En Californie, la peur se répand parmi les ouvriers agricoles sans papiers après l’opération « Retour à l’envoyeur »
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En Californie, la peur se répand parmi les ouvriers agricoles sans papiers après l’opération « Retour à l’envoyeur »
Par Corine Lesnes (envoyée spéciale à Bakersfield)
Avant même l’investiture de Donald Trump, les raids anti-immigration ont déjà commencé dans la Vallée centrale, la région agricole de la Californie. « Comme s’il s’agissait d’une répétition », observe le professeur d’économie Richard Gearhart, enseignant à l’université d’Etat à Bakersfield.
Dans le comté de Kern, à deux heures à l’est de Los Angeles, la police aux frontières est arrivée le 7 janvier. Ses fourgonnettes blanc et vert, garées devant la station essence où les journaliers attendent l’embauche, ont été immédiatement repérées, et leur signalement a été diffusé dans les groupes WhatsApp. Questionné par la presse locale, le porte-parole de la Border Patrol, Gregory Bovino, a expliqué qu’il s’agissait de l’opération « Return to Sender » (« retour à l’envoyeur »), une opération anticartels visant à renvoyer les « criminels » dans leurs pays.
A Bakersfield, la capitale du comté, le paysage humain a aussitôt changé. Les jardiniers ont disparu des pelouses, certains cuisiniers des restaurants, les rendez-vous annulés se sont accumulés chez les médecins. Dans les champs, les oranges – c’est la saison de la récolte – sont restées sur les arbres. Le premier jour, 25 % des ouvriers agricoles ne se sont pas présentés au travail, et 75 % le lendemain, selon le président du groupement des producteurs d’agrumes California Citrus Mutual, Casey Creamer.
Début janvier, les sans-papiers se sont terrés chez eux, sachant que la police fédérale, chargée de l’immigration, ne peut pas se présenter à leur domicile sans mandat judiciaire. L’opération « Retour à l’envoyeur » n’a duré que trois jours, mais elle a répandu la peur et elle a donné un avant-goût de l’après, si Donald Trump met à exécution son plan de mass deportations (« expulsions massives »).
Bakersfield est un morceau de Californie rurale largement ignoré des villes côtières. Un monde à part, légèrement rétro, entre poussière et pétrole. Une terre républicaine – c’était le fief de Kevin McCarthy, l’ancien président de la Chambre des représentants – mais surtout agricole. Le comté produit un tiers des agrumes de la Californie, des raisins et des noix. L’air est chargé de l’odeur du bétail, parfois des oranges ou de l’ail. Le train de marchandises qui remonte la Vallée centrale siffle comme dans les films.
Sur les 900 000 habitants du comté, 180 000 ne sont pas nés aux Etats-Unis. Plus de la moitié des ouvriers agricoles sont sans papiers, soit quelque 50 000 personnes. En 2007, le républicain George W. Bush avait mis en place un mécanisme facilitant la vérification des permis de travail par les entreprises et durcissant les amendes pour l’emploi de clandestins. L’effet a été minime, le système rapidement contourné. Les travailleurs continuent à être recrutés par des intermédiaires (les majordomos) qui ferment les yeux sur leurs cartes de sécurité sociale falsifiées. Dans l’équation entrent aussi quelques pots-de-vin, précise un familier du système.
Le quartier des farm workers (« ouvriers agricoles ») se trouve au sud-est de Bakersfield, derrière le supermarché Mercado Latino. Des maisons sans étage, modestes, aux cours encombrées : ici une chèvre, là une voiture qui aura peine à redémarrer. Ce 10 janvier, dans le salon de Bruno et Olivia (ils n’ont pas souhaité donner leur nom, les prénoms ont été changés), les décorations de Noël sont encore suspendues au plafond. Une peinture montre Jésus-Christ brisant le pain. Sur la nappe fleurie, Olivia a posé des paquets de biscuits. Ils sont une demi-douzaine autour de la table de bois foncé. Le couple, quelques amis, tous Mexicains d’origine, tous ouvriers agricoles, sauf Bruno, qui a un vrai permis de travail et livre des meubles pour un magasin.
« Miedo » (« peur », c’est le mot qui est sur toutes les lèvres. Les migrants ont peur des voitures de la « migra », la police de l’immigration, qui rôde autour des fermes. La veille, leur voisine Marisa leur a demandé de prévenir les enfants qu’elle allait rentrer tard de la cueillette des oranges. La police était sur la route. Le contremaître, qui a des papiers en règle, est allé en éclaireur vérifier si la voie était libre. Dans une ferme, les employés ont demandé à bénéficier d’une navette pour leur éviter tout risque de croiser la « migra » sur le chemin du travail. L’employeur a refusé.
Les migrants essaient de se préparer à l’après-20 janvier. « On doit faire des plans », se convainc Olivia. Le syndicat United Farm Workers (UFW), comme d’autres associations et les églises, tient des séances d’autodéfense juridique, dites « Know your rights » (« connaissez vos droits »), dans toute la région. On y apprend qu’il ne faut surtout pas ouvrir la porte si la police frappe, qu’il ne faut signer aucun papier, qu’un parent expulsé ne peut pas laisser ses enfants à la garde d’un proche sans établir une procuration légale… Les participants reçoivent une petite carte rouge à porter en permanence dans leur poche ou leur portefeuille, et à faire lire aux policiers en cas de besoin. Elle stipule que la Constitution s’applique non seulement aux citoyens, mais à tous ceux qui vivent sur le sol américain.
