

    J’étais estomaqué, je voulais en savoir plus mais impossible, car dans la foulée, il m’a envoyé baladé en râlant : « De toute façon, je ne te supporte pas aujourd’hui. »

    Qu’avez-vous fait alors ?

    J’ai commencé à fouiller sur Internet et j’ai eu la chance de tomber sur une étude parue dans la revue de sociologie portugaise Análise Social, qui raconte comment dans les années 1940 l’État salazariste avait pour projet initial de boiser 500 000 hectares de biens communaux en expropriant les usagers de ces terres.

    Je devais ensuite trouver des éléments d’histoire locale, dans la Serra do Caramulo, dont je suis originaire. J’ai passé un temps fou le nez dans les archives du journal local, qui était bien sûr à l’époque entièrement dévoué au régime.

    Après la publication de l’avis à la population que les baldios seront expropriés au profit de la plantation de forêts, plus aucune mention des communaux n’apparaît dans la presse. Mais rapidement, des correspondants locaux et des éditorialistes vont s’apercevoir qu’il existe dans ce territoire un malaise, qu’Untel abandonne sa ferme faute de pâturage ou que d’autres partent en ville. En somme, que sans les baldios, les gens ne s’en sortent plus.

    Comment sont perçus les communaux par les tenants du salazarisme ?

    Les ingénieurs forestiers décrivent les paysans de ces territoires comme des « primitifs » qu’il faut « civiliser ». Ils se voient comme des missionnaires du progrès et dénoncent l’oisiveté de ces montagnards peu enclins au salariat.

    À Lisbonne, j’ai trouvé aussi une archive qui parle des baldios comme étant une source de perversion, de mœurs légères qui conduisent à des enfants illégitimes dans des coins où « les familles vivent presque sans travailler ». Un crime dans un régime où le travail est élevé au rang de valeur suprême.

    On retrouve tous ces différents motifs dans le fameux Portrait du colonisé d’Albert Memmi (1957). Car il y a de la part du régime un vrai discours de colonisateur vis-à-vis de ces régions montagneuses où l’État et la religion ont encore peu de prise sur les habitants.

    En somme, l’État salazariste veut faire entrer ces Portugais reculés dans la modernité.

    Il y a eu des résistances face à ces expropriations ?

    Les villageois vont être embauchés pour boiser les baldios. Sauf qu’après avoir semé les pins, il faut attendre vingt ans pour que la forêt pousse.

    Il y a eu alors quelques histoires d’arrachage clandestin d’arbres. Et je raconte dans le film comment une incartade avec un garde forestier a failli virer au drame à cause d’une balle perdue – je rappelle qu’on est alors sous la chape de plomb du salazarisme. D’autres habitants ont aussi tabassé deux gardes forestiers à la sortie d’un bar et leur ont piqué leurs flingues.

    Mais la mémoire de ces résistances a peu été transmise. Aujourd’hui, avec l’émigration, il ne reste plus rien de cette mémoire collective, la plupart des vieux et vieilles que j’ai filmés dans ce documentaire sont déjà morts.

    Comment justement avez-vous travaillé pour ce documentaire ?

    Quand António me raconte cette histoire d’expropriation des baldios par l’État, c’était en 2010 et je tournais un documentaire, Souvenirs d’un futur radieux. Puis lorsqu’en 2014 un premier incendie a calciné le paysage forestier, je me suis dit qu’il fallait que je m’y mette.

    J’ai travaillé doucement, pendant trois ans, sans savoir où j’allais réellement. J’ai filmé un village situé à 15 kilomètres de là où je suis né. J’ai fait le choix d’y suivre des gens qui subsistent encore en pratiquant une agriculture traditionnelle, avec des outils de travail séculaires, comme la roue celte. Ils ont les mêmes pratiques que dans les années 1940, et qui sont respectueuses de l’écosystème, de la ressource en eau, de la terre.

    Vous vous êtes aussi attaché à retracer tel un historien cet épisode de boisement à marche forcée...

    Cette utopie industrialiste date du XIXe siècle, des ingénieurs forestiers parlant déjà de vouloir récupérer ces « terres de personne ». Puis sous Salazar, dans les années 1930, il y a eu un débat intense au sein du régime entre agrairistes et industrialistes. Pour les premiers, boiser ne va pas être rentable et les baldios sont vitaux aux paysans. Pour les seconds, le pays a besoin de l’industrie du bois pour décoller économiquement, et il manque de bras dans les villes pour travailler dans les usines.

    Le pouvoir central a alors même créé un organisme étatique, la Junte de colonisation interne, qui va recenser les baldios et proposer d’installer des personnes en leur donnant à cultiver des terres communales – des colonies de repeuplement pour résumer.

    Finalement, l’industrie du bois et de la cellulose l’a emporté. La loi de boisement des baldios est votée en 1938 et c’est en novembre 1941 que ça va commencer à se mettre en place sur le terrain.

    Une enquête publique a été réalisée, où tout le monde localement s’est prononcé contre. Et comme pour les enquêtes aujourd’hui en France, ils se sont arrangés pour dire que les habitants étaient d’accord.

    Qu’en est-il aujourd’hui de ces forêts ? Subsiste-t-il encore des « baldios » ?

    Les pinèdes sont exploitées par des boîtes privées qui font travailler des prolos qui galèrent en bossant dur. Mais beaucoup de ces forêts ont brûlé ces dernière décennies, notamment lors de la grande vague d’incendies au Portugal de 2017, où des gens du village où je filmais ont failli périr.

    Les feux ont dévoilé les paysages de pierre qu’on voyait auparavant sur les photos d’archives du territoire, avant que des pins de 30 mètres de haut ne bouchent le paysage.

    Quant aux baldios restants, ils sont loués à des entreprises de cellulose qui y plantent de l’eucalyptus. D’autres servent à faire des parcs d’éoliennes. Toutes les lois promues par les différents gouvernements à travers l’histoire du Portugal vont dans le même sens : privatiser les baldios alors que ces gens ont géré pendant des siècles ces espaces de façon collective et très intelligente.

    J’ai fait ce film avec en tête les forêts au Brésil gérées par les peuples autochtones depuis des siècles, TotalEnergies en Ouganda qui déplace 100 000 personnes de leurs terres pour du pétrole ou encore Sainte-Soline, où l’État aide les intérêts privés à accaparer un autre bien commun : l’eau.

    https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/021223/jose-vieira-la-memoire-des-resistances-face-l-accaparement-des-terres-ete-

    #accaparement_de_terres #terre #terres #dictature #histoire #paysannerie #Serra_do_Caramulo #communaux #salazarisme #progrès #colonisation #colonialisme #rural #modernité #résistance #incendie #boisement #utopie_industrialiste #ingénieurs #ingénieurs_forestiers #propriété #industrie_du_bois #Junte_de_colonisation_interne #colonies_de_repeuplement #cellulose #pinèdes #feux #paysage #privatisation #eucalyptus #éoliennes #loi #foncier

  • Fermes, coopératives... « En #Palestine, une nouvelle forme de #résistance »

    Jardins communautaires, coopératives... En Cisjordanie et à Gaza, les Palestiniens ont développé une « #écologie_de_la_subsistance qui n’est pas séparée de la résistance », raconte l’historienne #Stéphanie_Latte_Abdallah.

    Alors qu’une trêve vient de commencer au Proche-Orient entre Israël et le Hamas, la chercheuse Stéphanie Latte Abdallah souligne les enjeux écologiques qui se profilent derrière le #conflit_armé. Elle rappelle le lien entre #colonisation et #destruction de l’#environnement, et « la relation symbiotique » qu’entretiennent les Palestiniens avec leur #terre et les êtres qui la peuplent. Ils partagent un même destin, une même #lutte contre l’#effacement et la #disparition.

    Stéphanie Latte Abdallah est historienne et anthropologue du politique, directrice de recherche au CNRS (CéSor-EHESS). Elle a récemment publié La toile carcérale, une histoire de l’enfermement en Palestine (Bayard, 2021).

    Reporterre — Comment analysez-vous à la situation à #Gaza et en #Cisjordanie ?

    Stéphanie Latte Abdallah — L’attaque du #Hamas et ses répercussions prolongent des dynamiques déjà à l’œuvre mais c’est une rupture historique dans le déchaînement de #violence que cela a provoqué. Depuis le 7 octobre, le processus d’#encerclement de la population palestinienne s’est intensifié. #Israël les prive de tout #moyens_de_subsistance, à court terme comme à moyen terme, avec une offensive massive sur leurs conditions matérielles d’existence. À Gaza, il n’y a plus d’accès à l’#eau, à l’#électricité ou à la #nourriture. Des boulangeries et des marchés sont bombardés. Les pêcheurs ne peuvent plus accéder à la mer. Les infrastructures agricoles, les lieux de stockage, les élevages de volailles sont méthodiquement démolis.

    En Cisjordanie, les Palestiniens subissent — depuis quelques années déjà mais de manière accrue maintenant — une forme d’#assiègement. Des #cultures_vivrières sont détruites, des oliviers abattus, des terres volées. Les #raids de colons ont été multipliés par deux, de manière totalement décomplexée, pour pousser la population à partir, notamment la population bédouine qui vit dans des zones plus isolées. On assiste à un approfondissement du phénomène colonial. Certains parlent de nouvelle #Nakba [littéralement « catastrophe » en Arabe. Cette expression fait référence à l’exode forcé de la population palestinienne en 1948]. On compte plus d’1,7 million de #déplacés à Gaza. Où iront-ils demain ?

