En Iran, une défiance croissante entre la population et le régime, Madjid Zerrouky
Un rapport diffusé dans l’administration en début d’année s’inquiétait de « l’effondrement des valeurs » et prônait une série de nouvelles mesures répressives pour imposer le #hidjab : patrouilles, vidéosurveillance et centres de rééducation.
Le régime iranien a beau répéter que le mouvement de contestation auquel il fait face est le fait d’« émeutiers » utilisant la « malheureuse mort d’une jeune fille pour semer le chaos », il n’aurait pas dû être surpris par la déferlante qui a suivi la mort, le 16 septembre, de Mahsa Amini, après son arrestation par la police des mœurs. Les signaux s’accumulaient ces derniers temps. Et l’administration de la République islamique a elle-même donné l’alerte dans un document intitulé « Projet chasteté et hidjab ».
Le rapport de deux cent dix-neuf pages rédigé par le Quartier général de la promotion de la vertu et de la prévention du vice détaille le positionnement et la politique du régime en matière de port du hidjab. Distribué au début de l’année aux agences gouvernementales chargées du maintien de l’ordre, avant d’être rendu public cet été, il éclaire la récente campagne de l’Etat qui vise à imposer un port du voile plus strict aux femmes. Celle-là même qui a coûté la vie à Mahsa Amini et à cent cinquante-quatre manifestants depuis le début de la contestation.
Dans l’esprit des rédacteurs, il s’agit d’endiguer la perte d’influence idéologique du régime et l’affaiblissement de son contrôle sur la société en insistant sur l’obligation pour les femmes de porter le foulard, symbole de l’union du clergé et des militaires qui caractérise la République islamique. Or, cette influence, relèvent-ils, s’effriterait rapidement et dangereusement, et la société iranienne ne serait plus au diapason des dirigeants du pays.
« 62 % des femmes n’approuvent pas le hidjab »
Le nombre d’Iraniens hostiles au renforcement du port du voile, observent-ils, augmenterait de jour en jour. « 62 % des femmes n’approuvent pas ou ne portent pas régulièrement le hidjab islamique complet », le tchador, note le rapport. « Et certains citoyens ont commencé à s’opposer à ceux qui préviennent le vice. » Soit les agents de la police des mœurs.
Pour les rédacteurs, il convient donc de repasser à l’offensive et de reconquérir les cœurs et les esprits. Ou, à défaut, l’espace public et le domaine informationnel. En multipliant les patrouilles et le recours à la vidéosurveillance ; en ouvrant des centres de rééducation, voire en coupant Internet aux femmes jugées trop récalcitrantes. Une peine pouvant aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement est même prescrite à l’encontre de tout Iranien qui publierait en ligne des contenus contre le hidjab obligatoire.
Le document suggère aussi qu’une « guerre psychologique » menée par « l’ennemi » inciterait les femmes iraniennes à se détourner du hidjab. La sphère numérique est ainsi considérée comme un champ de bataille qu’il s’agit de ne pas négliger. Bousculé par les manifestants, le régime n’a pas hésité, au sortir de la première semaine du mouvement de contestation, à priver les Iraniens de toute communication en ligne en coupant le réseau.
« Malgré le fait qu’une majorité relative des gens considèrent le hidjab comme obligatoire et légitime, la comparaison des résultats de cette recherche avec l’enquête précédente, réalisée en 2016, montre une diminution de la part de ceux qui soutiennent la légalité de l’obligation imposée de la charia. Alors qu’en 2016 environ 73 % des personnes déclaraient que l’imposition du port du hidjab était légale ; en 2021, ce chiffre a diminué pour atteindre 58,5 % », s’inquiètent également les rédacteurs.
Mouvement de fond
Parmi les villes étudiées, le taux d’approbation varie : s’il atteint 71,8 % à Qom, une ville sainte qui abrite des dizaines de séminaires du clergé chiite et où résident nombre d’ayatollahs, il s’effondre à 39 % à Téhéran, la capitale, cœur politique, économique et culturel du pays. Ses dix millions d’habitants « sont les moins convaincus du fait que le port du hidjab fait partie des règles obligatoires de l’islam ». En outre, la moitié des moins de 30 ans conviendraient que les femmes ont le droit de ne pas se conformer aux règles sur le port du hidjab.