Depuis l’élection de Donald Trump, le 5 novembre 2024, les enfants sont inquiets. Sur son tee-shirt, Hilda porte une inscription « Believe » (« croire »). Hier, son fils de 13 ans a prétexté des maux de ventre et refusé d’aller à l’école. Sa mère l’y a conduit quand même. « J’essaie de ne pas alimenter sa peur. » Mais elle a demandé à un cousin d’aller le chercher. L’enfant « ne veut pas que sa mère soit expulsée à cause de lui, pour l’avoir emmené à l’école », explique-t-elle.
Près de trois quarts des sans-papiers vivent avec un proche qui est un résident légal. Les parents sont confrontés à la question de la séparation si l’un d’eux tombe dans un coup de filet et se fait expulser. Que deviennent les enfants ? Juan, employé dans une laiterie, et son épouse en ont discuté avec leurs deux garçons. Le grand est au lycée. Il est tellement inquiet qu’il « se jette dans mes bras quand je rentre, relate le père. Mais il faut bien que je travaille ». La famille est partagée entre rester ou repartir au Mexique, bien que les enfants ne connaissent pas le pays. « Il y a des risques des deux côtés », dit l’ouvrier.
Sous les présidences de Barack Obama puis de Joe Biden, la police de l’immigration a largement fermé les yeux sur le statut des ouvriers agricoles. Olivia voudrait que Donald Trump en fasse autant et « ouvre son cœur ». « Nous sommes travailleurs, nous payons des impôts, nos enfants grandissent comme des enfants américains, souligne-t-elle. A tous les coins de rue, on voit des gens qui quémandent de l’argent. Nous, nous sommes dans les champs, l’hiver, l’été, par tous les temps. » La mère de famille ne se fait pas d’illusions sur les intentions du futur président. « Mais, au moins, qu’il nous laisse en paix ! »
Pour l’économie du comté (55 milliards de dollars, soit 53,5 milliards d’euros), les expulsions massives évoquées par Donald Trump auraient des conséquences désastreuses, explique le professeur Gearhart. L’agriculture représente 10 % du produit brut du comté, souligne-t-il, juste derrière le pétrole (15 %). Les pertes pourraient aller jusqu’à 5 milliards de dollars. Un ralentissement « pire que le Covid », un retour « à l’époque des Raisins de la colère », craint-il, en référence au roman de John Steinbeck qui montre la misère des travailleurs migrants pendant la Grande Dépression des années 1930. S’ajoutent les conséquences indirectes dans le secteur de la restauration, de l’hôtellerie, du nettoyage, voire sur le réseau des écoles gratuites que les fermes subventionnent pour former la future main-d’œuvre. Selon l’économiste, la majorité des sans-papiers va rester. « Ils vont attendre que l’orage passe, mais cela aussi va avoir des conséquences négatives sur l’activité économique. »
Une main-d’œuvre moins chère
La plupart des fermiers ont interdit aux agents de l’immigration de pénétrer sur leur propriété pour y interpeller des migrants. A Bakersfield, le Farm Bureau, l’office qui représente les exploitations, a rappelé leur importance – et leur expertise – dans la collecte des fruits et légumes. Pour autant, « les exploitants ne sont pas vraiment inquiets, affirme Roman Pinal, vice-président du syndicat UFW. Leur souhait, c’est de parvenir au remplacement de ces travailleurs par d’autres en élargissant le programme de visa H-2A ». Ce visa, d’une durée d’un à trois ans, permet de travailler, mais pas de s’installer. Les fermes y trouveraient une main-d’œuvre qu’ils pourraient payer encore moins cher que les farm workers actuels. « L’équivalent du H-1B dans la tech », ajoute le syndicaliste.
Selon Aaron Hegde, directeur du Grimm Family Center for Agricultural Business à l’université de Bakersfield, la plupart des exploitants sont favorables à cette solution. Sur la régularisation des sans-papiers, en revanche, « les opinions sont partagées », explique-t-il, sans exclure que les positions évoluent au printemps, quand viendra la saison des récoltes et que les fermes seront confrontées à une pénurie de main-d’œuvre encore plus aiguë que d’habitude.
Après trois jours d’opération dans le comté, la Customs and Border Protection a annoncé avoir arrêté 78 personnes en situation irrégulière, originaires du Mexique, du Salvador, du Honduras, d’Equateur et aussi de Chine. Quelques expulsés avaient été condamnés pour divers délits (agression sexuelle, conduite en état d’ivresse, trafic de drogue). La Border Patrol n’a pas nié qu’elle avait aussi interpellé des migrants sans aucun antécédent judiciaire. Son porte-parole s’est fait l’écho de la doctrine Trump, popularisée par son « border tsar », Tom Homan : « Franchir la frontière et résider illégalement aux Etats-Unis est contraire à la loi. » Autrement dit, les clandestins sont par définition des délinquants.
Les patrons des exploitations – de grands groupes agroalimentaires aussi bien que des fermes familiales – ont mis en garde l’équipe Trump contre des projets d’expulsions qui déstabiliseraient la chaîne alimentaire nationale et entraîneraient pénuries et augmentations de prix. Aaron Hegde souligne que les raids pré-investiture ont été conduits par la police aux frontières et non par l’unité chargée du contrôle de l’immigration (l’Immigration and Customs Enforcement). « Au-delà de la rhétorique électorale, il faut voir quel sera le plan » de l’administration Trump. Mais, à la veille de l’investiture de son champion, la base républicaine semble indifférente aux conséquences économiques de sa politique migratoire. « Il y a un soutien tacite important pour les expulsions massives dans la population », constate le professeur Gearhart
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