    « Israël mène une #guerre_totale à une population civile »

    Gaza a connu six guerres en dix-sept ans mais il y a quelque chose d’inédit aujourd’hui, par l’ampleur des #destructions, le nombre de #morts et l’#effet_de_sidération. À défaut d’arriver à véritablement éliminer le Hamas – ce qui est, selon moi, impossible — Israël mène une guerre totale à une population civile. Il pratique la politique de la #terre_brûlée, rase Gaza ville, pilonne des hôpitaux, humilie et terrorise tout un peuple. Cette stratégie a été théorisée dès 2006 par #Gadi_Eizenkot, aujourd’hui ministre et membre du cabinet de guerre, et baptisée « la #doctrine_Dahiya », en référence à la banlieue sud de Beyrouth. Cette doctrine ne fait pas de distinction entre #cibles_civiles et #cibles_militaires et ignore délibérément le #principe_de_proportionnalité_de_la_force. L’objectif est de détruire toutes les infrastructures, de créer un #choc_psychologique suffisamment fort, et de retourner la population contre le Hamas. Cette situation nous enferme dans un #cycle_de_violence.

    Vos travaux les plus récents portent sur les initiatives écologiques palestiniennes. Face à la fureur des armes, on en entend évidemment peu parler. Vous expliquez pourtant qu’elles sont essentielles. Quelles sont-elles ?

    La Palestine est un vivier d’#innovations politiques et écologiques, un lieu de #créativité_sociale. Ces dernières années, suite au constat d’échec des négociations liées aux accords d’Oslo [1] mais aussi de l’échec de la lutte armée, s’est dessinée une #troisième_voie.

    Depuis le début des années 2000, la #société_civile a repris l’initiative. Dans de nombreux villages, des #marches et des #manifestations hebdomadaires sont organisées contre la prédation des colons ou pour l’#accès_aux_ressources. Plus récemment, s’est développée une #économie_alternative, dite de résistance, avec la création de #fermes, parfois communautaires, et un renouveau des #coopératives.

    L’objectif est de reconstruire une autre société libérée du #néolibéralisme, de l’occupation et de la #dépendance à l’#aide_internationale. Des agronomes, des intellectuels, des agriculteurs, des agricultrices, des associations et des syndicats de gauche se sont retrouvés dans cette nouvelle forme de résistance en dehors de la politique institutionnelle. Une jeune génération a rejoint des pionniers. Plutôt qu’une solution nationale et étatique à la colonisation israélienne — un objectif trop abstrait sur lequel personne n’a aujourd’hui de prise — il s’agit de promouvoir des actions à l’échelle citoyenne et locale. L’idée est de retrouver de l’#autonomie et de parvenir à des formes de #souveraineté par le bas. Des terres ont été remises en culture, des #fermes_agroécologiques ont été installées — dont le nombre a explosé ces cinq dernières années — des #banques_de_semences locales créées, des modes d’#échange directs entre producteurs et consommateurs mis en place. On a parlé d’« #intifada_verte ».

    Une « intifada verte » pour retrouver de l’autonomie

    Tout est né d’une #prise_de_conscience. Les #territoires_palestiniens sont un marché captif pour l’#économie israélienne. Il y a très peu de #production. Entre 1975 et 2014, la part des secteurs de l’agriculture et de l’#industrie dans le PIB a diminué de moitié. 65 % des produits consommés en Cisjordanie viennent d’Israël, et plus encore à Gaza. Depuis les accords d’Oslo en 1995, la #production_agricole est passée de 13 % à 6 % du PIB.

    Ces nouvelles actions s’inscrivent aussi dans l’histoire de la résistance : au cours de la première Intifada (1987-1993), le #boycott des taxes et des produits israéliens, les #grèves massives et la mise en place d’une économie alternative autogérée, notamment autour de l’agriculture, avaient été centraux. À l’époque, des #jardins_communautaires, appelés « les #jardins_de_la_victoire » avait été créés. Ce #soulèvement, d’abord conçu comme une #guerre_économique, entendait alors se réapproprier les #ressources captées par l’occupation totale de la Cisjordanie et de la #bande_de_Gaza.

    Comment définiriez-vous l’#écologie palestinienne ?

    C’est une écologie de la subsistance qui n’est pas séparée de la résistance, et même au-delà, une #écologie_existentielle. Le #retour_à_la_terre participe de la lutte. C’est le seul moyen de la conserver, et donc d’empêcher la disparition totale, de continuer à exister. En Cisjordanie, si les terres ne sont pas cultivées pendant 3 ou 10 ans selon les modes de propriété, elles peuvent tomber dans l’escarcelle de l’État d’Israël, en vertu d’une ancienne loi ottomane réactualisée par les autorités israéliennes en 1976. Donc, il y a une nécessité de maintenir et augmenter les cultures, de redevenir paysans, pour limiter l’expansion de la #colonisation. Il y a aussi une nécessité d’aller vers des modes de production plus écologiques pour des raisons autant climatiques que politiques. Les #engrais et les #produits_chimiques proviennent des #multinationales via Israël, ces produits sont coûteux et rendent les sols peu à peu stériles. Il faut donc inventer autre chose.

    Les Palestiniens renouent avec une forme d’#agriculture_économe, ancrée dans des #savoir-faire_ancestraux, une agriculture locale et paysanne (#baladi) et #baaliya, c’est-à-dire basée sur la pluviométrie, tout en s’appuyant sur des savoirs nouveaux. Le manque d’#eau pousse à développer cette méthode sans #irrigation et avec des #semences anciennes résistantes. L’idée est de revenir à des formes d’#agriculture_vivrière.

    La #révolution_verte productiviste avec ses #monocultures de tabac, de fraises et d’avocats destinée à l’export a fragilisé l’#économie_palestinienne. Elle n’est pas compatible avec l’occupation et le contrôle de toutes les frontières extérieures par les autorités israéliennes qui les ferment quand elles le souhaitent. Par ailleurs, en Cisjordanie, il existe environ 600 formes de check-points internes, eux aussi actionnés en fonction de la situation, qui permettent de créer ce que l’armée a nommé des « #cellules_territoriales ». Le #territoire est morcelé. Il faut donc apprendre à survivre dans des zones encerclées, être prêt à affronter des #blocus et développer l’#autosuffisance dans des espaces restreints. Il n’y a quasiment plus de profondeur de #paysage palestinien.

    « Il faut apprendre à survivre dans des zones encerclées »

    À Gaza, on voit poindre une #économie_circulaire, même si elle n’est pas nommée ainsi. C’est un mélange de #débrouille et d’#inventivité. Il faut, en effet, recycler les matériaux des immeubles détruits pour pouvoir faire de nouvelles constructions, parce qu’il y a très peu de matériaux qui peuvent entrer sur le territoire. Un entrepreneur a mis au point un moyen d’utiliser les ordures comme #matériaux. Les modes de construction anciens, en terre ou en sable, apparaissent aussi mieux adaptés au territoire et au climat. On utilise des modes de production agricole innovants, en #hydroponie ou bien à la #verticale, parce que la terre manque, et les sols sont pollués. De nouvelles pratiques énergétiques ont été mises en place, surtout à Gaza, où, outre les #générateurs qui remplacent le peu d’électricité fournie, des #panneaux_solaires ont été installés en nombre pour permettre de maintenir certaines activités, notamment celles des hôpitaux.

    Est-ce qu’on peut parler d’#écocide en ce moment ?

    Tout à fait. Nombre de Palestiniens emploient maintenant le terme, de même qu’ils mettent en avant la notion d’#inégalités_environnementales avec la captation des #ressources_naturelles par Israël (terre, ressources en eau…). Cela permet de comprendre dans leur ensemble les dégradations faites à l’#environnement, et leur sens politique. Cela permet aussi d’interpeller le mouvement écologiste israélien, peu concerné jusque-là, et de dénoncer le #greenwashing des autorités. À Gaza, des #pesticides sont épandus par avion sur les zones frontalières, des #oliveraies et des #orangeraies ont été arrachées. Partout, les #sols sont pollués par la toxicité de la guerre et la pluie de #bombes, dont certaines au #phosphore. En Cisjordanie, les autorités israéliennes et des acteurs privés externalisent certaines #nuisances_environnementales. À Hébron, une décharge de déchets électroniques a ainsi été créée. Les eaux usées ne sont pas également réparties. À Tulkarem, une usine chimique considérée trop toxique a été également déplacée de l’autre côté du Mur et pollue massivement les habitants, les terres et les fermes palestiniennes alentour.

    « Il existe une relation intime entre les Palestiniens et leur environnement »

    Les habitants des territoires occupés, et leur environnement — les plantes, les arbres, le paysage et les espèces qui le composent — sont attaqués et visés de manière similaire. Ils sont placés dans une même #vulnérabilité. Pour certains, il apparaît clair que leur destin est commun, et qu’ils doivent donc d’une certaine manière résister ensemble. C’est ce que j’appelle des « #résistances_multispécifiques », en écho à la pensée de la [philosophe féministe étasunienne] #Donna_Haraway. [2] Il existe une relation intime entre les Palestiniens et leur environnement. Une même crainte pour l’existence. La même menace d’#effacement. C’est très palpable dans le discours de certaines personnes. Il y a une lutte commune pour la #survie, qui concerne autant les humains que le reste du vivant, une nécessité écologique encore plus aigüe. C’est pour cette raison que je parle d’#écologisme_existentiel en Palestine.

    Aujourd’hui, ces initiatives écologistes ne sont-elles pas cependant menacées ? Cet élan écologiste ne risque-t-il pas d’être brisé par la guerre ?

