4) L’illusion de « l’union de la gauche »
Le deuxième grand bloc, qui, après deux ans d’invectives permanentes, s’est subitement reconstitué en un temps record, c’est bien sûr l’énième édition de la sempiternelle série de « l’union de la gauche », pour une NUPES 2.0, renommée pour l’occasion « Nouveau Front Populaire ».
Il y aurait beaucoup à dire sur l’escroquerie de ce nouveau nom, qui pousse la falsification historique encore plus loin. Nous avions analysé en 2020 le mouvement historique du Front populaire du 1936, et nous y renvoyons pour constater l’écart avec cette réédition 2024 indigeste, que l’on ne pourra qu’écrire avec des guillemets16. Nous y avions également critiqué sévèrement toutes les précédentes tentatives « d’union de la gauche », comme étant des accords parfaitement électoralistes, et qui revenaient à s’aligner sur le programme le plus social-traître qui soit, et nous reprenons l’intégralité de ces critiques.
Il faut cependant analyser la spécificité de cette union illusoire, et montrer pourquoi elle ne pourra rien donner, pourquoi elle est impuissante à gagner quoique ce soit, et pourquoi même si elle gagnait, elle serait incapable d’appliquer son propre programme, fort mauvais au demeurant.
Pour cela, il faut analyser le passage de la « NUPES » de 2022 au « Nouveau Front Populaire » de 2024. La « NUPES » de 2022 était un coup de bluff électoraliste de Jean-Luc Mélenchon, après sa belle performance à la présidentielle, qui en avait surpris plus d’un. Gonflé par le vote utile, la nullité des candidats du PS, du PCF et de EELV, il avait réussi à concentrer sur sa personne l’intégralité du vote de gauche, qui aujourd’hui regroupe surtout des couches moyennes urbaines diplômées et tertiarisées, les banlieues immigrées (pour la faible proportion qui vote), et quelque maigres restes du mouvement ouvrier du XXe siècle, dernière roue du carrosse de cette alliage fourre-tout. Grâce à ce joli coup de force, Mélenchon était ensuite parvenu à imposer à ses concurrents à gauche un accord dont il était en mesure de dicter les termes, sur le programme notamment, et le nombre de circonscriptions. Le regroupement massif autour de sa candidature était d’ailleurs intéressant, car il signifiait que son électorat, désormais complètement concentré dans les grandes métropoles, était suffisamment déclassé, et essoré politiquement par le macronisme, qu’il était prêt à faire taire son narcissisme des petites différences entre sociaux-démocrates, afin de se grouper autour d’un bloc. La candidature de Jean-Luc Mélenchon en 2022 a été le chant du cygne des nouvelles couches moyennes libéral-libertaires « de gauche », et le signe de son crépuscule proche. On l’a vu avec le macronisme : c’est quand un groupe social se rassemble sous une seule et même bannière qu’il est le plus proche de mourir, car alors les contradictions qui le faisaient vivre se sont éteintes. D’autant que ce rassemblement s’est fait dans l’intensification du délire idéologique que portent ces couches moyennes, et qui signe son isolement idéologique et social : écologisme, féminisme, antiracisme identitaire, sociétalisme à outrance… La candidature de Mélenchon en 2022 aura réussi le tour de force de faire pire en la matière que celle de 2017, déjà bien pourvue pourtant. Le tout bien sûr avec moins d’opposition encore à l’UE, si c’était possible, et un programme aussi social-démocrate qu’inapplicable avec la méthode proposée.
La NUPES avait continué sur cette lancée, en ressuscitant au passage des partis laminés qui auraient pu disparaître, le PS et le PCF. En leur garantissant leurs députés, Mélenchon leur a sauvé la mise, en étant bien mal payé en retour, tout ça pour revenir une dernière fois dans le coup médiatiquement, et grappiller quelques députés pour LFI. Bref, ce fut une alliance purement opportuniste et électoraliste qui s’est faite sur des bases totalement confuses, et qui a relancé le pire de ce qui existait à gauche en matière de social-traîtrise, leur offrant un bain de jouvence dont le PS, et le PCF dans une moindre mesure, avaient cruellement besoin.
Bien entendu, une fois sauvés du néant électoral qu’ils méritaient pourtant, les « alliés » de LFI ont entrepris de se sauver de ses griffes, de façon parfaitement malhonnête il faut le dire – mais qu’attendre de plus des coquins qui peuplent le PS, le PCF et EELV ? Ils sont tellement réactionnaires qu’ils sont parvenus à critiquer Mélenchon par la droite, pour sa position sur l’UE, sur l’Ukraine, sur Gaza – position ô combien timide pourtant, mais que ses « amis » de gauche se sont plu à durcir de façon absurde, jusqu’à le faire passer pour un frexiteur, un bolchévique, un pro-Kremlin (si seulement !), ou un pro-Iran. Dernier délire en date : LFI serait « antisémite », pour sa position sur le conflit israélo-palestinien, position pourtant identique à celle de l’ONU sur tous les points. Mais bon : au royaume des clones où tout le monde a le même programme et les mêmes idées, il faut bien hystériser le débat afin de faire passer la moindre nuance dans l’européisme atlantiste pour une hérésie intolérable.
Parti dans ces conditions, le « Nouveau Front Populaire » allait donc parvenir à faire pire politiquement que la NUPES, ce qui est là encore une performance à saluer. D’autant qu’après les résultats du 9 juin, c’était ce qu’il faut bien appeler « l’agent de la CIA », à savoir Raphaël Glucksman, qui allait dicter ses conditions pour une union17. Ce bandit venu de la droite libérale et sarkozyste, agent des intérêts de l’OTAN en Géorgie sous Saakachvili18, et stipendié de son beau père Ghassan Salamé (agent dans le monde arabe des intérêts atlantistes, artisan de la destruction constitutionnelle de l’Irak post-husseinienne19, relai de l’Open Society de Soros dans le monde arabe20) s’est trouvé en mesure d’imposer à toute la gauche ses conditions léoniennes, et une capitulation sans condition devant l’UE et la politique internationale atlantiste.
