La guerre en Ukraine et le conflit de classe dans l’espace post-soviétique | #Volodymyr_Ishchenko
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J’appelle, pour ma part, « capitalistes politiques » la fraction de la classe capitaliste dont le principal avantage concurrentiel provient d’avantages sélectifs fournis par l’État, contrairement aux capitalistes dont l’avantage est ancré dans les innovations technologiques ou dans l’exploitation d’une main-d’œuvre particulièrement bon marché. Les « capitalistes politiques » ne sont pas propres aux seuls pays post-soviétiques, mais ils prospèrent précisément dans les régions où l’État a historiquement joué le rôle dominant dans l’économie et ont accumulé un immense capital, désormais ouvert à l’exploitation privée.
La présence du « capitalisme politique » est cruciale pour comprendre pourquoi, lorsque le Kremlin parle de « souveraineté » ou de « sphères d’influence », ce n’est en aucun cas le produit d’une obsession irrationnelle pour des concepts dépassés. En même temps, cette rhétorique ne représente pas nécessairement une articulation de l’intérêt national de la Russie, mais plutôt un reflet direct des intérêts de classe des capitalistes politiques russes. Si les avantages sélectifs fournis par l’État sont fondamentaux pour l’accumulation de leur richesse, ces capitalistes n’ont d’autre choix que de clôturer le territoire où ils exercent un contrôle monopolistique – un contrôle qui ne doit être partagé avec aucune autre fraction de la classe capitaliste.
[...] Lorsque l’expansion prédatrice a commencé à se heurter à des limites internes, les élites russes ont cherché à l’externaliser pour maintenir le taux de rente en augmentant le bassin d’extraction. D’où l’intensification des projets d’intégration dirigés par la Russie, comme l’Union économique eurasienne. Ces projets se sont heurtés à deux obstacles. L’un était relativement mineur : les « capitalistes politiques » locaux. En Ukraine, par exemple, ils étaient intéressés par l’énergie russe bon marché, mais aussi par leur propre droit souverain à récolter des rentes d’initiés sur leur territoire. Ils ont pu instrumentaliser le nationalisme anti-russe pour légitimer leur revendication de la partie ukrainienne de l’État soviétique en voie de désintégration, mais ils n’ont pas réussi à élaborer un projet de développement national distinct.
[...] L’alliance entre le capital transnational et les classes moyennes diplômées dans l’espace post-soviétique, représentée politiquement par des sociétés civiles pro-occidentales et organisées en ONG, a donné une réponse plus convaincante à la question de savoir ce qui devait pousser sur les ruines du socialisme d’État dégradé et désintégré. Il a ainsi représenté un obstacle plus important à l’intégration post-soviétique dirigée par la Russie et constitué le principal conflit politique dans l’espace post-soviétique qui a culminé avec l’invasion de l’Ukraine.