    Il est évidemment difficile d’exister dans une guerre totale mais on ne sait pas encore comment cela va finir. D’un côté, on assiste à un réarmement des esprits, les attaques de colons s’accélèrent et les populations palestiniennes en Cisjordanie réfléchissent à comment se défendre. De l’autre côté, ces initiatives restent une nécessité pour les Palestiniens. J’ai pu le constater lors de mon dernier voyage en juin, l’engouement est réel, la dynamique importante. Ce sont des #utopies qui tentent de vivre en pleine #dystopie.

    https://reporterre.net/En-Palestine-l-ecologie-n-est-pas-separee-de-la-resistance
    #agriculture #humiliation #pollution #recyclage #réusage #utopie

    • La toile carcérale. Une histoire de l’enfermement en Palestine

      Dans les Territoires palestiniens, depuis l’occupation de 1967, le passage par la prison a marqué les vécus et l’histoire collective. Les arrestations et les incarcérations massives ont installé une toile carcérale, une détention suspendue. Environ 40 % des hommes palestiniens sont passés par les prisons israéliennes depuis 1967. Cet ouvrage remarquable permet de comprendre en quoi et comment le système pénal et pénitentiaire est un mode de contrôle fractal des Territoires palestiniens qui participe de la gestion des frontières. Il raconte l’envahissement carcéral mais aussi la manière dont la politique s’exerce entre Dedans et Dehors, ses effets sur les masculinités et les féminités, les intimités. Stéphanie Latte Abdallah a conduit une longue enquête ethnographique, elle a réalisé plus de 350 entretiens et a travaillé à partir d’archives et de documents institutionnels. Grâce à une narration sensible s’apparentant souvent au documentaire, le lecteur met ses pas dans ceux de l’auteure à la rencontre des protagonistes de cette histoire contemporaine méconnue.

      https://livres.bayard-editions.com/livres/66002-la-toile-carcerale-une-histoire-de-lenfermement-en-pal
      #livre

  • Hayek, théoricien et militant
    https://laviedesidees.fr/Bourdeau-La-fin-de-l-utopie-liberale

    Hayek a toujours présenté sa refondation du #libéralisme comme une #utopie, reposant sur l’idée d’un ordre social spontané et autorégulé, contre les chimères de la justice sociale. À propos de : Michel Bourdeau, La fin de l’utopie libérale. Introduction critique à la pensée de Friedrich Hayek, Hermann

    #Philosophie #néo-libéralisme
    https://laviedesidees.fr/IMG/docx/20231123_hayek.docx
    https://laviedesidees.fr/IMG/docx/20231123_hayek-2.docx
    https://laviedesidees.fr/IMG/pdf/20231123_hayek.pdf

  • La Question d’Israël, Olivier Tonneau
    https://blogs.mediapart.fr/olivier-tonneau/blog/161023/la-question-disrael

    La violence qui s’abat sur Gaza appelle à une condamnation sans faille d’Israël. Elle suscite également pour l’Etat hébreu une haine qui exige, en revanche, d’être soumise à l’analyse.

    Ce texte mûrit depuis des années. J’aurais préféré ne pas l’écrire en des temps de fureur et de sang mais sans l’effroi de ces derniers jours, je ne m’y serais peut-être jamais décidé.
    Effroi devant les crimes du #Hamas : j’ai repris contact avec Noam, mon témoin de mariage perdu de vue depuis des années qui vit à Tel Aviv, pour m’assurer qu’il allait bien ainsi que ses proches. Effroi devant les cris de joie poussés par tout ce que mon fil Facebook compte d’ « #antisionistes », puis par le communiqué du #NPA accordant son soutien à la résistance palestinienne quelques moyens qu’elle choisisse – comme si la #guerre justifiait tout et qu’il n’existait pas de #crimes_de_guerre.
    Effroi, ensuite, face aux réactions des #médias français qui, refusant absolument toute contextualisation de ces crimes, préparaient idéologiquement l’acceptation de la répression qui s’annonçait. Effroi face à cette répression même, à la dévastation de #Gaza. Effroi d’entendre Netanyahou se vanter d’initier une opération punitive visant à marquer les esprits et les corps pour des décennies, puis son ministre qualifier les #Gazaouis d’animaux. Ainsi les crimes commis par le Hamas, que seule une mauvaise foi éhontée peut séparer des violences infligées par le gouvernement d’extrême-droite israélien aux #Palestiniens, servent de prétexte au durcissement de l’oppression qui les a engendrés. Effroi, enfin, face au concert d’approbation des puissances occidentales unanimes : les acteurs qui seuls auraient le pouvoir de ramener #Israël à la raison, qui d’ailleurs en ont la responsabilité morale pour avoir porté l’Etat Hébreu sur les fonts baptismaux, l’encouragent au contraire dans sa démence suicidaire.

    Je veux dans ce texte dire trois choses. Les deux premières tiennent en peu de mots. D’abord, ceux qui hurlent de joie face au #meurtre_de_civils ont perdu l’esprit. Je n’ose imaginer ce qui se passe dans celui de victimes d’une oppression soutenue ; quant aux #militants regardant tout cela de France, ils ont en revanche perdu toute mon estime. Cependant – c’est la deuxième chose – si la qualification des actes du #Hamas ne fait aucun doute, un crime s’analyse, même en droit, dans son contexte. Or si la responsabilité des agents est toujours engagée, elle ne délie nullement Israël de sa responsabilité écrasante dans la mise en œuvre d’occupations, de répressions, de violences propres à susciter la haine et la folie meurtrière. Qui plus est, Israël étant dans l’affaire la puissance dominante a seule les moyens de transformer son environnement. Le gouvernement Israélien est cause première de la folie meurtrière et premier responsable de l’accélération du cycle infernal. Qu’il y eût une troisième chose à dire, c’est ce qui m’est apparu en lisant dans un tweet de Louis Boyard : 
    « Il est hors de question que je me penche sur la question d’Israël (…). L’Etat d’Israël est une terre « volée » à la Palestine qu’ils le veuillent ou non ».

    Ce sont là propos parfaitement banals de la part des antisionistes d’aujourd’hui. Ils ont le mérite de dire crûment que la critique d’Israël, au-delà des actes barbares commis par son gouvernement, porte sur le fondement même de l’Etat hébreu dont on aurait tout dit une fois rappelé qu’il s’est fondé sur le « vol » d’une terre. Cette attitude est à mes yeux irresponsable et même choquante. Comment ne pas entendre l’écho assourdissant de la vieille « question juive » dans la formule « question d’Israël » ? Aussi l’enjeu principal de ce texte, qui exige un développement d’une certaine longueur, est cette question même.

    ... « la #colonisation travaille à déciviliser le #colonisateur, à l’abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la #haine_raciale, au relativisme moral » (Aimé Césaire)

    ... « La référence permanente au génocide des Juifs d’Europe et l’omniprésence de ces terribles images fait que, si la réalité du rapport de forces rend impossible l’adoption des comportements des victimes juives, alors on adopte, inconsciemment ou en général, les comportements des massacreurs du peuple juif : on marque les Palestiniens sur les bras, on les fait courir nus, on les parque derrière des barbelés et des miradors, on s’est même servi pendant un cours moment de Bergers Allemands. » #Michel_Warschawski

    ... le gouvernement israélien ne fonde pas sa sécurité sur le désarmement du Hamas mais sur le traumatisme des Palestiniens dans leur ensemble, ces « animaux » auxquels on promet un châtiment qui rentrera dans l’histoire – comme s’il était temps de leur offrir, à eux aussi, l’impérissable souvenir d’un holocauste....

    ... « Encore une victoire comme celle-là et nous sommes perdus » (Ahron Bregman)

    ... si deux millions de pieds-noirs ont pu retraverser la Méditerranée, deux cent cinquante mille colons peuvent repasser la ligne verte : c’est une question de volonté politique.

    #toctoc #nationalisme #génocide #déshumanisation_de_l’autre #juifs #israéliens #Intifada #11_septembre_2001 #Patriot_Act #histoire #utopie #paix #Henry_Laurens #Edward_Saïd #Maxime_Rodinson #Ahron_Bregman #Henryk_Erlich #Emmanuel_Szerer #Bund #POSDR #URSS #fascisme #nazisme #Vladimir_Jabotinsky #sionisme #Etats-Unis #Grande-Bretagne #ONU #Nakba #Arthur_Koestler #Albert_Memmi #libération_nationale #Shlomo_Sand #Ilan_Pappe #apartheid #loi_militaire #antisémitisme #diaspora_juive #disapora #religion #fascisme_ethniciste

  • The plan for AI to eat the world - POLITICO
    https://www.politico.com/newsletters/digital-future-daily/2023/09/06/the-plan-for-ai-to-eat-the-world-00114310
    https://static.politico.com/59/d4/f444c07c4c97b0a60ad9c1b62cf7/https-delivery-gettyimages.com/downloads/1258197310

    Les aerticles de Politico sur l’Intelligence artificielle sont toujours très intéressants.

    If “artificial general intelligence” ever arrives — an AI that surpasses human intelligence and capability — what will it actually do to society, and how can we prepare ourselves for it?

    That’s the big, long-term question looming over the effort to regulate this new technological force.

    Tech executives have tried to reassure Washington that their new AI products are tools for harmonious progress and not scary techno-revolution. But if you read between the lines of a new, exhaustive profile of OpenAI — published yesterday in Wired — the implications of the company’s takeover of the global tech conversation become stark, and go a long way toward answering those big existential questions.

    Veteran tech journalist Steven Levy spent months with the company’s leaders, employees and former engineers, and came away convinced that Sam Altman and his team don’t only believe that artificial general intelligence, or AGI, is inevitable, but that it’s likely to transform the world entirely.