C’est donc une union parfaitement décrédibilisée d’avance que nous vend la gauche, car il est évident aux yeux des masses que cette alliance a uniquement pour but de les aider à conserver leurs misérables sièges, et que la farce de « la peur du fascisme à nos portes » n’est pas leur principale préoccupation. Et ce ne sont pas les pleurs d’un Corbière ou d’un Rufin devant « le danger fasciste » le soir des élections qui changeront les choses. Le programme se contente de mesures parfaitement social-démocrates, défensives, souvent confuses, notamment sur le sociétal, et est parfaitement réactionnaire sur le plan international21. Celui-ci soutient donc « indéfectiblement l’Ukraine », et l’envoi d’armes à celle-ci, s’alignant ainsi sur la politique macroniste, et au mépris de tout risque pour la France d’escalade militaire avec la Russie. Sur Gaza, il reprend le narratif mensonger d’Israël sur le 7 octobre, et s’enferme dans le ghetto mental d’occidental narcissique. Et sur l’UE, le programme lui déclare sa soumission, et son soutien à la construction européenne.
Autant dire que dans ces conditions, le programme est inapplicable dans ses mesures sociales. Au mieux, nous aurons une réédition des mésaventures d’A. Tsipras en Grèce, qui se fit briser les reins par la commission européenne en 2015. Vu le montant de notre dette, le programme du « Nouveau Front Populaire » ne pourra se financer avec elle, et sans sortir de l’UE, aucune alternative d’application n’est même envisageable. Encore une fois, une gauche sans courage s’est pliée aux exigences d’une gauche crapuleuse, pour le plus grand bonheur des crédules qui y croient, bien naïvement encore. L’union de la gauche, c’est bien l’opium du peuple de gauche. Et il serait temps d’arrêter d’être addict à cette drogue malsaine.
Le fond du problème, c’est qu’une nouvelle gauche est apparue dans les années 70, et a complètement bouleversé la base sociale et l’idéologie de l’ancienne gauche. Les nouvelles couches moyennes diplômées et urbaines ont remplacé le prolétariat comme classe sociale de base, et le libéralisme-libertaire, cet anti-autoritarisme individualiste et relativiste, a remplacé le marxisme. Nous vivons l’aboutissement de ce processus. On ne peut donc que souhaiter la mort de cette gauche, dans les circonstances les plus atroces et indignes possibles, afin qu’autre chose vienne la remplacer. Cette gauche ne vit que de confusions : confusions entre le social et le sociétal (l’économie, la géopolitique et le national mis au même niveau, et souvent au dessous, de l’écologie, du féminisme, de l’antiracisme, et de bien d’autres), confusions entre européisme et souverainisme (des critiques de l’UE qui s’allient sans voir le problème avec ses thuriféraires), confusion entre internationalisme et atlantisme (des critiques de l’Ukraine et d’Israël avec ses défenseurs acharnés). Faut-il être grand clerc pour voir que cela ne pourra mener à rien ?
5) La question du « fascisme » :
Enfin, et non des moindres, le dernier point aveugle de toute cette gauche, unie pour un « Nouveau Front Populaire » : son aveuglement complet sur la véritable nature du fascisme, et son réflexe pavlovien « d’antifascisme » ânonné de façon hystérique sans aucune réflexion élémentaire. Entendons-nous bien : la fascisme est l’ennemi mortel de la classe ouvrière. Seulement, pour bien le combattre, et être un anti-fasciste conséquent et efficace, il faut d’abord avoir bien identifié le fascisme dans notre séquence historique. Sinon, on risque de complètement se tromper, en plaquant sur notre époque des catégories qui n’y sont pas effectives. A ce titre, on ne peut être que consterné d’entendre un célèbre historien du nazisme, aux travaux universitaires au demeurant intéressants, déclarer que l’on peut « plaquer 1936 sur 2024 », car « les structures sociales, et les intérêts des acteurs sociaux n’ont pas beaucoup changé » (sic !)22. Il faut être bien assis pour lire ou entendre cela : la lutte des classes est la même en sa structure qu’en 1936 ! Visiblement, la destruction de la raison n’a pas frappé qu’à droite ces dernières décennies… Où sont les usines et les grands appareils productifs industriels de 1936 en 2024 ? Où est le grand parti ouvrier qu’était le PCF des années 30 ? Où est l’URSS ? Où sont les croix de feu, les vétérans d’une Grande Guerre, les relais d’un NSDAP en France (très nombreux à l’époque !) aujourd’hui ? Où est aujourd’hui la petite-bourgeoisie traditionnelle, l’une des bases sociales du fascisme français des années 30, et que les années post-plan Marshall a balayée ? Où est aujourd’hui la concurrence des impérialismes de tailles équivalentes ? Nul part, tout cela a disparu. A l’inverse, où est le libéralisme-libertaire dans les années 30 ? Les nouvelles couches moyennes urbaines, diplômées et improductives ? Un secteur tertiaire et financier hypertrophié ? Un pôle unique atlantiste pour l’impérialisme mondial ? La construction européenne et la destruction des souverainetés nationales ? L’immigration a-t-elle le même niveau et la même fonction en 2024 qu’en 1936 ? Le simple fait de poser la question montre l’absurdité d’une comparaison qui serait un plaquage pur et simple des situations. Pour comprendre le fascisme actuel, il faut faire une analyse concrète de celui-ci. Sans analyse concrète, on court le risque de tomber dans le verbiage vide et pavlovien. Certes, aujourd’hui comme en 1936, il y a toujours une lutte des classes, un prolétariat et une bourgeoise. Mais si on en reste là, ce sont des concepts abstraits, et parfaitement vides. Pour leur donner du contenu, et faire une vraie analyse marxiste, il faut faire ce que personne n’ose faire à gauche : ouvrir la boite de Pandore de l’économie. Les marxistes devraient plus souvent méditer cette sage maxime d’Engels : « Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie de hasards (c’est-à-dire de choses et d’événements dont la liaison intime entre eux est si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon, l’application de la théorie à n’importe quelle période historique serait, ma foi, plus facile que la résolution d’une simple équation du premier degré23. » Plus d’un marxiste et d’un universitaire semblent confondre l’analyse par la lutte des classes avec une équation du premier degré.