Ces chiffres, qui révèlent un mouvement de fond, sont probablement sous-estimés. En 2018, une étude publiée par la Revue d’économie politique à partir des données de « l’Enquête sur les valeurs et attitudes des Iraniens », réalisée par le ministère de la culture et de l’orientation islamique, auprès de quinze mille personnes, concluait, elle, que 78 % des Iraniens étaient en faveur d’un « hidjab facultatif », à l’opposé d’un « hidjab obligatoire ». Les questions, neutres, ne sous-tendaient pas alors un positionnement pour ou contre la religion et le voile, contrairement à l’enquête du « Projet chasteté et hidjab », tout en relevant les mêmes tendances générationnelles et géographiques.
Les promoteurs de « la défense de la vertu » imputent à la « modernité » ces changements, non sans exprimer une forme d’impuissance face à ce basculement de la société. « Il ne fait aucun doute que le monde moderne apporte des avancées technologiques. Des avantages tels que la facilité de communiquer, l’accès à l’information, l’expansion de l’éducation et de la santé, et l’espoir d’une vie meilleure. Mais cela crée aussi des dommages dans le domaine de la culture et des systèmes sociaux, tels que l’effondrement des valeurs ou le déclin de l’institution familiale », analysent-ils.
Et de constater, non sans inquiétude, « qu’avec la prédominance de la majorité urbaine (74 %) dans la société iranienne et l’expansion de la classe moyenne urbaine, la multiplication de lieux de rencontre pour des groupes tels que les artistes, les athlètes, les activistes dans les domaines scientifique, culturel et médiatique, le lien de ces couches avec la culture et les valeurs mondialisées s’est approfondi ».
« Beaucoup de gens ne savent pas que l’Iran est urbain à 75 %, que le taux d’alphabétisation avoisine les 100 % pour les personnes âgées de 6 à 24 ans et qu’il y a presque quatre millions d’étudiants dans les universités iraniennes, dont une majorité de femmes. Que chaque Iranienne ne donne naissance qu’à 1,6 enfant maintenant contre sept au début de la révolution » , rappelle Azadeh Kian, professeure de sociologie à l’université Paris Cité.
Le sort de Mahsa Amini illustre tragiquement ce paradoxe de la République islamique, capable de garantir des études primaires, secondaires et universitaires à une jeune fille d’une province déshéritée, tout en la privant de ses libertés fondamentales. Jusqu’à provoquer sa mort.
« Les valeurs sociétales évoluent rapidement dans toutes les couches de revenus en Iran, et le clivage sociétal semble être générationnel plutôt que fondé sur la classe sociale, écrit, pour sa part, Ali Alfoneh, expert de l’Arab Gulf States Institute à Washington. Les jeunes Iraniennes défavorisées s’identifient davantage aux femmes de la classe moyenne qui ne couvrent pas entièrement leurs cheveux d’un hidjab et ne les considèrent plus comme décadentes. »
Convergence des colères
Cela faciliterait d’autant plus une convergence des colères de la société iranienne : le scénario du pire pour le régime, alors que le mouvement de contestation actuel est le troisième épisode de manifestations auquel il est confronté en cinq ans. Les révoltes des hivers de 2017 et de 2019, violemment réprimées, portaient, elles, sur des revendications socio-économiques.
Plus haute autorité politique et religieuse du pays, le guide suprême, Ali Khamenei, est sorti de son silence, lundi 3 octobre. Il s’en est violemment pris à « certains qui, sans enquête et sans que rien ne soit avéré [concernant le décès de Mahsa Amini], rendent les rues dangereuses, brûlent le Coran, les mosquées et les voitures, et retirent le foulard des femmes voilées ». Mais il a également concédé que les femmes peuvent être des partisanes de la République islamique même si leur port du hidjab est déficient.
« Cette société se modernise et aspire à des valeurs modernes face à un pouvoir qui se sclérose, avec des institutions et des lois moyenâgeuses. Les tensions augmentent et vont augmenter », estime Azadeh Kian, pour qui « une révolution culturelle a commencé ». Le mouvement de contestation vient d’entrer dans sa quatrième semaine.
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