    That makes their mission a political one, even if it doesn’t track easily along our current partisan boundaries, and they’re taking halting, but deliberate, steps toward achieving it behind closed doors in San Francisco. They expect AGI to change society so much that the company’s bylaws contain written provisions for an upended, hypothetical version of the future where our current contracts and currencies have no value.

    “Somewhere in the restructuring documents is a clause to the effect that, if the company does manage to create AGI, all financial arrangements will be reconsidered,” Levy notes. “After all, it will be a new world from that point on.”

    Sandhini Agarwal, an OpenAI policy researcher, put a finer point on how he sees the company’s mission at this point in time: “Look back at the industrial revolution — everyone agrees it was great for the world… but the first 50 years were really painful… We’re trying to think how we can make the period before adaptation of AGI as painless as possible.”

    There’s an immediately obvious laundry list of questions that OpenAI’s race to AGI raises, most of them still unanswered: Who will be spared the pain of this “period before adaptation of AGI,” for example? Or how might it transform civic and economic life? And just who decided that Altman and his team get to be the ones to set its parameters, anyway?

    The biggest players in the AI world see the achievement of OpenAI’s mission as a sort of biblical Jubilee, erasing all debts and winding back the clock to a fresh start for our social and political structures.

    So if that’s really the case, how is it possible that the government isn’t kicking down the doors of OpenAI’s San Francisco headquarters like the faceless space-suited agents in “E.T.”?

    In a society based on principles of free enterprise, of course, Altman and his employees are as legally entitled to do what they please in this scenario as they would be if they were building a dating app or Uber competitor. They’ve also made a serious effort to demonstrate their agreement with the White House’s own stated principles for AI development. Levy reported on how democratic caution was a major concern in releasing progressively more powerful GPT models, with chief technology officer Mira Murati telling him they “did a lot of work with misinformation experts and did some red-teaming” and that “there was a lot of discussion internally on how much to release” around the 2019 release of GPT-2.

    Those nods toward social responsibility are a key part of OpenAI’s business model and media stance, but not everyone is satisfied with them. That includes some of the company’s top executives, who split to found Anthropic in 2019. That company’s CEO, Dario Amodei, told the New York Times this summer that his company’s entire goal isn’t to make money or usher in AGI necessarily, but to set safety standards with which other top competitors will feel compelled to comply.

    The big questions about AI changing the world all might seem theoretical. But those within the AI community, and increasing numbers of watchdogs and politicians, are already taking them deadly seriously (despite a steadfast chorus of computer scientists still entirely skeptical about the possibility of AGI at all).

    Just take a recent jeremiad from Foundation for American Innovation senior economist Samuel Hammond, who in a series of blog posts has tackled the political implications of AGI boosters’ claims if taken at face value, and the implications of a potential response from government:

    “The moment governments realize that AI is a threat to their sovereignty, they will be tempted to clamp down in a totalitarian fashion,” Hammond writes. “It’s up to liberal democracies to demonstrate institutional co-evolution as a third-way between degenerate anarchy and an AI Leviathan.”

    For now, that’s a far-fetched future scenario. But as Levy’s profile of OpenAI reveals, it’s one that the people with the most money, computing power and public sway in the AI world hold as gospel truth. Should the AGI revolution put politicians across the globe on their back foot, or out of power entirely, they won’t be able to say they didn’t have a warning.

    #Intelligence_artificielle #OpenAI #Nouveaux_mythes #Utopie

  • Coop ou pas coop de trouver une alternative à la grande distribution ?

    Un #magasin sans client, sans salarié, sans marge, sans contrôle, sans espace de pouvoir où la confiance règne vous y croyez ? Difficile, tant le modèle et les valeurs de la grande distribution, et plus largement capitalistes et bourgeoises ont façonnés nos habitus. Néanmoins, parmi nous certains cherchent l’alternative : supermarchés coopératifs, collaboratifs, épiceries participatives, citoyennes, etc. Des alternatives qui pourtant reprennent nombre des promesses de la grande distribution et de ses valeurs. Les épiceries “autogérées”, “libres” ou encore en “gestion directe” tranchent dans ce paysage. Lieux d’apprentissage de nouvelles habitudes, de remise en cause frontale du pouvoir pyramidal et pseudo-horizontal. Ce modèle sera évidemment à dépasser après la révolution, mais d’ici-là il fait figure de favori pour une #émancipation collective et individuelle.

    Le supermarché : une #utopie_capitaliste désirable pour les tenants de la croyance au mérite

    Le supermarché est le modèle hégémonique de #distribution_alimentaire. #Modèle apparu seulement en 1961 en région parisienne il s’est imposé en quelques décennies en colonisant nos vies, nos corps, nos désirs et nos paysages. Cette utopie capitaliste est devenue réalité à coup de #propagande mais également d’adhésion résonnant toujours avec les promesses de l’époque : travaille, obéis, consomme ; triptyque infernal où le 3e pilier permet l’acceptation voire l’adhésion aux deux autres à la mesure du mérite individuel fantasmé.

    Malgré le succès et l’hégémonie de ce modèle, il a parallèlement toujours suscité du rejet : son ambiance aseptisée et criarde, industrielle et déshumanisante, la relation de prédation sur les fournisseurs et les délocalisations qui en découlent, sa privatisation par les bourgeois, la volonté de manipuler pour faire acheter plus ou plus différenciant et cher, le greenwashing (le fait de servir de l’écologie de manière opportuniste pour des raisons commerciales), etc., tout ceci alimente les critiques et le rejet chez une frange de la population pour qui la recherche d’alternative devient motrice.

    C’est donc contre ce modèle que se (re)créent des #alternatives se réclamant d’une démarche plus démocratique, plus inclusive, ou de réappropriation par le citoyen… Or, ces alternatives se réalisent en partant du #modèle_dominant, jouent sur son terrain selon ses règles et finalement tendent à reproduire souvent coûte que coûte, parfois inconsciemment, les promesses et les côtés désirables du supermarché.
    Comme le dit Alain Accardo dans De Notre Servitude Involontaire “ce qu’il faut se résoudre à remettre en question – et c’est sans doute la pire difficulté dans la lutte contre le système capitaliste -, c’est l’#art_de_vivre qu’il a rendu possible et désirable aux yeux du plus grand nombre.”
    Le supermarché “coopératif”, l’épicerie participative : des pseudo alternatives au discours trompeur

    Un supermarché dit “coopératif” est… un supermarché ! Le projet est de reproduire la promesse mais en supprimant la part dévolue habituellement aux bourgeois : l’appellation “coopératif” fait référence à la structure juridique où les #salariés ont le #pouvoir et ne reversent pas de dividende à des actionnaires. Mais les salariés ont tendance à se comporter collectivement comme un bourgeois propriétaire d’un “moyen de production” et le recrutement est souvent affinitaire : un bourgeois à plusieurs. La valeur captée sur le #travail_bénévole est redistribuée essentiellement à quelques salariés. Dans ce type de supermarché, les consommateurs doivent être sociétaires et “donner” du temps pour faire tourner la boutique, en plus du travail salarié qui y a lieu. Cette “#coopération” ou “#participation” ou “#collaboration” c’est 3h de travail obligatoire tous les mois sous peine de sanctions (contrôles à l’entrée du magasin pour éventuellement vous en interdire l’accès). Ces heures obligatoires sont cyniquement là pour créer un attachement des #bénévoles au supermarché, comme l’explique aux futurs lanceurs de projet le fondateur de Park Slope Food le supermarché New-Yorkais qui a inspiré tous les autres. Dans le documentaire FoodCoop réalisé par le fondateur de la Louve pour promouvoir ce modèle :”Si vous demandez à quelqu’un l’une des choses les plus précieuses de sa vie, c’est-à-dire un peu de son temps sur terre (…), la connexion est établie.”

    L’autre spécificité de ce modèle est l’#assemblée_générale annuelle pour la #démocratie, guère mobilisatrice et non propice à la délibération collective. Pour information, La Louve en 2021 obtient, par voie électronique 449 participations à son AG pour plus de 4000 membres, soit 11%. Presque trois fois moins avant la mise en place de cette solution, en 2019 : 188 présents et représentés soit 4,7%. À Scopeli l’AG se tiendra en 2022 avec 208 sur 2600 membres, soit 8% et enfin à la Cagette sur 3200 membres actifs il y aura 143 présents et 119 représentés soit 8,2%

    Pour le reste, vous ne serez pas dépaysés, votre parcours ressemblera à celui dans un supermarché traditionnel. Bien loin des promesses de solidarité, de convivialité, de résistance qui n’ont su aboutir. Les militants voient de plus en plus clairement les impasses de ce modèle mais il fleurit néanmoins dans de nouvelles grandes villes, souvent récupéré comme plan de carrière par des entrepreneurs de l’#ESS qui y voient l’occasion de se créer un poste à terme ou de développer un business model autour de la vente de logiciel de gestion d’épicerie en utilisant ce souhait de milliers de gens de trouver une alternative à la grande distribution.

    #La_Louve, le premier supermarché de ce genre, a ouvert à Paris en 2016. Plus de 4000 membres, pour plus d’1,5 million d’euros d’investissement au départ, 3 années de lancement et 7,7 millions de chiffre d’affaires en 2021. À la création il revendiquait des produits moins chers, de fonctionner ensemble autrement, ne pas verser de dividende et de choisir ses produits. Cette dernière est toujours mise en avant sur la page d’accueil de leur site web : “Nous n’étions pas satisfaits de l’offre alimentaire qui nous était proposée, alors nous avons décidé de créer notre propre supermarché.” L’ambition est faible et le bilan moins flatteur encore : vous retrouverez la plupart des produits présents dans les grandes enseignes (loin derrière la spécificité d’une Biocoop, c’est pour dire…), à des #prix toujours relativement élevés (application d’un taux de 20% de marge).