Comprenons bien : tout l’enjeu est de savoir si le fascisme actuel est bien incarné par le RN, car si c’est le cas, alors toute les unions, mêmes les plus scandaleuses et les plus contre-natures, seraient permises pour lutter contre l’affreux fascisme. Or, tel est le drame actuel, et il faudra bien qu’un marxiste l’écrive un jour : le RN n’est pas un parti fasciste, en tout cas pas au sens classique du terme, et si on trouve indéniablement des traces en lui d’éléments fascistes, il n’est pas le parti le plus fasciste de la vie politique française, loin de là.
On sait que cette thèse, parfaitement évidente de façon intuitive pour les masses à l’heure actuelle, serait extrêmement choquante pour beaucoup à gauche, et mérite donc d’être exposée méticuleusement. La démonstration est ici importante, parce que sa validité et son acceptation vont conditionner l’avenir de la « gauche » actuelle, surtout si, comme tout l’indique, le RN parvient au pouvoir à court terme (dans quelles conditions exactes et quelles alliances, c’est une autre affaire). Que les amis de la vérité qui souhaitent comprendre pourquoi leur camp politique est dans un ghetto social écoutent, et que les autres méditent la maxime du Machiavel de Stendhal : « et serait-ce ma faute si la chose est ainsi ? ».
Tout d’abord, écartons le principal élément qui gêne l’analyse : la question de la genèse historique du RN. Certes, la genèse d’un parti en politique est extrêmement importante, mais elle ne détermine pas tout. Il existe une différence pour un marxiste entre la genèse historique d’une chose (l’ensemble des éléments traçables sur une frise chronologique qui lui ont donné naissance) et sa logique interne, son essence, ce qu’il est réellement (pour une entité politique, les intérêts de classe qu’elle défend)24. Or ce qui fait la caractérisation politique, ce n’est pas la genèse historique, mais sa composition de classe, en interne, et son rapport avec les autres classes sociales.
Il est indéniable que le Front National ait été fondé par des anciens vichystes, des pétainistes, des anciens de l’OAS, et qu’il ait gardé très longtemps sa caractérisation fasciste de ses origines. Il est indéniable par exemple que les statuts du FN aient été déposés en 1972 par Pierre Bousquet, ancien Waffen-SS de la division Charlemagne, et alors trésorier du mouvement. Les différentes sorties de Jean-Marie Le Pen, très connues au point qu’il est inutile ici de les énumérer, témoignent de cette origine.
Seulement, et c’est ce que personne à gauche ne veut remarquer, si l’on en déduit de cette origine fasciste le fait que le RN actuel est fasciste, il faudrait alors appliquer cette logique à tous les partis politiques français (pourquoi faire une exception pour le RN ?). Et on aboutirait à un résultat absurde et ubuesque : le PS, dont l’ancêtre est la SFIO, serait un parti jaurésien (pauvre Jaurès !) ; les LR, lointain descendant du MRP serait un parti gaulliste authentique (pauvre Général !) ; le PCF serait un parti bolchévique et stalinien (si seulement…) ; et les différents débris du parti radical seraient les héritiers de Clemenceau (sans les bons mots, visiblement)… On pourrait continuer longtemps, et on voit qu’avec une telle logique, on ne parvient qu’à des absurdités sans nom25. Tous ces partis ont changé d’essence idéologique, parce qu’ils ont changé de base de classe : ils ont subi, comme on le disait à l’époque du PCF, une « mutation », un changement d’ADN, parce qu’ils se sont adaptés aux évolutions de classes sociales, souvent d’ailleurs dans le sens de l’opportunisme, et d’un compromis avec les trois éléments que nous avons énumérés en début d’article : soumission au carcan européen, adhésion au libéralisme-libertaire, participation à la destruction de la raison. Pour le PCF, le PS et les RPR/UMP/LR, c’est parfaitement clair. On voit mal pourquoi le FN aurait été épargné par sa mutation en RN. On peut même dire qu’au contraire, étant initialement le parti le plus compatible en soi avec ces trois éléments, il a été poussé, comme par une force centrifuge, au loin, comme par effet de répulsion par rapport aux autres partis qui convergeaient tous vers eux. Tous les thèmes classiques du fascisme traditionnel qui étaient ceux du FN historique (nationalisme agressif, antisémitisme et racialisme, pétainisme assumé, révisionnisme, défense de la peine de mort, ou encore l’expulsion des français d’origine étrangère….) ont été progressivement relayés à l’arrière-plan après le départ de Jean-Marie Le Pen, et largement édulcorés, au point qu’on a souvent du mal aujourd’hui à les retrouver dans le programme, voire même pas du tout. Il faut à ce sujet en finir avec un fantasme à gauche, celle d’une essence diabolique cachée et invisible d’un RN fasciste, qui n’attend que de parvenir au pouvoir pour réapparaître telle quelle, et intacte. Tous ceux qui ont étudié le processus de liquidation et de mutation du PCF savent qu’en la matière, il faut être hégélien26 : l’apparence exprime l’essence, elle en est une part, et on ne peut pas faire de division métaphysique entre les deux. Lorsque le PCF a commencé à changer son discours dans les années 70 pour devenir plus social-démocrate, en abandonnant par exemple la dictature du prolétariat de son programme, cela a changé son essence, et sa radicalité révolutionnaire n’est pas revenue une fois qu’il a participé au pouvoir en 1981. En politique, lorsque la radicalité se perd, elle ne revient jamais. Car changer l’apparence de son discours demande d’acquérir des habitudes mentales qui changent une façon même de penser le monde. Cela demande des compromis, et de montrer au système mondain dominant que l’on est prêt aux arrangements, et donc d’avoir déjà renoncé à l’essentiel. Le changement de discours ne fait toujours que refléter un changement de positionnement de classe. Il faut donc regarder la réalité en face : le RN est aujourd’hui devenu un parti de droite semblable aux autres, et qui n’est pas plus fasciste qu’eux – en témoigne la tentation très forte d’une fade « union des droites » initiée avec LR.
