Benoît Coquard et Félicien Faury. © Photomontage Mediapart
L’un a travaillé sur les zones rurales du Grand Est, l’autre sur l’électorat RN dans la région Sud-Paca. #Benoît_Coquard et #Félicien_Faury échangent sur le ressort du #vote pour l’#extrême_droite, à l’heure où l’hégémonie qu’ils ont observée sur leurs terrains se décline à grande échelle.
Fabien Escalona
27 juin 2024
Après les européennes et à quelques jours du premier tour des élections législatives anticipées, les médias et les responsables politiques les ont sollicités plus que d’ordinaire, saisis par les nouveaux seuils franchis par le vote en faveur du Rassemblement national (#RN). Benoît Coquard, sociologue à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), est l’auteur de Ceux qui restent (La Découverte, 2019). Félicien Faury, chercheur postdoctoral au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), vient de publier Des électeurs ordinaires (Seuil, 2024).
Tous deux travaillent sur des zones de force du RN, qui n’ont pas les mêmes caractéristiques. D’un côté, Benoît Coquard écrit sur les campagnes désindustrialisées du Grand Est ; de l’autre, Félicien Faury a installé son dispositif d’enquête dans la région attractive du Sud-Paca (Provence-Alpes-Côtes d’Azur). S’ils ont tous deux déjà accordé des entretiens à Mediapart (ici ou là), ils n’avaient encore jamais échangé. Le croisement de leurs perspectives nous intéressait, et aussi leur sentiment de chercheurs à l’heure où le scénario d’une majorité absolue pour le parti lepéniste n’a jamais été aussi crédible.
Mediapart : Vous travaillez depuis des années sur l’électorat RN. Comment lisez-vous la période actuelle ?
Félicien Faury : Sur le strict plan des rapports de force électoraux, elle n’est pas surprenante. Le RN continue de prolonger des courbes électorales qui étaient déjà ascendantes. Depuis plusieurs années, on repérait que, y compris dans un contexte très abstentionniste, le RN continuait à mobiliser ses électeurs. On disait son électorat volatil, notamment aux élections intermédiaires, mais une fidélisation croissante était à l’œuvre, qu’on a retrouvée aux élections européennes du 9 juin. Un noyau électoral puissant a été solidifié.
Benoît Coquard : Désormais, l’hégémonie de l’extrême droite que l’on observe sur nos terrains se décline avec de plus en plus de force au niveau national, que ce soit dans les urnes ou à travers la manière dont Emmanuel Macron l’a posée en adversaire centrale.
Chez beaucoup de gens aujourd’hui règne l’impression d’être du côté des vainqueurs, ce qui est conforté par les effets d’entourage et des médias consommés. Quand on se souvient des vieilles affiches du Front national, représentant Jean-Marie Le Pen avec un bâillon, incarnant un vote de gens marginalisés qu’on ne laissait pas parler, c’était vraiment un monde différent.
Félicien Faury : Je suis tout à fait d’accord. Dans beaucoup de territoires, le RN ne peut absolument plus être considéré comme un parti « stigmatisé », c’est même tout l’inverse.
Dans vos travaux respectifs, vous insistez sur le fait que le vote RN n’est pas un vote de personnes isolées ou atomisées, comme on l’entend parfois. Est-ce qu’on ne peut pas admettre, comme le chercheur Matthijs Rooduijn, qu’elles sont prises dans des liens sociaux qui n’ont pas la force de ceux des syndicats ou des Églises ?
Benoît Coquard : Le vote RN n’est pas mon objet de recherche et je l’attrape justement par cette question des liens sociaux. J’ai travaillé sur la reconstitution des appartenances dans des bourgs désindustrialisés, et j’y ai observé des formes de repli, mais pas d’individualisme. En fait, les classes populaires n’en ont pas le luxe.
Il ne s’agit pas tant de liens faibles que d’un resserrement de la conscience collective sur un petit nombre de personnes homogènes dans leur vision du monde et qui pensent aussi pouvoir s’entraider. Cette observation ethnographique corrobore de grandes enquêtes sociologiques menées à l’échelle européenne. Celles-ci établissent une corrélation ente le fait de ne faire confiance qu’à un petit nombre de personnes et le vote pour l’extrême droite.