    À plus petite échelle existent les épiceries “participatives”. La filiation avec le #supermarché_collaboratif est directe, avec d’une cinquantaine à quelques centaines de personnes. Elles ne peuvent généralement pas soutenir de #salariat et amènent des relations moins impersonnelles grâce à leur taille “plus humaine”. Pour autant, certaines épiceries sont des tremplins vers le modèle de supermarché et de création d’emploi pour les initiateurs. Il en existe donc avec salariés. Les marges, selon la motivation à la croissance varient entre 0 et 30%.

    #MonEpi, startup et marque leader sur un segment de marché qu’ils s’efforcent de créer, souhaite faire tourner son “modèle économique” en margeant sur les producteurs (marges arrières de 3% sur les producteurs qui font annuellement plus de 10 000 euros via la plateforme). Ce modèle très conforme aux idées du moment est largement subventionné et soutenu par des collectivités rurales ou d’autres acteurs de l’ESS et de la start-up nation comme Bouge ton Coq qui propose de partager vos données avec Airbnb lorsque vous souhaitez en savoir plus sur les épiceries, surfant sur la “transition” ou la “résilience”.

    Pour attirer le citoyen dynamique, on utilise un discours confus voire trompeur. Le fondateur de MonEpi vante volontiers un modèle “autogéré”, sans #hiérarchie, sans chef : “On a enlevé le pouvoir et le profit” . L’informatique serait, en plus d’être incontournable (“pour faire ce que l’on ne saurait pas faire autrement”), salvatrice car elle réduit les espaces de pouvoir en prenant les décisions complexes à la place des humains. Pourtant cette gestion informatisée met toutes les fonctions dans les mains de quelques sachant, le tout centralisé par la SAS MonEpi. De surcroit, ces épiceries se dotent généralement (et sont incitées à le faire via les modèles de statut fournis par MonEpi) d’une #organisation pyramidale où le simple membre “participe” obligatoirement à 2-3h de travail par mois tandis que la plupart des décisions sont prises par un bureau ou autre “comité de pilotage”, secondé par des commissions permanentes sur des sujets précis (hygiène, choix des produits, accès au local, etc.). Dans certains collectifs, le fait de participer à ces prises de décision dispense du travail obligatoire d’intendance qui incombe aux simples membres…

    Pour finir, nous pouvons nous demander si ces initiatives ne produisent pas des effets plus insidieux encore, comme la possibilité pour la sous-bourgeoisie qui se pense de gauche de se différencier à bon compte : un lieu d’entre-soi privilégié où on te vend, en plus de tes produits, de l’engagement citoyen bas de gamme, une sorte d’ubérisation de la BA citoyenne, où beaucoup semblent se satisfaire d’un énième avatar de la consom’action en se persuadant de lutter contre la grande distribution. De plus, bien que cela soit inconscient ou de bonne foi chez certains, nous observons dans les discours de nombre de ces initiatives ce que l’on pourrait appeler de l’#autogestion-washing, où les #inégalités_de_pouvoir sont masqués derrière des mots-clés et des slogans (Cf. “Le test de l’Autogestion” en fin d’article).

    L’enfer est souvent pavé de bonnes intentions. Et on pourrait s’en contenter et même y adhérer faute de mieux. Mais ne peut-on pas s’interroger sur les raisons de poursuivre dans des voies qui ont clairement démontré leurs limites alors même qu’un modèle semble apporter des réponses ?

    L’épicerie autogérée et autogouvernée / libre : une #utopie_libertaire qui a fait ses preuves

    Parfois nommé épicerie autogérée, #coopérative_alimentaire_autogérée, #épicerie_libre ou encore #épicerie_en_gestion_directe, ce modèle de #commun rompt nettement avec nombre des logiques décrites précédemment. Il est hélas largement invisibilisé par la communication des modèles sus-nommés et paradoxalement par son caractère incroyable au sens premier du terme : ça n’est pas croyable, ça remet en question trop de pratiques culturelles, il est difficile d’en tirer un bénéfice personnel, c’est trop beau pour être vrai…Car de loin, cela ressemble à une épicerie, il y a bien des produits en rayon mais ce n’est pas un commerce, c’est un commun basé sur l’#égalité et la #confiance. L’autogestion dont il est question ici se rapproche de sa définition : la suppression de toute distinction entre dirigeants et dirigés.

    Mais commençons par du concret ? À #Cocoricoop , épicerie autogérée à Villers-Cotterêts (02), toute personne qui le souhaite peut devenir membre, moyennant une participation libre aux frais annuels (en moyenne 45€ par foyer couvrant loyer, assurance, banque, électricité) et le pré-paiement de ses futures courses (le 1er versement est en général compris entre 50€ et 150€, montant qui est reporté au crédit d’une fiche individuelle de compte). À partir de là, chacun.e a accès aux clés, au local 24h/24 et 7 jours/7, à la trésorerie et peut passer commande seul ou à plusieurs. Les 120 foyers membres actuels peuvent venir faire leurs courses pendant et hors des permanences. Ces permanences sont tenues par d’autres membres, bénévolement, sans obligation. Sur place, des étagères de diverses formes et tailles, de récup ou construites sur place sont alignées contre les murs et plus ou moins généreusement remplies de produits. On y fait ses courses, pèse ses aliments si besoin puis on se dirige vers la caisse… Pour constater qu’il n’y en a pas. Il faut sortir une calculatrice et calculer soi-même le montant de ses courses. Puis, ouvrir le classeur contenant sa fiche personnelle de suivi et déduire ce montant de son solde (somme des pré-paiements moins somme des achats). Personne ne surveille par dessus son épaule, la confiance règne.

    Côté “courses”, c’est aussi simple que cela, mais on peut y ajouter tout un tas d’étapes, comme discuter, accueillir un nouveau membre, récupérer une débroussailleuse, participer à un atelier banderoles pour la prochaine manif (etc.). Qu’en est-il de l’organisation et l’approvisionnement ?

    Ce modèle de #commun dont la forme épicerie est le prétexte, cherche avant tout, à instituer fondamentalement et structurellement au sein d’un collectif les règles établissant une égalité politique réelle. Toutes les personnes ont le droit de décider et prendre toutes les initiatives qu’elles souhaitent. “#Chez_Louise” dans le Périgord (Les Salles-Lavauguyon, 87) ou encore à #Dionycoop (St-Denis, 93), comme dans toutes les épiceries libres, tout le monde peut, sans consultation ou délibération, décider d’une permanence, réorganiser le local, organiser une soirée, etc. Mieux encore, toute personne est de la même manière légitime pour passer commande au nom du collectif en engageant les fonds disponibles dans la trésorerie commune auprès de tout fournisseur ou distributeur de son choix. La trésorerie est constituée de la somme des dépôts de chaque membre. Les membres sont incités à laisser immobilisé sur leur fiche individuelle une partie de leurs dépôts. Au #Champ_Libre (Preuilly-Sur-Claise, 37), 85 membres disposent de dépôts moyens de 40-50€ permettant de remplir les étagères de 3500€ selon l’adage, “les dépôts font les stocks”. La personne qui passe la commande s’assure que les produits arrivent à bon port et peut faire appel pour cela au collectif.

    D’une manière générale, les décisions n’ont pas à être prises collectivement mais chacun.e peut solliciter des avis.

    Côté finances, à #Haricocoop (Soissons, 02), quelques règles de bonne gestion ont été instituées. Une #créditomancienne (personne qui lit dans les comptes bancaires) vérifie que le compte est toujours en positif et un “arroseur” paye les factures. La “crédito” n’a aucun droit de regard sur les prises de décision individuelle, elle peut seulement mettre en attente une commande si la trésorerie est insuffisante. Il n’y a pas de bon ou de mauvais arroseur : il voit une facture, il paye. Une autre personne enfin vérifie que chacun a payé une participation annuelle aux frais, sans juger du montant. Ces rôles et d’une manière générale, toute tâche, tournent, par tirage au sort, tous les ans afin d’éviter l’effet “fonction” et impliquer de nouvelles personnes.

    Tout repose donc sur les libres initiatives des membres, sans obligations : “ce qui sera fait sera fait, ce qui ne sera pas fait ne sera pas fait”. Ainsi, si des besoins apparaissent, toute personne peut se saisir de la chose et tenter d’y apporter une réponse. Le corolaire étant que si personne ne décide d’agir alors rien ne sera fait et les rayons pourraient être vides, le local fermé, les produits dans les cartons, (etc.). Il devient naturel d’accepter ces ‘manques’ s’il se produisent, comme conséquence de notre inaction collective et individuelle ou l’émanation de notre niveau d’exigence du moment.

    Toute personne peut décider et faire, mais… osera-t-elle ? L’épicerie libre ne cherche pas à proposer de beaux rayons, tous les produits, un maximum de membres et de chiffre d’affaires, contrairement à ce qui peut être mis en avant par d’autres initiatives. Certes cela peut se produire mais comme une simple conséquence, si la gestion directe et le commun sont bien institués ou que cela correspond au niveau d’exigence du groupe. C’est à l’aune du sentiment de #légitimité, que chacun s’empare du pouvoir de décider, de faire, d’expérimenter ou non, que se mesure selon nous, le succès d’une épicerie de ce type. La pierre angulaire de ces initiatives d’épiceries libres et autogouvernées repose sur la conscience et la volonté d’instituer un commun en le soulageant de tous les espaces de pouvoir que l’on rencontre habituellement, sans lequel l’émancipation s’avèrera mensongère ou élitiste. Une méfiance vis-à-vis de certains de nos réflexes culturels est de mise afin de “s’affranchir de deux fléaux également abominables : l’habitude d’obéir et le désir de commander.” (Manuel Gonzáles Prada) .