Pour poursuivre sur la question des origines, et faire une comparaison internationale, le RN a subi selon nous une évolution assez semblable à celle du Kuomintang à Taïwan, et pour les mêmes raisons. A l’origine, comme le FN, le Kuomintang est un pur parti fasciste, né de l’opposition au Parti communiste chinois. Très atlantiste, et viscéralement anti-communiste, il impose une dictature militaire de fer à l’île de Taïwan. Seulement, l’évolution historique a suivi son cours : le fascisme taïwanais a laissé la place à la sociale-démocratie libéral-libertaire indépendantiste. Et, surprise, aujourd’hui, ce sont les sociaux-démocrates à Taïwan qui sont les plus anti-chinois, les plus anti-PCC, les plus portés à une guerre parfaitement fasciste contre la Chine, soutenue par l’impérialisme américain ; et à l’inverse, c’est le Kuomintang qui est devenu le parti le plus pro-PCC de l’île, le moins belliciste, et donc le moins fasciste objectivement. La raison de ceci en est simple : le fascisme historique a préparé l’avènement du libéralisme-libertaire, et une fois que celui-ci est parvenu à maturité, il s’est montré plus efficace et effectif que celui-ci pour combattre le communisme, et écraser les aspirations populaires. Le libéralisme-libertaire a été la réalisation de ce dont le fascisme n’était que le concept : en d’autres termes, il a été plus parfaitement fasciste que le fascisme lui-même, qui s’est retrouvé doublé par sa droite, et totalement dépassé par l’évolution historique. Il est donc devenu, par le jeu de cette dialectique, l’inverse de ce qu’il était : d’avant-garde de lutte contre le progrès humain, il est devenu l’arrière-garde de cette lutte. Il a donc dû muter en autre chose, qui n’a plus rien de sa virulence originelle.
C’est l’évolution qui s’est produite en France même27 : après la destruction conjointe du gaullisme et du communisme dans les années 70, les anciens vichystes sont revenus au pouvoir, d’abord de façon cachée dans l’entourage de Giscard28, puis de façon ouverte en la personne de Mitterrand29. A partir de là, l’essentiel de la vie politique s’est en réalité scindée chez leurs héritiers entre vichystes opportunistes (le PS, le RPR), qui avaient eut le bon goût de passer à l’européisme atlantiste au moment où le fascisme historique avait mal tourné, et les vichystes sincères (le FN de Jean-Marie Le Pen), qui étaient les has been au cerveau un peu lent, les loosers qui n’avaient pas compris que le vent avait tourné, et qu’il fallait désormais jouer un autre air pour être « branché » et mondainement acceptable. Mais ne nous y trompons pas : le fond était le même – pourquoi réhabiliter Mitterrand pour honnir Jean-Marie Le Pen, si ce n’est finalement par concession mondaine à l’idéologie dominante ?
Par ailleurs, pour clore ces questions de filiation idéologiques, s’il faut remonter aux origines fascistes des courants de pensées, il faut aller jusqu’au bout à gauche, et refuser tous les penseurs de gauche qui se sont inspirés pour leurs concepts et catégories fondamentales des deux plus grands penseurs fascistes qui eut été : à savoir Nietzsche, et Heidegger. Mais là, on voit ce qui blesse mondainement les intellectuels gauchistes, car alors c’est tous leurs penseurs chéris, toute la pensée d’après-guerre (les Sartre, les Camus), et la pensée soixante-huitarde qui tombe sous le coup de l’anathème : les Foucault, les Deleuze, les Derrida, les Badiou – tous ont bu à la source du nazi de la forêt de Todtnauberg, et de l’eugéniste équestre fantasque de Turin. Vous voulez dénazifier messieurs les jolis grands hommes de gauche ? Très bien, mais faites-le jusqu’au bout, et d’abord dans vos rangs et chez vos maîtres ! Gageons que vous ne relèverez pas le gant, et que vous préférerez concentrer vos attaques hystériques sur un RN aux épaules bien trop fragiles pour vos fantasmes.
Il faut également écarter une autre erreur idéologique, mais très courante à gauche : l’idée saugrenue, devenu axiome intangible, qu’être pour l’immigration, c’était être progressiste, et qu’être contre, c’était être réactionnaire. On a donc l’idée qu’être internationaliste, c’est vouloir accueillir tous les immigrés du monde chez soi, tout le temps. Personne à gauche ne veut pourtant faire une analyse économique élémentaire des rapports de force entre les nations : dans une économie mondiale capitaliste, l’immigration, d’un pays à un autre, sans échange équivalent d’émigration, c’est du vol de main-d’œuvre pur et simple. Quand 100 000 africains arrivent chaque année en France30, c’est 100 000 personnes que l’économie française va pouvoir exploiter, et dont personne en France n’aura payé l’éducation. C’est 100 000 paires de bras en moins que les États africains auront éduquées et nourries en vain, et qui ne construiront pas ces pays. Défendre le sans-frontièrisme, c’est défendre le vol illimité et sans fard de main-d’œuvre des pays pauvres par les pays riches. Si quelqu’un voit quoi que ce soit de progressiste ou d’internationaliste dans ce processus, il n’est qu’un agent idéologique de l’impérialisme. S’il cherche à maquiller ce gigantesque vol de main-d’œuvre à l’échelle mondiale, et ce déracinement humain violent qu’est presque toujours l’immigration, en un « enrichissement culturel », il procède au travestissement le plus honteux. Il y a certes de très mauvaises raisons de s’opposer à l’immigration, et on peut tout à fait le faire en étant raciste ou xénophobe. Mais dans son essence, l’immigration de masse, c’est un vol impérialiste31. Considérer toute mesure limitant l’immigration comme étant du fascisme est donc une falsification politique, et un sophisme qui a trop souvent couvert les vilenies de la gauche européiste et atlantiste. Il faut donc cesser de s’appuyer uniquement sur la question de l’immigration pour accuser le RN d’être fasciste, et il faut arrêter d’avoir une vision humanitariste niaise, et anti-politique du phénomène : les États africains ne construiront leur souveraineté que lorsque leur jeunesse aura arrêté d’immigrer en occident, poussée par des illusions idéologiques. La seule question à poser, c’est comment les aider à construire leur souveraineté, et cela ne se fera pas par plus d’immigration.