Félicien Faury : Nos travaux diffèrent par leur objet. Benoît travaille sur les sociabilités rurales, les modes de vie, en explorant les différentes scènes d’une existence. De mon côté, la focale est plus restreinte autour de l’acte de vote, en se demandant ce qui est politisé ou « électoralisé » dans la vie des personnes. Mais je crois, en effet, que même dans l’isoloir et à bulletin secret, on continue à voter en groupe, comme les gens de qui on se sent proches socialement.
La « normalisation » du RN, c’est aussi ça : quand ce vote devient légitime auprès de ceux qui comptent et qui font autorité près de soi. Cela vaut également pour le racisme. On pourrait avoir tendance à penser que c’est le défaut d’institutions et de « social » qui amène les gens à se replier et à devenir racistes. Or, c’est triste à dire, mais le #racisme, c’est aussi du #lien_social. Il existe des sociabilités qui entretiennent et autorisent l’expression de la parole raciste.
De façon générale, je trouve que l’argument de l’atomisation ou des liens sociaux faibles revient parfois à « battre en retraite » sociologiquement. Le lien social est toujours présent, reste à savoir avec qui et quoi. Il faut donc plutôt se demander quels type de liens sociaux créent quels types de vote.
Sur la question du « repli sur soi », j’aimerais souligner à quel point la question du diplôme est fondamentale. C’est un capital immatériel, sanctifié par l’État, qui vous donne de grandes possibilités de « voyager socialement ». Il y a comme une sécurité symbolique qui voyage avec vous lors de votre confrontation avec d’autres groupes sociaux. Lorsque vous n’en bénéficiez pas, comme c’est souvent le cas des électeurs du RN, l’ancrage local et le patrimoine matériel deviennent particulièrement importants – d’où le grand impact affectif des cambriolages, par exemple.
Benoît Coquard : Effectivement, plus on est diplômé, plus on part facilement de sa campagne, moins on est tenu par les enjeux réputationnels qui y prévalent, moins on y souffre d’un éventuel déclassement territorial. Quand toutes vos ressources sont locales, en revanche, c’est très différent. On est alors beaucoup plus exposé à l’idée de l’extrême droite selon laquelle il faut faire passer les gens exactement comme soi avant, sinon on ne s’en sortira pas. C’est l’une des choses qui me font dire que les populations acquises à cette idée sont engagées dans le vote RN pour longtemps.
Vous venez d’employer la notion de « #déclassement », de plus en plus mobilisée pour éclairer le vote RN. Est-ce qu’elle vous parle, ou est-ce qu’elle vous semble trop réductrice, quand ce parti est aussi capable de percer dans des milieux plutôt favorisés ?
Félicien Faury : Il faut préciser de quoi on parle. Dans le Sud-Est où j’ai travaillé, c’est l’incertitude économique et le pessimisme résidentiel qui dominaient. Mes enquêtés, peu fragiles sur le marché du travail, ne vivent pas le déclassement sur un mode individuel mais plutôt collectif, avec l’idée que « tout se dégrade ». Ça se vit à l’échelle du quartier, du lotissement, de la commune, et ça peut s’extrapoler à la région et au pays.
Benoît Coquard : J’ai pour ma part écrit contre les théories de la France périphérique et de l’insécurité culturelle. Les milieux populaires ruraux que je côtoie ne peuvent pas être décrits comme des « petits Blancs » vivant dans un sentiment d’abandon, même s’ils peuvent exprimer ce discours face à des journalistes qui les rencontrent en quelques minutes. Ils développent en fait des contre-modèles de style de vie, affirment volontiers une mentalité insulaire, du type « on est maîtres chez nous ».
Félicien Faury : Pour le coup, j’ai moins rencontré cette mentalité insulaire en Paca. Contrairement aux campagnes en déclin étudiées par Benoît, le Sud-Est est un territoire attractif, si bien que l’arrivée régulière de nouveaux résidents remet régulièrement en cause le capital local des résidents les plus anciens. Si ces évolutions peuvent être regardées avec colère ou amertume, j’observe néanmoins une résignation face à « l’invasion du haut » par les classes supérieures, quand les migrations du « bas » sont beaucoup plus facilement politisées.