    L’autogestion, l’#autogouvernement, la gestion directe, est une pratique humaine qui a l’air utopique parce que marginalisée ou réprimée dans notre société : nous apprenons pendant toute notre vie à fonctionner de manière autoritaire, individualiste et capitaliste. Aussi, l’autogestion de l’épicerie ne pourra que bénéficier d’une vigilance de chaque instant de chacun et chacune et d’une modestie vis-à-vis de cette pratique collective et individuelle. Autrement, parce que les habitudes culturelles de domination/soumission reviennent au galop, le modèle risque de basculer vers l’épicerie participative par exemple. Il convient donc de se poser la question de “qu’est-ce qui en moi/nous a déjà été “acheté”, approprié par le système, et fait de moi/nous un complice qui s’ignore ?” ^9 (ACCARDO) et qui pourrait mettre à mal ce bien commun.

    S’affranchir de nos habitus capitalistes ne vient pas sans effort. Ce modèle-là ne fait pas mine de les ignorer, ni d’ignorer le pouvoir qu’ont les structures et les institutions pour conditionner nos comportements. C’est ainsi qu’il institue des “règles du jeu” particulières pour nous soutenir dans notre quête de #confiance_mutuelle et d’#égalité_politique. Elles se résument ainsi :

    Ce modèle d’épicerie libre diffère ainsi très largement des modèles que nous avons pu voir plus tôt. Là où la Louve cherche l’attachement via la contrainte, les épiceries autogérées cherchent l’#appropriation et l’émancipation par ses membres en leur donnant toutes les cartes. Nous soulignons ci-dessous quelques unes de ces différences majeures :

    Peut-on trouver une alternative vraiment anticapitaliste de distribution alimentaire ?

    Reste que quelque soit le modèle, il s’insère parfaitement dans la #société_de_consommation, parlementant avec les distributeurs et fournisseurs. Il ne remet pas en cause frontalement la logique de l’#économie_libérale qui a crée une séparation entre #consommateur et #producteur, qui donne une valeur comptable aux personnes et justifie les inégalités d’accès aux ressources sur l’échelle de la croyance au mérite. Il ne règle pas non plus par magie les oppressions systémiques.

    Ainsi, tout libertaire qu’il soit, ce modèle d’épicerie libre pourrait quand même n’être qu’un énième moyen de distinction sociale petit-bourgeois et ce, même si une épicerie de ce type a ouvert dans un des quartiers les plus défavorisés du département de l’Aisne (réservée aux personnes du quartier qui s’autogouvernent) et que ce modèle génère très peu de barrière à l’entrée (peu d’administratif, peu d’informatique,…).

    On pourrait aussi légitimement se poser la question de la priorité à créer ce type d’épicerie par rapport à toutes les choses militantes que l’on a besoin de mettre en place ou des luttes quotidiennes à mener. Mais nous avons besoin de lieux d’émancipation qui ne recréent pas sans cesse notre soumission aux logiques bourgeoises et à leurs intérêts et institutions. Une telle épicerie permet d’apprendre à mieux s’organiser collectivement en diminuant notre dépendance aux magasins capitalistes pour s’approvisionner (y compris sur le non alimentaire). C’est d’autant plus valable en période de grève puisqu’on a tendance à enrichir le supermarché à chaque barbecue ou pour approvisionner nos cantines et nos moyens de lutte.

    Au-delà de l’intérêt organisationnel, c’est un modèle de commun qui remet en question concrètement et quotidiennement les promesses et les croyances liées à la grande distribution. C’est très simple et très rapide à monter. Aucune raison de s’en priver d’ici la révolution !
    Le Test de l’Autogestion : un outil rapide et puissant pour tester les organisations qui s’en réclament

    À la manière du test de Bechdel qui permet en trois critères de mettre en lumière la sous-représentation des femmes et la sur-représentation des hommes dans des films, nous vous proposons un nouvel outil pour dénicher les embuscades tendues par l’autogestion-washing, en toute simplicité : “le test de l’Autogestion” :

    Les critères sont :

    - Pas d’AGs ;

    - Pas de salarié ;

    - Pas de gestion informatisée.

    Ces 3 critères ne sont pas respectés ? Le collectif ou l’organisme n’est pas autogéré.

    Il les coche tous ? C’est prometteur, vous tenez peut être là une initiative sans donneur d’ordre individuel ni collectif, humain comme machine ! Attention, le test de l’autogestion permet d’éliminer la plupart des faux prétendants au titre, mais il n’est pas une garantie à 100% d’un modèle autogéré, il faudra pousser l’analyse plus loin. Comme le test de Bechdel ne vous garantit pas un film respectant l’égalité femme-homme.

    Il faut parfois adapter les termes, peut être le collectif testé n’a pas d’Assemblée Générale mais est doté de Réunions de pilotage, n’a pas de salarié mais des services civiques, n’a pas de bureau mais des commissions/groupe de travail permanents, n’a pas de logiciel informatique de gestion mais les documents de gestion ne sont pas accessibles sur place ?
    Pour aller plus loin :

    Le collectif Cooplib fait un travail de documentation de ce modèle de commun et d’autogestion. Ses membres accompagnent de manière militante les personnes ou collectifs qui veulent se lancer (= gratuit).

    Sur Cooplib.fr, vous trouverez des informations et des documents plus détaillés :

    – La brochure Cocoricoop

    – Un modèle de Statuts associatif adapté à l’autogestion

    – La carte des épiceries autogérées

    – Le Référentiel (règles du jeu détaillées)

    – Le manuel d’autogestion appliqué aux épiceries est en cours d’édition et en précommande sur Hello Asso

    Ces outils sont adaptés à la situation particulière des épiceries mais ils sont transposables au moins en partie à la plupart de nos autres projets militants qui se voudraient vraiment autogérés (bar, librairie, laverie, cantine, camping,…). Pour des expérimentations plus techniques (ex : garage, ferme, festival,…), une montée en compétence des membres semble nécessaire.

    D’autres ressources :

    – Quelques capsules vidéos : http://fede-coop.org/faq-en-videos

    – “Les consommateurs ouvrent leur épiceries, quel modèle choisir pour votre ville ou votre village ?”, les éditions libertaires.

    https://www.frustrationmagazine.fr/coop-grande-distribution
    #alternative #grande_distribution #supermarchés #capitalisme #épiceries #auto-gestion #autogestion #gestion_directe #distribution_alimentaire

    sur seenthis :
    https://seenthis.net/messages/1014023

  • #The_Line (#Arabie_saoudite)

    The Line (arabe : ذا لاين) est un projet de #ville_intelligente saoudienne futuriste situé à #Neom dans la province de# Tabuk conçu de telle sorte qu’il n’y ait ni voitures ni rues, et que la ville n’émette pas de carbone.

    En octobre 2022, les travaux d’excavation ont commencé sur toute la longueur du projet.

    https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Line_(Arabie_saoudite)
    #smart_cities #smart_city #urban_matter #car_free #zéro_émissions #ligne #villes #futurisme #utopie (well...) #NEOM #Trojena #Sindalah #Oxagon

    –—

    THE FUTURE OF URBAN LIVING

    A cognitive city stretching across 170 kilometers, from the epic mountains of NEOM across inspirational desert valleys to the beautiful Red Sea. A mirrored architectural masterpiece towering 500 meters above sea level, but a land-saving 200 meters wide. THE LINE redefines the concept of urban development and what cities of the future will look like. A civilizational revolution, its unparalleled livability can be explored at THE LINE Exhibition – now welcoming visitors in Riyadh.

    https://www.neom.com/en-us/regions/theline

    voir aussi:
    Nine million people in a city 170km long; will the world ever be ready for a linear metropolis?
    https://seenthis.net/messages/972395

  • #Otto_Neurath, sur les traces d’une #planification_écologique

    Organiser l’#économie à partir des #besoins, en se focalisant sur des #grandeurs_physiques plutôt que leur #valeur en monnaie, tel était le projet subversif de ce philosophe des sciences qui eut à affronter les néolibéraux et les fascistes de son temps.

    Otto #Neurath, un philosophe autrichien du début du siècle dernier, tiendrait-il sa revanche ? La planification écologique, dont on peut le considérer comme étant un des ancêtres intellectuels, est en tout cas sortie des catacombes doctrinales. Pièce maîtresse du programme présidentiel de Jean-Luc Mélenchon, elle est également devenue, avec des intentions certes différentes, un objectif affiché par le pouvoir macroniste. Un secrétariat général auprès de la première ministre lui est dévolu, et des annonces détaillées sont prévues pour la fin de cet été.

    Parler de planification tout court n’a pas toujours été aussi évident dans le débat public. Il fallait montrer patte blanche, en rappelant qu’il a existé des planifications différentes, et que toutes n’ont pas conduit à l’autoritarisme et aux dysfonctionnements de l’Union soviétique et de la Chine maoïste. Mais au moins y avait-il des précédents historiques à invoquer, des travaux intellectuels à citer. La planification écologique, elle, souffre du handicap supplémentaire de ne pas s’être déjà incarnée dans des expériences à grande échelle.

    Celles et ceux qui la promeuvent aujourd’hui ont à surmonter une défaite vieille de près d’un siècle, lorsque de rares penseurs socialistes ont élaboré des modèles économiques démocratiques, attentifs à l’environnement et aux générations futures. Une « brèche écologiste [qui] fut dans l’ensemble colmatée et oubliée », regrette Serge Audier dans son travail sur L’Âge productiviste (La Découverte, 2019). Encore plus qu’à Karl Polanyi (1886-1964), connu pour ses appels à « réencastrer » l’économie dans la société, c’est à un autre intellectuel de la Mitteleuropa que l’on doit cette brèche : Otto Neurath.