Enfin, il faut toujours rappeler la primauté de la question de classe dans la question de l’immigration : la bourgeoisie immigrée n’a rien à voir avec le prolétariat immigré. Ils ne viennent pas pour les mêmes raisons, et ne sont pas vecteurs des mêmes idées dans les sociétés qu’ils intègrent. Quoi de commun entre le pauvre qui fuit la misère et la guerre de son pays natal, même si c’est en partie par illusion idéologique, et l’enfant gâté du soleil qui vient « jouir sans entrave » de ce dont le prolétaire d’occident n’ose même pas rêver ? Le premier est un damné de la terre, l’autre une canaille sans frontière qui, comme le disait Rousseau, se sent partout chez lui « tant qu’il a des hommes à acheter, et des femmes à corrompre ». Au nom de quoi les marxistes et les internationalistes devraient les défendre ? C’est ce qui entraîne d’ailleurs un rapport parfaitement différencié à l’archaïsme entre le prolétariat immigré et la bourgeoisie immigrée. Le dur labeur capitaliste tend toujours à dissoudre l’arriération chez le prolétariat immigré, alors que la bourgeoisie immigrée trouve dans l’arriération de sa position de classe la confirmation de sa propre arriération anthropologique32. D’où sa parfaite bonne conscience, sa certitude d’être toujours dans son bon droit, d’opérer un hold-up pour son seul compte sur la question du racisme afin de monter mondainement, et d’où sa parfaite capacité faire corps avec le libéralisme-libertaire dominant, et d’en être le fer de lance. La bourgeoisie immigrée de notre temps est donc la couche sociale la plus arriérée de l’impérialisme actuel, tout comme celle de l’époque de l’impérialisme fasciste était la petite-bourgeoisie traditionnelle. On comprendra donc sans peine ce fait frappant que, comme le fascisme qui s’appuie sur les éléments les plus arriérés de la société pour prospérer, la base d’appoint de choc du libéralisme-libertaire, ce sont les éléments les plus arriérés de notre société, à savoir : la bourgeoisie immigrée, toujours prompte à donner un coup de main à la moindre initiative fasciste, pourvu qu’elle soit ludique, libidinale, et marginale.
Une fois ces pré-requis posés, ouvrons donc enfin la boite de Pandore de l’économie, qui fait si peur à tant de marxistes, et étudions donc la sociologie électorale du RN, et sa base de classe, et voyons s’il s’agit d’un parti à la sociologie fasciste. Puisque le fascisme est l’idéologie de la bourgeoisie impérialiste contre le prolétariat, si le RN était un parti fasciste, on devrait y retrouver une surreprésentation du vote bourgeois, et des classes sociales dépendantes idéologiquement de la bourgeoisie, et un vote populaire moindre. Bien sûr, les prolétaires peuvent être individuellement trompés, et le fascisme s’appuie classiquement toujours sur les éléments arriérés du prolétariat. Cependant, si un individu, ou même un groupe d’individus, peut se tromper sur ses intérêts de classe, une classe sociale toute entière ne se trompe jamais sur ses intérêts de classe propres. Le prolétariat ne pourra jamais voter collectivement pour une idéologie qui le mène à sa destruction, ou alors il faut arrêter d’être marxiste. Ce n’est pas ici du « populisme », ou une mystique du peuple mal placée : si les groupes sociaux ne comprennent pas quel est leur intérêt de classe, alors l’analyse historique n’a plus aucun sens, et tout devient dans la société l’effet d’un chaos aléatoire, – pourquoi pas alors imaginer une bourgeoisie qui aurait mal compris ses intérêts, et qui déciderait d’instaurer le communisme par le plus grand des hasards ? Si la chose a peu de chances d’arriver, c’est bien parce que la bourgeoisie, comme le prolétariat, comprennent parfaitement leurs intérêts de classe.
Ce préambule méthodologique était nécessaire pour prévenir la mauvaise foi habituelle qui s’empare des intellectuels de gauche dès qu’on aborde ce sujet. Comparons donc les résultats de 2022 et de 2024 par classe sociale, et par rapport aux autres candidats : en 2022, Marine Le Pen rassemblait au premier tour 35 % des ouvriers et des employés, soit 12 % de plus que sa moyenne nationale, contre seulement 11 % de cadres, et 17 % de retraités33. On a donc une surreprésentation du prolétariat dans l’électorat lepéniste, et une sous-représentation de la bourgeoisie. Jean-Luc Mélenchon fait certes 25 % chez les ouvriers, mais il n’y a pas là de vraie sur-performance par rapport à son électorat moyen, tandis que Macron sous-performe à 17 %. On a donc ici clairement un choix assez massif, même s’il n’est pas hégémonique, pour le RN, dans le prolétariat français, et à l’inverse une répugnance assez tenace dans la bourgeoisie française34. Ce simple fait interdit de considérer le RN comme un parti fasciste au sens classique du terme : les ouvriers ne sont pas trompés comme des enfants bêtes ici, ils sont les moteurs de ses succès. Rien à voir avec la dynamique du NSDAP dans les années 30 donc. Par ailleurs, le NSDAP se partageait l’électorat ouvrier à l’époque avec le SPD, et le KPD : on peut donc dire que tout le prolétariat ne votait pas pour le NSDAP, et qu’il s’agissait des éléments les plus arriérés de la classe ouvrière. Ici, on commence à le voir dans les résultats de 2022, et cela se précisera dans les résultats de 2024 : personne ne fait véritablement concurrence au RN dans le vote ouvrier. En effet, les résultats de 2024 des européennes sont encore plus nets35 : 52 % pour la liste RN ! Toute les autres listes choisies par les ouvriers sont à moins de 9 % : l’écart est énorme, et le RN est ici totalement hégémonique sur l’électorat ouvrier. Imagine-t-on sérieusement les ouvriers voter à 52 % pour un parti bourgeois extrémiste ? Si on le pense, il vaut mieux arrêter tout de suite d’être marxiste, car le prolétariat sera bien trop stupide pour faire la révolution et diriger la société dans ces conditions ! On retrouve en 2024 la même sur-performance chez les employés (41%) et la même sous-performance chez les cadres (18%), plus divisés pour cette élection.