Benoît Coquard, vous avez exprimé récemment l’idée que les propositions sociales du Nouveau Front populaire (NFP) pourraient parler aux fractions populaires de l’électorat RN. Cela peut sembler en contradiction avec les arguments de Félicien Faury qui met en avant la « matrice raciale » de ces comportements électoraux. Est-ce que vous avez une divergence ou des nuances sur le sujet ?
Benoît Coquard : Je disais surtout que ces propositions seraient invisibles pour cet électorat, par manque de mixité politique dans son entourage et en raison de ses sources d’information. Le fait même d’être exposé à ces propositions n’est pas évident. Plutôt que de convertir des électeurs, l’enjeu me semble de s’adresser aux classes populaires entourées de gens qui votent RN, et qui n’osent pas dire autour d’elles qu’elles ne votent pas RN, car sinon elles se font traiter d’« #assistées ».
De fait, les stigmates associés à la #gauche sur mon territoire, c’est surtout ceux des « branleurs », des « cas sociaux ». Ce n’est que dans un second temps que le qualificatif d’« #Arabes » finit par arriver. On racialise le social, et les divisions sociales entre les précaires et les stables marchent d’autant plus qu’elles sont raciales.
Cette dimension est clairement plus forte dans ce qu’écrit Félicien. Cela peut être lié à l’enquêteur, notamment avec qui on va parler, quelle place on prend dans les sociabilités. Moi, par exemple, j’étais au milieu des commérages. Du coup, je voyais beaucoup de dénigrement latéral entre habitants non racisés.
Félicien Faury : J’ai aussi rencontré un sentiment « anti-assistés » très fort. Et effectivement, quand on laisse dérouler les discours, on se rend compte que ce sentiment se retrouve particulièrement exacerbé quand les personnes visées sont en plus identifiées comme « immigrées », c’est-à-dire jugées « moins françaises » que d’autres. Dans mon enquête, je constate que c’est lors de ce redoublement que la critique de l’#assistanat devient particulièrement politisée, et vient nourrir plus spécifiquement le vote RN.
J’essaie de poser la question du racisme autrement qu’en termes de « présence » ou d’« absence », et d’observer plutôt les formes qu’il prend, et comment ça s’articule à des expériences sociales concrètes. Par ailleurs, il y a des enjeux de parole publique : à quel point faut-il insister sur cette dimension raciste ? C’est une question que je me suis beaucoup posée durant l’écriture, et encore davantage maintenant lors des présentations de mon travail en public et dans les médias.
Le fait d’avoir travaillé surtout sur les petites classes moyennes, et non sur le vote RN ouvrier, a pu contribuer à ce que je m’autorise à utiliser le terme de « racisme » et à le mettre au cœur de mes études. Comme le sens courant (et non sociologique) en donne une définition associée à la bêtise et à l’archaïsme, son usage peut contribuer à stigmatiser des groupes subalternes.
Mais le risque inverse serait de ne pas en parler du tout. Il faut bien que cette dimension centrale soit rappelée, dans un contexte où son omission serait tout de même étrange, avec une extrême droite aux portes du pouvoir. J’essaie aussi d’insister dès que je le peux sur le caractère transversal du racisme, qui existe dans tous les milieux sociaux – y compris la bourgeoisie culturelle de gauche. Je vois bien que cette partie-là de mon propos est plus rarement reprise…
Benoît Coquard : Je trouve que Félicien s’explique très clairement à ce sujet dans son livre. Si le racisme était absent de son explication causale des conduites électorales, ce serait effectivement l’éléphant dans la pièce.
Il y aurait d’ailleurs quelque chose de méprisant à ne pas écouter les arguments des gens qu’on interviewe. Je ne vois pas pourquoi, parce qu’un enquêté est ouvrier ou moins diplômé, il faudrait retraduire ses propos au point qu’ils ne lui ressemblent plus. Là où il faut être prudent, c’est qu’il est important de relier les affects aux transformations macrosociales qui leur donnent du sens.
La question raciale, en particulier, ne peut pas être envisagée sans les exclusions économiques qu’elle permet. Il y a comme un « #salaire_psychologique minimum », un capital minimal procuré par le fait de savoir que tu as toujours quelqu’un en dessous de toi. Le RN arrive à mettre ça en place localement.
