Propos recueillis par Laurent Grzybowski publié le 06/12/2017
En plein boom, l’économie collaborative promeut un mode de développement durable. Pour la prospectiviste Valérie Peugeot, cette nouvelle économie peut être une chance de concilier marché et transition écologique. À condition qu’elle soit encadrée.
Comment définiriez-vous l’économie du partage ?
Il n’y a pas une seule définition mais la cohabitation plus ou moins heureuse de différentes philosophies et différentes pratiques sous un même terme. Les pionniers de l’économie collaborative, je pense à Rachel Botsman aux États-Unis ou le collectif OuiShare en France, espéraient je crois sincèrement transformer le capitalisme de l’intérieur, et réconcilier marché et transition écologique par une mutualisation des usages des biens. Quelques années plus tard, on a vu s’imposer le capitalisme de plateforme avec des services comme AirBnB et Uber, qui tout en rendant de véritables services, ont des effets de bord considérables – envol du prix de l’immobilier dans les centres touristiques, développement du travail précaire etc.
Ceci explique une évolution : alors que les deux expressions étaient utilisées de façon interchangeable au début des années 2000, « l’économie du partage », terme chargé moralement, s’est effacée au profit de « l’économie collaborative », plus proches de la réalité, c’est-à-dire d’une coproduction d’un service par des usagers qui se situent autant du côté de l’offre que de la demande. Maintenant, la messe n’est pas dite. On voit d’autres services se lancer qui tout en s’appuyant sur ces dynamiques contributives, imaginent des modèles économiques plus proches de l’économie sociale et solidaire. C’est ce qu’on appelle le coopérativisme de plateforme, ou encore l’économie en « pair à pair » ou l’économie des biens communs.
Pensez-vous que l’économie du partage soit une réponse appropriée à la crise du capitalisme et aux inquiétudes nées de la mondialisation ?
Je ne suis pas certaine qu’on puisse parler de crise du capitalisme, celui-ci ne s’est jamais aussi bien porté, le capitalisme a su se réinventer à l’heure numérique et fait preuve d’une formidable résilience. C’est notre modèle de développement qui est en crise. Pour revenir à votre question, si on se situe dans cette seconde approche de l’économie du partage, c’est-à-dire des services qui prennent le meilleur du monde numérique – des outils permettant des nouvelles interactions, des nouvelle formes d’échange et des sociabilités inédites – tout en pensant un modèle économique qui ne soit pas un modèle de prédation, alors oui, l’économie du partage est probablement un bout de réponse sur le chemin d’une transition écologique globale.
S’agit-il selon vous d’un mouvement de fond ou d’une mode passagère ?
Les grandes plateformes dites d’économie collaboratives se sont installées solidement et en un temps record dans leurs marchés respectifs, pour toute une série de raisons – qualité et innovation du service par rapport aux acteurs historiques, effet réseau propre à l’économie numérique, déport du coût salarial et de l’investissement matériel vers les utilisateurs mis au travail en quelque sorte avec leur propre capital personnel (appartement, véhicule…), etc. Déjà en situation de quasi-monopole, elles voient des résistances de la part des acteurs publics se multiplier, qui commencent à les réguler, voire à les interdire, comme la ville de Londres qui a récemment banni Uber de se rues. Ces encadrements ouvrent un espace pour des alternatives, des approches authentiquement collaboratives, qui peuvent être soit à l’initiative de l’État comme le.taxi en France, soit en mode auto-organisé comme la coopérative de chauffeurs de taxis à Austin aux États-Unis. Je souhaite que cette génération d’initiatives d’économie en « pair à pair » pourra s’inscrire durablement dans le paysage. Mais il est trop tôt pour le dire.
En quoi la révolution numérique change-t-elle (ou peut-elle changer) nos modes de production et de consommation ?
Ce n’est pas le numérique tout seul qui change nos modes de production et de consommation, mais la manière dont les différents mondes sociaux et économiques s’en emparent ! Et cela peut influer pour le meilleur comme pour le pire. Au travail, cela peut être un facteur d’accélération et de stress ou au contraire faciliter un travail plus collaboratif et horizontal, à des moments qui correspondent à la réalité de nos temps de vie. Côté consommation, le numérique peut faciliter les circuits courts et la revente de biens de seconde main plutôt que de jeter… ou être un incitateur à la consommation intensive, par le biais d’une publicité en ligne de plus en plus personnalisée.
Qu’entendez-vous par « biens communs » ? Peuvent-ils nous aider à répondre aux défis du XXIe siècle (la crise écologique, les inégalités et la question du vivre ensemble) ?
Les biens communs ou « communs » sont très proches de cette économie en « pair à pair » que j’évoquais précédemment. Il s’agit de ressources qui vont être gérées par une communauté petite ou grande, en dehors des régimes classiques de la propriété privée et publique, communauté qui va mettre en place ses propres règles pour protéger et faire fructifier la ressource en question. Ce peut être une communauté paysanne en Indonésie qui s’organise pour la gestion de l’eau d’irrigation des rizières, ou les wikipédiens qui imaginent la gouvernance permettant à l’encyclopédie d’être de la meilleur qualité possible. On y retrouve cette question du partage, mais cette fois-ci au sens fort : ce n’est pas juste le propriétaire d’une voiture qui la loue ponctuellement à un autre particulier, mais une ressource qui fait l’objet de différents droits d’usages au sein de l’ensemble d’une communauté.
Aujourd’hui c’est à mes yeux une des pistes les plus fertiles pour ouvrir notre imaginaire politique, car elle bouscule en même temps notre conception binaire de la propriété et nous oblige à remettre de la démocratie au plus près de nos vies pour inventer ces nouvelles gouvernances. C’est effectivement une manière concrète d’expérimenter un autre « vivre ensemble ».