    Philosophe des sciences, économiste, ce dernier a connu la prison pour avoir participé à la république des conseils de Bavière en 1919. Durant la décennie suivante, il a polémiqué avec certains des pères fondateurs du néolibéralisme, Ludwig von Mises (1881-1973) et Friedrich Hayek (1899-1992). Dans le même temps, il s’impliquait dans la vie politique et associative de « Vienne la Rouge ». Après que celle-ci a été écrasée par la dictature du chancelier Dollfuss en 1934, il a pris le chemin de l’exil, d’abord aux Pays-Bas puis au Royaume-Uni, où il est mort en 1945.

    En dépit de ce pedigree, on aurait tort de voir en lui une tête brûlée imprégnée d’idéaux marxistes. Tout aussi pacifiste et attaché à la préservation des ressources qu’il fût, il serait également déraisonnable d’en faire un « Vert » avant l’heure. Mais à quelques décennies de distance, sa figure intéresse à la fois la tradition socialiste et la tradition écologiste : d’abord par sa critique frontale et assumée de la logique de marché, ensuite par sa quête optimiste d’un chemin rationnel et méthodique vers l’amélioration du bien-être collectif.
    Un cocktail d’ingénierie et d’utopies sociales

    Né en 1882 à Vienne, le jeune Otto Neurath est élevé dans une famille de la bourgeoisie intellectuelle austro-hongroise, qui lui fait profiter du dynamisme culturel de la capitale impériale autant que de contacts répétés avec la nature.

    Dans un mémoire universitaire en forme de biographie intellectuelle, Billal Tabaichount mentionne l’influence durable exercée sur Neurath par son père. Ce dernier portait en effet un regard négatif sur la concurrence capitaliste, en raison de ses conséquences socialement décevantes et moralement dommageables sur la population.

    Le même chercheur souligne aussi l’influence de l’intellectuelle suédoise Ellen Key (1849-1926), avec qui Neurath a entretenu une correspondance. De cette féministe engagée sur les questions de pédagogie, le jeune homme aurait retenu qu’une « réforme sociale » désirable doit viser le « bonheur humain », compris de façon non religieuse, et ne doit pas « passe[r] uniquement par l’élite d’une société, mais […] concerner de larges pans de la population ».

    Formé aux sciences sociales à Berlin, Neurath revient à Vienne en 1907. Il y côtoie des intellectuels réunis par leur insatisfaction envers les approches idéalistes et métaphysiques qui dominent dans l’université de l’époque. D’horizons différents, ils privilégient les faits observables et les raisonnements logiques pour mieux appréhender le monde réel, et tenter d’améliorer l’insertion et le développement de l’humanité en son sein.

    Spécialisé en économie, Neurath travaille sur la théorie de la valeur. Il se familiarise notamment avec des travaux de statisticiens réfléchissant aux méthodes les plus rationnelles pour répondre à la subsistance des populations. Il observe le fonctionnement de sociétés en guerre, d’abord dans les Balkans au début des années 1910, puis dans toute l’Europe à partir de 1914. Il est alors frappé par la capacité de la puissance publique à répertorier, affecter et redistribuer des ressources de manière volontariste, la décision politique se substituant au « laisser-faire » du marché.

    « L’économie monétaire qui existait avant la guerre, écrit-il en 1916, n’était pas capable de remplir les nouvelles exigences qui étaient celles de peuples intéressés par la victoire. Il est apparu que la guerre se mène avec des munitions et de la nourriture, pas avec de la monnaie. » Dès lors, explique-t-il, l’attention s’est focalisée sur les structures concrètes de production et de distribution. L’évolution de ces dernières était pourtant jusque-là négligée, ou considérée comme une fatalité même lorsqu’elle causait des souffrances sociales.

    L’épisode conforte Neurath dans son rejet de l’aspect anarchique et « sous-optimal » du #capitalisme. Sa condamnation ne repose pas tant sur les asymétries de pouvoir, les rapports d’exploitation et l’aliénation que ce mode de production implique, que sur son caractère irrationnel. Comme le résume l’économiste Gareth Dale dans la revue Jacobin, « le capitalisme n’est pas suffisamment moderne » à ses yeux.

    De la révolution bavaroise à #Vienne la Rouge

    Même en temps de paix, pense Neurath, un autre ordre économique est possible, qui ne serait plus structuré par la maximisation individuelle du profit. Grâce à la délibération et l’expertise, la société doit pouvoir s’organiser consciemment pour mieux diffuser le bien-être. Neurath est d’ailleurs avide d’expériences dans ce sens. Selon le chercheur Thomas Kayzel, historien de la planification économique aujourd’hui affilié au CEE de Sciences Po, « c’est un penseur pragmatique, politiquement flexible et toujours à la recherche de nouvelles voies d’engagement et de réalisation ».

    Ainsi se comprend sa participation à la #révolution déclenchée contre la monarchie bavaroise, en novembre 1918. Nommé à la tête du Conseil économique central de Munich, dans le cadre de la république nouvellement instituée, il œuvre en faveur de la socialisation de l’économie de la région. Il y acquiert la conviction qu’un tel programme nécessite de forger un « bloc anticapitaliste » allant bien au-delà de la classe ouvrière industrielle.

    Dans l’immédiat, cependant, il se heurte aux intérêts du patronat, à ceux de la paysannerie, mais aussi aux velléités anarchisantes des groupes les plus révolutionnaires, là où lui défend la centralisation des décisions économiques une fois les besoins identifiés. Et s’il s’efforce de défendre une conception « technique » de sa tâche pour mieux l’isoler des soubresauts politiques permanents de l’expérience bavaroise, ceux-ci le rattrapent.

    Après qu’un gouvernement de type soviétique a pris le contrôle de Munich, une violente répression s’abat au printemps 1919. Elle est soutenue par les sociaux-démocrates au pouvoir à Berlin, qui ont déjà maté une première insurrection en début d’année dans la capitale – celle au cours de laquelle Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht furent assassinés. Neurath échappe à un sort aussi funeste, mais il est emprisonné pour haute trahison, avant d’être exfiltré en Autriche grâce au social-démocrate Otto Bauer, ministre des affaires étrangères de ce pays.

    Si c’est à Vienne que l’économiste s’épanouira, ces années tumultueuses sont importantes. Elles sont d’abord l’occasion pour Neurath d’exprimer sa croyance en la nécessité d’« #utopies_scientifiques », contre tout fatalisme ou déterminisme historique. Sous ce terme, il désigne des conceptualisations de futurs possibles, d’ordres sociaux améliorés, qui tiennent compte des contraintes naturelles et du type de personnalités qui auront été façonnées par l’ordre antérieur. Ces exercices intellectuels ne peuvent se substituer à des mobilisations sociales et politiques, mais sont propres à les encourager, en leur fixant un cap à la fois désirable et atteignable.

    Ensuite, ces années de guerre et de sortie de guerre sont celles où Neurath formule la proposition iconoclaste de se passer des prix, exprimés en argent, pour prendre des décisions économiques, voire pour échanger des biens et des services. « Ce qui remplaçait le motif du profit comme principe conducteur, dans la conception de Neurath d’une économie socialisée, était le plan économique, résume le philosophe des sciences Thomas Uebel, spécialiste de son œuvre. Ce plan était basé sur des calculs statistiques de production et de consommation – et ceci en nature, pas en termes monétaires. »
    Un plaidoyer pour une économie « en nature »

    Son approche suscite une réplique de l’économiste autrichien Ludwig von Mises, attaché à démontrer l’irrationalité du socialisme. Le débat sur la possibilité d’un calcul économique dans une économie collectivisée se poursuivra tout au long des années 1920, mais ne deviendra fameux qu’après avoir changé de nature. Entretemps, il a en effet impliqué l’économiste polonais Oskar Lange, qui s’est efforcé de défendre la rationalité d’un socialisme de marché.

    Neurath, qui a été oublié au passage, défendait le point de vue plus radical d’une économie sans marché, c’est-à-dire sans système de prix pour décider de l’allocation des ressources. Comme le précise Bilal Tabaichount, « Neurath ne veut pas d’une économie de troc, [mais] plutôt d’une économie où les biens et services transitent par des organisations centrales de coordination », les ménages pouvant disposer de « bons de rationnement non échangeables ».

    À l’époque, von Mises pointe la difficulté d’appliquer une telle proposition à grande échelle. Neurath ne lui répond que partiellement et tardivement. Mais son argument le plus important, qui n’implique pas forcément de se passer de tout marché, réside dans son refus de réduire les choix économiques à une seule unité de mesure.

    « Neurath conteste que la monnaie puisse être un résumé adéquat de la valeur des choses, explique la militante et chercheuse Claire Lejeune, engagée dans une thèse en science politique sur la planification. La réduction aux prix lui semble une mesure trop grossière pour penser notre rapport aux ressources et au temps. » Cette conviction vaut d’ailleurs pour toute autre unité de mesure à prétention universelle. Pour lui, il y a une incommensurabilité indépassable entre les différentes facettes du bien-être à travers les générations.