Cela me rappelle des groupes d’amis très unis sur lesquels j’ai travaillé, incluant des binationaux franco-algériens. Quand il y avait des accrochages, entre Blancs on s’insultait de « cas soc’ », mais quand cela les concernait, ils étaient traités de « sales Arabes ». L’exclusion était redoublée par un racisme resurgissant sur ces gens-là. Leur place ne tenait qu’à un fil car ce registre-là, exercé contre « plus tricard que soi », permettait de les exclure à n’importe quel moment.
Félicien Faury : Je suis tout à fait d’accord, et j’ai d’ailleurs toujours cherché à relier les propos, parfois très explicites, que je pouvais entendre à des processus collectifs en termes de classe ou de ségrégation, dont les électeurs du RN sont au fond très peu responsables. Le racisme de ces électeurs n’émerge qu’en s’adossant à des processus de racialisation collectifs qui dépassent très largement la seule extrême droite.
Encore une fois, je vois bien comment certains groupes sociaux pourraient s’autorassurer en se disant que le racisme, c’est au RN, que les racistes, « ce sont eux », et s’innocenter ainsi à bon compte. Cette mise à distance est évidemment trop facile.
À court et plus long terme, quelles sont les pistes que peuvent suivre les gauches, ou du moins les adversaires du RN, pour reconquérir des milieux conquis par ce parti ?
Félicien Faury : Je ne sais pas s’il faut poser la question de cette manière. Est-ce que le seul but doit être de « faire baisser le RN » ? Si oui, en Paca, si vous voulez prendre des électeurs au RN, le plus efficace est sans doute de mener une politique de droite dure ! La vocation de la gauche reste de lutter contre les inégalités de classe, la domination masculine, le racisme… Bien sûr, la stratégie électorale est très importante, mais la conquête des électeurs du RN ne doit pas être le seul horizon.
Une fois dit cela, il faut bien sûr ajouter que les #classes_populaires ne sont en aucun cas condamnées à voter pour le RN. Il y a un ensemble de points, sur les services publics, le pouvoir d’achat, les inégalités, à propos desquels la gauche peut activer des affects dans son sens. C’est un travail de long terme qui doit être mené.
Ce qui m’a frappé dans les espaces sociaux sur lesquels j’ai enquêté, c’est que les discours qui circulent, cadrés en faveur du RN, ne sont jamais contredits. Il n’y a jamais aucune sanction sociale face aux propos négatifs sur, par exemple, les « assistés » ou les « immigrés ». Il faudrait parvenir à diffuser des contre-discours, pour éviter ces effets de consensus autour de thématiques favorables à l’extrême droite.
Par ailleurs, il faut aussi poser la question de l’incarnation et du recrutement politique au sein des partis de gauche. Trop souvent, les corps et manières d’être de la gauche, à la télé comme sur le terrain, témoignent de l’éloignement des mondes sociaux.
Benoît Coquard : On se rejoint car je rappelle toujours que des modèles de respectabilité sociale sont essentiels pour offrir un autre son de cloche. Il n’y a pas de slogan magique.
On parle des scores réalisés par La France insoumise dans les quartiers populaires racisés de Paris ou d’autres grandes villes, mais je ne suis pas sûr qu’ils soient aussi impressionnants dans ceux des bourgs et petites villes du Grand Est où je travaille. Je mets aussi en garde contre l’idée que les abstentionnistes seraient un réservoir évident pour la gauche. Là où le RN est hégémonique, en tout cas, les abstentionnistes, dans l’état actuel des choses, se sentent proches de Marine Le Pen.
Et même si la gauche reprend des voix parmi les milieux populaires, ceux-ci auront été imprégnés des discours du RN. Il y a donc un travail de fond à faire en reprenant pied en milieu populaire au quotidien.
Félicien Faury : On peut aussi ajouter que la politisation du racisme, dont les succès du RN sont un des symptômes, vient après une période où le racisme existait tout autant sinon plus, mais était naturalisé. Il y a eu des contestations et des victoires du côté des mouvements antiracistes et des minorités ethnoraciales, qui ont entraîné une forme de réaction, de réflexe défensif. On peut faire un parallèle avec le backlash [le « retour de bâton » – ndlr ]suscité par la révolution féministe.
Si la montée de l’extrême droite se greffe à un appareil d’État, les cartes pourraient être rebattues de manière inquiétante, évidemment. Mais on peut aussi lire la situation comme un potentiel chant du cygne de certaines formes de domination raciale.