Ce simple tour d’horizon doit permettre de déduire que la meilleure conclusion est probablement ici la plus simple : le RN est vu par une bonne partie du prolétariat français et des couches populaires comme un défenseur de leurs intérêts, tandis que la bourgeoisie voit en Macron son champion. Nous sommes ici en pleine lutte des classes, tandis que la gauche type LFI n’arrive pas à percer sociologiquement, et joue le rôle de spectateur inutile. On rétorquera à raison que le RN n’a rien dans son programme de concret envers les classes populaires. C’est vrai, mais c’est également le cas de tous les partis depuis qu’ils se sont tous rangés derrière la construction européenne. Plus personne ne vote en fonction des programmes, puisque tout le monde sait qu’ils ne seront pas appliqués quelque soient les résultats. On vote donc pour une image, une certaine esthétique renvoyée par les partis. Or, à ce compte-là, il est indéniable que la gauche et le macronisme renvoient une image insupportablement libérale-libertaire aux couches populaires, ce qui est moins le cas du RN, plus à l’aise dans une esthétique débonnaire et jovialement franchouillarde, loin du puritanisme castré et castrateur de la gauche, et du macronisme. Quand on a renoncé à faire de la politique, et qu’on ne veut plus être jugé que sur l’image, on n’a que ce que l’on mérite. La réalité est dure, mais salutaire : l’électorat RN est celui qui a objectivement le plus intérêt à une transformation radicale de la société actuelle, et l’électorat macroniste et celui de la gauche, au maintien du statut quo. Ce vote RN est donc la manifestation d’une résistance inconsciente du prolétariat à l’ethos libéral-libertaire qu’on souhaite lui imposer : résistance en grande partie vaine, et seulement symbolique, mais résistance tout de même. La gauche qui a cédé à tout sur ce terrain devrait en prendre acte.
Par ailleurs, nous avons la chance de pouvoir comparer la sociologie du RN avec celle de deux partis authentiquement fascistes : Reconquête en France, et Fratelli d’Itallia de Meloni en Italie. La comparaison va tout de suite permettre de mettre en avant la spécificité du RN. Reconquête a une base électorale trop petite pour être significative, mais on sait qu’en 2022, E. Zemmour a fait 18 % à Versailles, et 17 % dans le très chic XVIe arrondissement parisien : loin de ses 7 % nationaux36 ! Voilà donc un parti avec une sociologie électorale nettement bourgeoise. On découvre d’ailleurs un RN snobé dans ces deux circonscriptions. Car malgré des idées en apparences proches, il est parfaitement évident que la division très profonde entre le RN et Reconquête a été une question de classe : Reconquête a tout de suite assumé ouvertement une politique économique libérale, là où le RN s’est toujours montré, sinon étatiste, du moins plus interventionniste ; Reconquête part de façon hystérique dans des délires sur la « civilisation », concept peu employé par le RN, qui parle plus sobrement de « souveraineté » ou de « sécurité » pour justifier un contrôle des frontières ; enfin, Reconquête s’est rapidement rallié un électorat très catholique et bourgeois, obsédé par les questions sociétales, là où les électeurs et les cadres du RN affichent ostensiblement un agnosticisme tranquille, et se désintéressant parfaitement des questions comme « le mariage pour tous ». Reconquête a donc été une tentative bourgeoise, avec des mesures vraiment fascistes, comme la remigration, de couper l’herbe sous le pied à un RN jugé trop plébéien. Il est parfaitement ahurissant qu’à gauche personne n’ait voulu le noter publiquement alors que la chose crevait les yeux. Là encore, on constate que là où il y a du fascisme, il y a de la bourgeoisie, et là où elle manque, il n’y a pas vraiment de fascisme.
Passons maintenant à l’Italie, terre éruptive et d’expérimentations politiques aussi audacieuses que sans lendemain. Le parti de G. Meloni, Fratelli d’Italia, est capital pour notre démonstration, puisqu’il s’agit d’un parti de masse, donc à la sociologie parfaitement significative et analysable, et qui synthétise parfaitement ce que peut être le fascisme européen : profondément européiste et soumis à la commission européenne, totalement atlantiste sur les questions internationales, – notamment le soutien fanatique à l’Ukraine, la haine de la Chine, et l’accord inconditionnel à la politique israélienne –, et totalement hystérique sur les questions d’identité (européenne, chrétienne, familiale, ect37). Or, que dévoile la sociologie de ce parti authentiquement fasciste38 ? Sans surprise, il s’agit d’un électorat complètement bourgeois, dont les scores montent avec la classe sociale : 10 % chez les plus modestes, 36 % chez les classes aisées, et la progression est linéaire chez les catégories intermédiaires. On a donc ici l’exact opposé de la sociologie de l’électorat du RN, et ses deux plus proches cousins en France au niveau de l’électorat seraient bien plutôt E. Zemmour, et E. Macron. On apprend aussi que la plupart de l’électorat de Meloni provient de celui de Berlusconi : on a donc un recyclage classique de l’électorat de droite chez un parti fasciste39. Or, on ne peut ici que penser au fait qu’en France 47 % de l’électorat sarkozyste de 2012 s’est retrouvé chez Macron en 2022. Dernier élément important de la comparaison italienne : autant en France l’électorat ouvrier s’est retrouvé quasiment monopolisé par le RN, ne laissant aux autres que les miettes, autant l’électorat populaire italien est totalement éclaté, ce qui correspond bien avec le schéma des éléments arriérés d’une classe ouvrière atomisée qui se retrouve à voter pour un parti fasciste. Si l’on prend par exemple le vote de la classe ouvrière italienne, on a : 27 % pour les fascistes de Fratelli d’Italia, 20 % pour la Lega d’extrême-droite, 19 % pour le Parti Démocrate de centre-gauche, et 11 % pour le mouvement 5 étoiles attrape-tout. On a donc un vote assez éclaté, loin des 52 % pour le RN aux mêmes élections en France.
Il faut donc bien comprendre la chose suivante, synthétisable en un syllogisme clair : le parti de Meloni est un parti authentiquement fasciste ; or son arrivée au pouvoir n’a rien changé à la politique italienne ; donc en un sens, la politique dominante, pro-UE, et pro-OTAN, est, au mieux compatible avec le fascisme, au pire carrément fasciste. Ceux qui refusent de voir ce fait sont complices de la montée active du fascisme dans notre société, par le « centre », et les « partis de gouvernement ».