    C’est ici que se repère la dimension écologique de l’argument de Neurath. Dans un article de 1925 paru dans la presse sociale-démocrate, il affirme que l’économie socialiste doit viser « le bien-être de tous ses membres ». « Dès le début, ajoute-t-il, doit être déterminé ce qu’est “l’intérêt de la totalité sociale”. Est-ce que cela inclut la prévention de l’épuisement prématuré des mines de charbon ou de la karstification des montagnes ou encore, par exemple, de la santé et de la force de la prochaine génération ? »

    Comme l’illustrent aujourd’hui les émissions excessives de carbone et les nouveaux projets d’exploitation d’énergies fossiles, la centralité du marché et de la quête de profit est incompatible avec un tel souci pour le long terme. « L’argument écologique fut le principal argument de Neurath contre le fondamentalisme de marché, c’est-à-dire l’idée que les marchés sont la clé de résolution universelle des problèmes de coordination sociale », remarque Thomas Uebel.

    Cela fait-il de Neurath un écologiste ? L’homme avait conscience du caractère irréversible de certains dégâts infligés à la nature. Dressant une comparaison avec la reprise d’une production de pain ou la reconstitution d’un cheptel, il relève dans un de ses derniers textes « qu’il faut un temps beaucoup plus long pour reboiser des vastes zones de territoires et pour en changer le climat – et en quel temps bref une forêt et un climat peuvent être détruits ! ».

    Pour autant, il a aussi défendu avec peu de prescience la monoculture en matière agricole. Plus généralement, Thomas Kayzel le voit davantage comme une source d’inspiration que comme un véritable précurseur de l’économie écologique. Celle-ci conçoit l’économie comme un sous-système inscrit à l’intérieur du système Terre et soumis à la finitude des ressources planétaires, ce qui correspond à des intuitions mais pas à une vision aboutie chez Neurath.
    Pédagogie et délibération

    On peut également estimer incomplète sa compréhension du capitalisme. Focalisé sur la concurrence et la quête du profit, il a négligé la domination et la conflictualité sociales inhérentes à ce mode de production, de même que ses effets sur d’autres sphères de l’existence, comme l’oppression de genre et les rivalités impérialistes. Selon Gareth Dale, il a ainsi manqué la façon dont le capitalisme – a fortiori un capitalisme d’État – pouvait trouver un intérêt fonctionnel à la planification. Pour les mêmes raisons, sa critique du nationalisme et du racisme serait restée « rudimentaire ».

    Il n’en reste pas moins qu’Otto Neurath s’est distingué par sa conception « inclusive » de la planification. « Sa position est celle d’une construction démocratique de la rationalité, affirme Claire Lejeune. À ses yeux, les planificateurs et le centre politique n’ont pas le monopole de la décision, il est important de ménager une place à la pluralité des visions de ce que doit être un bon ordre social. »

    S’il s’est lui-même présenté comme un ingénieur social, il ne confondait pas ce rôle avec celui de philosophe-roi, ou d’un expert au-dessus des masses ignares. « Sa foi était grande dans le fait de définir et d’appliquer des programmes, précise Thomas Kayzel. Mais l’aspect délibératif comptait, car le but de la planification ne peut pas être établi de manière solitaire. Les “bonnes conditions de vie”, ce n’est pas quelque chose que des économistes et des ingénieurs peuvent calculer, les communautés concernées doivent s’exprimer dessus. »

    Neurath a ainsi distingué deux types de plans : un « plan directeur », fruit d’un processus démocratique d’identification et de hiérarchisation des besoins ; et un « plan technique », par lequel les experts mettent concrètement en musique la satisfaction de ces besoins, en tenant compte des diverses contraintes et en optimisant les ressources. Pour cela, Neurath accorde beaucoup d’importance aux données statistiques collectées et partagées de manière compréhensible par les pouvoirs publics.

    Ce n’est pas un hasard si l’économiste a travaillé pour plusieurs musées d’économie, notamment à Vienne, et sur la mise en forme visuelle d’informations, qu’elles soient chiffrées ou non. Avec sa compagne graphiste Marie Neurath et l’artiste Gerd Arntz, il a fondé un langage visuel international connu sous le nom de « système isotype », dont sont issus des pictogrammes que nous croisons tous les jours. « Sa visée était plus pédagogique que scientiste, défend Claire Lejeune. Il souhaitait inclure le corps social dans une prise de décision consciente. »

    La pensée de Neurath s’inscrit ainsi dans une tradition socialiste souhaitant poursuivre l’ambition des Lumières dans ses implications les plus radicales, c’est-à-dire l’exercice collectif de la raison, y compris dans le domaine de la production où l’on s’est habitués à ce que des décisions structurantes soient prises par une poignée de personnes, selon des critères éloignés de l’intérêt général et de la justice.

    C’est l’objectif de la démocratie économique qui est ainsi pointé. Rendu nécessaire pour lutter contre les « forçages » dont le système Terre fait l’objet, il a été perdu de vue par la social-démocratie au cours du XXe siècle. Ici réside l’actualité de Neurath, en plus du refus de la monétarisation et de la marchandisation des richesses naturelles.

    Même son souhait de raisonner « en nature » et « hors marché », qui pourrait apparaître hors de portée au regard de la complexité des économies actuelles, rencontre les nouvelles possibilités techniques de calcul et d’accumulation des données. Il fait en tout cas écho à la diversité des indicateurs dont le guidage de l’économie a désormais besoin, au lieu du simpliste produit intérieur brut (PIB).

    « Nous disposons aujourd’hui d’une grande quantité d’informations, qui devraient être considérées comme des “communs” pour naviguer dans l’anthropocène, et perfectionner nos outils d’action publique, estime Claire Lejeune. Otto Neurath nous rappelle qu’il ne sert à rien de rejeter la modernité en bloc, comme sont tentés de le faire certains écolos. L’héritage des Lumières comme l’histoire du socialisme ne sont pas monolithiques. »

    Neurath apparaît en tout cas comme une figure ayant plaidé pour une coordination centralisée et démocratique des activités économiques, au nom d’une répartition égale du bien-être qui ne soit pas opérée au détriment des générations futures. Si son socialisme proto-écologique laisse à désirer et n’offre pas de solutions clés en main à un siècle de distance, les coordonnées du défi qu’il proposait de relever nous sont familières.

    https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/190823/otto-neurath-sur-les-traces-d-une-planification-ecologique

  • Sur le climat, les frontières, la subsistance, le soin et la lutte | Out of the Woods
    https://cabrioles.substack.com/p/sur-le-climat-les-frontieres-la-subsistance

    Ainsi, nous devons penser l’organisation contre le changement climatique en prenant en compte le fait qu’il est médiatisé par un monde dominé par le capital colonial et hétéropatriarcal. La violence est organisée et différenciée par ces structures, et c’est par la lutte contre ces structures qu’il nous sera possible de subsister. Nous pouvons nous faire une image précise de ce qui a toujours été fait dans les luttes contre les catastrophes — des luttes reposant sur le soin, la reproduction sociale et l’hospitalité. Ce sont ces choses qui ont toujours permis aux gens de survivre aux catastrophes. Même si les choses vont de pis en pis, ça ne s’arrête pas là ; il y a toujours de la place pour la lutte collective.

    Out of the Woods est un collectif international de recherche partisane qui s’attelle, depuis 2014, à penser la #crise_écologique dans une perspective communiste, décoloniale, féministe et queer.

    · Notes de Cabrioles : Les éditions Présence(s) ont récemment traduit et publié L’Utopie Maintenant ! Perspectives communistes face au désastre écologique [https://presences-editions.me/utopie-maintenant ], le receuil des écrits d’Out the Woods, un collectif dont les analyses et perspectives résonnent particulièrement avec le travail que nous avons mené ici. Cette publication est importante et riche de la variété des thèmes abordés. L’entretien qui suit, réalisé en 2017, en est extrait. Nous remercions chaleureusement les éditions Présence(s) de nous avoir confié cette publication ·

    #présent_catastrophique #covid #écologie #migrants_climatiques #climat #racisme #environnementalisme #frontière #nécropolitique #expertise_populaire #dystopies #luttes #communisme_de_désastre #planification_fugitive #soin #reproduction_sociale #hospitalité #travail_reproductif #traitre #indigène #Terre_cyborg #nation_indigène

    • Ce à quoi nous devons résister ici, c’est au romantisme colonial occidental — il faut absolument le détruire, et il ne s’agit pas d’une sorte de problème littéraire abstrait, il est ce qui impulse une grande partie du mouvement écologiste au Royaume-Uni à l’heure actuelle. Il existe encore un imaginaire populaire d’une sorte de nature originelle que l’on retrouve aussi bien chez les membres de la Société royale pour la protection des oiseaux (Royal Society for the Protection of Birds) que chez les militants écologistes purs et durs, et il faut à tout prix le refuser. Et dans le même temps, nous devons nous assurer de ne pas devenir des technofuturistes prêts à embrasser l’idée d’une invasion technologique de tout ce qui existe, sans tenir compte du paradigme colonial et du développement de la technologie européenne comme arme et arbitre du « progrès » colonial. D’un certain point de vue, nous sommes ici coincés entre le marteau et l’enclume, entre l’idéalisation de la wilderness et l’idéalisation de la technologie, aussi néfastes l’une que l’autre.

      Mérite un dialogue avec l’œuvre de Charbonneau, qu’illes ne connaissent peut-être pas.

      une adhésion à la possibilité antinationaliste d’une Terre cyborg — qui ne nie pas en même temps la possibilité d’une nation indigène — est le genre de contradiction sur lequel nous devons travailler

      Par contre je ne sais pas ce qu’illes entendent pas là, ayant parlé plusieurs fois au cours de la conversation d’écologie cyborg (mmmh ?) sans définir ce que c’est (seulement « voir le chapitre XXX plus loin »). Donc soit faut lire le bouquin en entier, soit faut trouver une explication ailleurs du concept et de ce que ça implique.