Concluons donc ce tour d’horizon de la base de classe du RN. Il est clair que celui-ci n’a pas la sociologie d’un parti fasciste. S’il devait y avoir un parti en France à la base sociale proche de celle du fascisme, ce serait plutôt le parti Reconquête, ou celui d’E. Macron. En fait, quand on regarde le programme et la sociologie du RN, on a plutôt l’impression d’avoir affaire à un parti qui serait une sorte de « jacobinisme de droite » plutôt que du fascisme : une sorte de nationalisme souverainiste, avec une composante sociale et étatiste, centré autour de valeurs de droite, mais plutôt universaliste40. Bien sûr, son histoire a laissé des traces sur le RN, ce qui rend l’analyse de détail plus nuancée, mais on ne peut certainement pas analyser ces traces comme étant une preuve de fascisme.
Ce qui occulte ce fait à gauche, c’est la survivance oubliée, refoulée, zombie en une sens, de l’analyse trotskiste du fascisme, qui a induit toute une partie des progressistes à mal évaluer la signification de classe du fascisme. Comme le fascisme est un mouvement barbare, on a voulu voir en lui un mouvement arriéré, presque archaïque en un sens : « le fascisme, c’est l’archaïsme technologiquement équipé » dira par exemple le situationniste Guy Debord. Comme si d’ailleurs il n’y avait pas de barbarie moderne, « branchée », ou « chic ». Or, si la fascisme est un mouvement arriéré, il doit s’appuyer sur des classes arriérées historiquement, condamnées à disparaître par l’évolution historique. C’est le sens du jugement de Trotski : le fascisme est un mouvement arriéré, et donc, il s’appuie sur la petite-bourgeoisie traditionnelle, qui se retrouve pris de rage par l’effet de leur déclassement. Comme il le dit lapidairement, « le fascisme s’appuie sur la petite bourgeoisie41 » : la thèse de Trotski n’est pas seulement que la petite-bourgeoisie peut-être une force d’appoint au fascisme (ce qui est vrai), mais qu’elle en est la base sociale principale (ce qui est différent), et donc qu’il aurait principalement à cœur de défendre les intérêts de la petite-bourgeoisie. Dans cette vision de classe du fascisme, le RN aurait un certain potentiel fasciste, du fait des nombreux éléments petits-bourgeois qui y sont effectivement agglomérés. Seulement, si le fascisme est un mouvement arriéré, on a du mal à voir comment il pourrait être l’avant-garde de la lutte contre le prolétariat. Comment expliquer son efficacité destructrice s’il s’appuie sur une classe condamnée par l’Histoire ? Et surtout, comment pourrait-il encore survivre de nos jours si la classe sociale sur laquelle il s’appuierait, la petite-bourgeoisie, avait quasiment disparu en France ? La réponse la plus simple à ces questions, c’est que l’analyse du fascisme par Trotski n’est pas la bonne, mais c’est celle de Dimitrov qui nous en donne la clé. La base sociale du fascisme, ce n’est pas la classe arriérée qu’est la petite-bourgeoisie ; sa base sociale, c’est la classe d’avant-garde parmi toutes dans le capitalisme impérialiste : le capital financier. En 1935, il livrait cette analyse célèbre, souvent citée, mais assez peu comprise : « Le fascisme, c’est le pouvoir du capital financier lui-même. C’est l’organisation de la répression terroriste contre la classe ouvrière et la partie révolutionnaire de la paysannerie et des intellectuels42. » Le fascisme, c’est la domination directe et terroriste de la bourgeoisie financière, c’est le nec plus ultra du développement de la société capitaliste : c’est cela qui explique son rôle d’avant-garde dans la lutte contre le prolétariat, c’est cela qui explique son efficacité et sa dangerosité, et c’est cela qui explique sa persistance, même après le déclin de la petite-bourgeoisie dans l’après-guerre. Le fascisme en son essence n’a pas disparu, il a changé de forme : le pouvoir terroriste du capital financier contre le prolétariat a simplement pris le nom de libéralisme libertaire. Le cœur de l’erreur d’analyse de la gauche, du à ses restes d’analyses trotskistes, c’est de ne pas voir que le danger fasciste prioritaire pour la France, c’est Macron, c’est Glucksman, c’est EELV et Zemmour, bien plus que le RN. C’est eux qui courent le risque d’emmener la France dans tous les conflits de l’UE, et de l’OTAN, c’est eux qui appuient sur tous les thèmes du fascisme contemporain otanisé. Tant que l’on ne comprend pas cela, on ne comprend rien à la question du fascisme en France.
Car au final, il faut bien comprendre la signification historique du fascisme, car son interprétation sociale-démocrate en a souvent fait une simple question morale : le fascisme, c’est l’horreur, et s’y opposer, c’est être dans le camp du bien, et de la morale. Ce ne fut pas faux historiquement, mais il faut bien comprendre pourquoi, et à défaut, on risque de répéter cette posture morale de façon parfaitement vide, et inadaptée aux circonstances.
Avec le recul que nous donnent les 80 ans de développement de l’impérialisme atlantiste, nous sommes désormais mieux en mesure d’apprécier la signification exacte du rôle du fascisme dans les années 30 et 40. Le fascisme, notamment allemand, italien et japonais, fut une tentative de ces bourgeoisies nationales pour à la fois reprendre la main sur leur prolétariat, et pour défendre leur propre impérialisme national contre les impérialismes concurrents. Le fascisme historique naquit donc à la fin de la période du poly-impérialisme, où tous les impérialismes occidentaux se faisaient concurrence. Or, à partir de 1945, l’impérialisme change de nature, et devient centralisé et unique : c’est la période du mono-impérialisme atlantiste, où l’impérialisme américain règne sans partage, et où les autres impérialistes lui sont strictement subordonnés, et perdent toute autonomie43. Dans ces conditions, le fascisme change de signification historique, et ce qui joue le même rôle social, c’est le libéralisme-libertaire. Le fascisme historique a donc été un phénomène de transition, et ce qui a survécu de lui, ce sont ses éléments libéraux-libertaires44.
Il est donc évident que vu le changement structurel survenu dans l’impérialisme, il est impossible que le fascisme historique du poly-impérialisme revienne à l’identique, avec les mêmes thématiques et les mêmes forces sociales, à l’époque du mono-impérialisme. Croire le contraire revient à participer à une farce, celle de « l’anti-fascisme d’opérette », et à occulter les véritables enjeux. Le but du fascisme, c’est la défense par tous les moyens de l’impérialisme dominant. A notre époque, ce ne peut donc être que la domination du capital financier américain, des institutions supra-nationales comme l’UE, l’OTAN, le FMI ou la BCE. Le fascisme de notre époque ne sera certainement pas nationaliste, mais atlantiste et cosmopolite (ou « européiste », pour faire plus chic) ; il ne sera pas raciste, misogyne, homophobe, ou anti-écolo, mais comme tout le grand capital américain actuel, mondain, chic, et branché, il se dira anti-raciste, féministe, LBGT-friendly et écologiste. Il pourra à l’occasion brandir la défense hystérique de l’identité et de la civilisation occidentale contre les BRICS et autres, mais il préférera toujours le régionalisme à la nation45.
On commence à comprendre un peu mieux le goût de la gauche pour la farce anti-fasciste, et son réflexe désormais pavlovien et anencéphalique à chaque élection : elle jouit de sa propre posture morale, sans se demander quel est son contenu concret. Pour des raisons parfaitement explicables matériellement, le fascisme s’est manifesté une fois historiquement, et la gauche communiste s’est alors retrouvée, de facto, dans une position d’incarner une forme de moralité concrète humaniste contre l’immoralisme fasciste décadent et nietzschéen. Et face à l’horreur fasciste, l’urgence a nécessité de s’allier avec toutes les bonnes volontés, furent-elles aussi crapuleuses que la SFIO d’alors, ou le parti radical. D’où le Front Populaire, version 1936. Mais la gauche, et malheureusement beaucoup de communistes, ont par la suite conservé cette position, parce qu’elle était intellectuellement confortable, et permettait de ne jamais se remettre sérieusement en question : la gauche était le camp du bien, et en face, il y avait le mal. Et dans cette équation, la gauche européiste, la droite libérale, et tout le libéralisme-libertaire étaient finalement lavés de tout pêché. Le salut, c’était de « jouir sans entrave », et tout ce qui avait l’air de faire mine de s’opposer à ce mouvement était damnation. Le plus ironique, c’est que cela bien sûr faisait apparaître le fascisme comme étant quelque chose de sérieux, de structuré, et de discipliné, ce qu’il n’était pas, bien au contraire. Il faut suivre pas à pas l’histoire du nazisme pour voir qu’ils furent les premiers promoteurs d’un « jouir sans entrave » macabre.
On atteint ainsi le sommet du ridicule dans la séquence actuelle, où la gauche, incapable de regarder la réalité en face et de prendre en compte les données élémentaires, peut aller dans des manifestations à l’éthos et la phénoménologie parfaitement libéral-libertaires et pseudo-festives, hurler comme des déments que « la jeunesse emmerde le Front National ! ». Outre que l’appel à la jeunesse comme une force nécessairement bonne est pour le coup parfaitement fasciste, et totalement étrangère au mouvement ouvrier, le slogan révèle que la gauche est prisonnière de son imaginaire. Elle mobilise un imaginaire momifiée, où des vieux, forcément réactionnaires et pas cools, voudraient empêcher des jeunes, forcément progressistes et « branchés », de vivre comme ils le souhaitent. Les vieux castrateurs contre les jeunes jouisseurs en somme, avec le RN dans le premier rôle, et la gauche (et Macron, bien sûr) dans le second rôle. Las, l’image a depuis longtemps cessé de vivre : c’est l’électorat macroniste qui est composé de vieux boomers toujours bloqués dans un mai 68 éternel, tandis que Marine Le Pen caracole en tête dès la tranche d’âge des 25-35 ans, et s’effondre chez les plus de 65 ans46. Les manifestations actuelles ressemblent donc à des manèges abandonnés et sans vie, dans des endroits lugubres, où tournent désormais en rond des statues sans tête, mais qui produisent toujours le même son qu’au temps des grandes foires : « la jeunesse emmerde le Front National ! »…
Cette longue démonstration était nécessaire pour comprendre ce qui va suivre. Cette gauche, qui se sera donnée à fond pour ses places, et pour un soi-disant « combat anti-fasciste », va mourir. Très bientôt. Car lorsque le RN parviendra au pouvoir, et que tout le monde verra que nous ne basculerons pas dans le fascisme hitlérien, que le bruit des bottes ne reviendra pas, que les camps de concentration ne vont pas rouvrir, alors tout ce beau monde va comme s’éveiller d’un rêve. Les masques tomberont, et le roi sera nu. Le RN sera au pouvoir, et tout se passera à peu près comme avant : sur le plan économique, sur le plan social, sur le plan sécuritaire. Comme sous Macron. Comme sous Sarkozy. Comme sous Hollande. Peut-être un peu pire, peut-être un peu mieux, peut-être comme avant : les vrais bouleversements arriveront par les contradictions entre la base sociale du RN, et son programme aminci qu’il ne voudra pas appliquer. Ce qui se seront prêtés à ce spectacle désolant auront à jamais perdu toute crédibilité politique auprès des masses – si tant est qu’ils en aient un jour vraiment eu. Les plus fous continueront le délire sectaire bien sûr. Mais à l’avenir, ce sera une lubie marginale. Pour la première fois, ils sont allés jusqu’à convoquer le fantôme du Front Populaire, et c’est une faute qui ne leur sera pas pardonnée47. On aurait dit qu’ils voulaient à tout prix donner raison à Marx : « la première fois comme une tragédie, la deuxième fois comme une farce…. ».
Quant à ceux qui n’appellent pas à voter pour le « Nouveau Front Populaire », mais qui persistent à qualifier le RN de « fasciste », on voit bien qu’ils ne sont pas sérieux, et qu’ils ne croient pas réellement eux-mêmes au fascisme du RN. Face au fascisme historique et à sa violence de classe, toutes les alliances étaient permises : faut-il rappeler que le PCF de Thorez s’est allié aux bouchers SFIO de la première guerre mondiale, aux frères des assassins de Rosa Luxemburg et de Karl Leibknecht, et aux radicaux qui faisaient quelques années avant tirer sur les ouvriers grévistes ? A côté, un Glucksmann ou un Hollande font figures d’enfants de chœur. Si réellement ils croyaient au danger fasciste, ils se rangeraient derrière eux. Leur contradiction signe leur insincérité à eux-mêmes.
6) Le RN, une impasse nécessaire...