DES CHAUVE-SOURIS ET DES HOMMES : POLITIQUES ÉPIDÉMIQUES ET CORONAVIRUS
Entretien avec l’anthropologue Frédéric Keck
paru dans lundimatin#234, le 19 mars 2020
"Les mesures de quarantaine, de confinement, et de surveillance
arrivent toujours trop tard. Elles ne font qu’amoindrir des effets
déjà actifs et envahissants, mais n’agissent en rien sur les causes du
problème. Le Covid-19 est, rappelons-le, une zoonose : une maladie qui s’est transmise des animaux aux humains. C’est précisément dans nos rapports aux animaux qu’il faut chercher la raison de nombreuses crises sanitaires récentes : ESB, SRAS, grippes « aviaire » et « porcine ». Nous avons donc interrogé Frédéric Keck, un anthropologue qui travaille sur les normes de « biosécurité » appliquées aux humains et aux animaux, et sur les formes de prévision qu’elles produisent à l’égard des catastrophes sanitaires et écologiques.
– Vous vous êtes illustré par vos recherches en anthropologie et en
ethnologie sur les maladies zoonotiques (d’origine animale) et les
pandémies. Comment avez-vous vécu personnellement la pandémie de coronavirus, depuis janvier jusqu’aux mesures de confinement annoncées ces derniers jours ?
– Le 1er janvier, alors que nous fêtions la nouvelle année, un
collègue britannique qui travaille avec moi sur l’anthropologie des
épidémies m’a envoyé un SMS : « Tu as vu ces cas à Wuhan ? Cela
pourrait être le début de la pandémie. » Je n’ai pas pu le croire,
parce que je reçois ce genre de message à chaque fois qu’il y a un
virus émergent (le H1N1 de grippe porcine en 2009, finalement beaucoup moins létal que prévu même s’il était très contagieux, le MERS-CoV en 2012, qui est resté limité à la péninsule arabique, où il se transmet par les dromadaires, et à la Corée du Sud). Mais cette fois, le scénario pandémique qui avait encadré la diffusion du SRAS en Asie et à Toronto en 2003 se réalise. J’ai pensé à l’analyse de la déclaration de guerre de 1914 par Henri Bergson : j’ai lu tant de récits sur ce scénario depuis quinze ans que lorsqu’il s’est réalisé, j’ai eu le sentiment que la pandémie était toujours déjà là, comme une présence familière. C’est en ce sens que le virtuel devient actuel.
(…)
– La pandémie de coronavirus vous semble-t-elle différente par rapport aux autres pandémies que vous avez étudiées ?
– La contagiosité de ce nouveau coronavirus est étonnante et reste
mystérieuse, alors que sa létalité est basse et que son ADN est stable
(les coronavirus, à la différence des virus de grippe, mutent peu
parce qu’ils sont beaucoup plus gros). Que ce virus puisse se diffuser
de façon asymptomatique pendant si longtemps (peut-être des semaines), c’est très différent du SRAS, qui causait des symptômes respiratoires au bout de 48 heures. En ce sens, c’est le candidat parfait pour déclencher le scénario pandémique.
– Selon les premières hypothèses, le Covid-19 aurait été transmis aux humains via un pangolin ou une chauve-souris. Quelles sont les
caractéristiques des maladies d’origine animale, et comment se
transmettent-elles ? Qu’est-ce qui explique qu’elles puissent prendre
un caractère épidémique ou pandémique ?
– Les maladies d’origine animale (ou zoonoses) mutent parmi les
animaux avant de se transmettre aux humains en déclenchant des
pathologies fortes parce que nous n’avons pas d’immunité contre elles.
C’est ce qui explique la mobilisation des autorités sanitaires
internationales contre ces maladies depuis une trentaine d’années
(notamment depuis la fin de la guerre froide, qui a vu se croiser
l’écologie des maladies infectieuses émergentes avec la peur du
bioterrorisme). Les oiseaux sont le réservoir de virus de grippe parce
qu’ils diffusent des virus par leurs déplacements (notamment les
canards qui sont asymptomatiques pour la grippe et « larguent » des
virus en vol). Les chauve-souris sont un réservoir de nombreux virus
(rage, Hendra, Nipa, SRAS-Cov, MERS-Cov, SRAS-Cov2) parce qu’elles vivent dans des colonies où coexistent de nombreuses espèces, et parce qu’elles ont développé un système immunitaire très performant pour le vol tout en restant « proches » de nous en tant que mammifères – la déforestation les conduisant à venir près des villes.
– Vous dites, dans votre ouvrage à paraître aux éditions Zones
Sensibles, Les sentinelles des pandémies, que la pandémie actuelle de coronavirus (Covid-19) nous reconduit au seuil de la domestication, là où les relations entre humains et animaux non humains peuvent être rejouées. Que voulez-vous dire ? Est-ce que la pandémie que nous vivons est liée à la forme moderne des rapports entre humains et animaux non humains ?
– Cette pandémie a commencé par un cluster de cas de pneumonie
atypique sur un marché aux animaux à Wuhan en décembre 2019. Le
nouveau coronavirus qui se répand chez les humains à travers le monde est très proche d’un virus de chauve-souris qui a été séquencé à Wuhan en 2018. On ne sait pas exactement ce qui se vendait sur ce marché, mais il est probable que des marchands de pangolins aient transmis ce virus venu des chauve-souris – même si le contact n’est pas encore prouvé comme il le fut pour les civettes transmettant le SRAS dans larégion de Canton en 2003. La santé mondiale dépend donc de quelques gestes apparemment archaïques dans un marché du centre de la Chine. Il reste à comprendre ce qui se passe dans ces marchés aux animaux, car on y mélange des animaux sauvages et des animaux domestiques, des produits de chasse et des produits d’élevage : il y a des pangolins élevés pour leurs vertus dans la médecine chinoise traditionnelle, mais ils sont vendus en contrebande car ils disparaissent à l’état sauvage.
Cela rejoint les grands récits comme celui de Jared Diamond
expliquant les nouvelles maladies infectieuses par une transformation majeure des relations entre humains et animaux depuis la révolution néolithique, après laquelle les espèces domestiquées par les humains leur ont transmis des maladies du fait de leur plus grande proximité.
On estime que la révolution de l’élevage industriel (livestock
revolution) qui a eu lieu dans les années 1960 a eu un effet
comparable de production de nouvelles maladies.
(…)
– En quel sens dites-vous, de manière un peu contre-intuitive pour les écologistes, que l’épidémie de coronavirus (Covid-19) est une question écologique ?
– L’écologie des maladies infectieuses a été inventée dans les années
1970 par des biologistes comme l’Australien d’origine britannique
Frank Macfarlane Burnet et l’Américain d’origine française René Dubos. Elle alerte sur l’émergence de nouvelles maladies infectieuses du fait des transformations que l’espèce humaine impose à son environnement : élevage industriel, déforestation, appauvrissement des sols – on ne parlait pas encore du réchauffement climatique, qui cause les pandémies de Zika ou de dengue en conduisant les populations de moustiques à se déplacer hors de leurs habitats. J’ai étudié la façon dont ces alertes ont été transcrites en scénarios catastrophe par les virologistes et les épidémiologistes à l’occasion de quelques crises en Chine.
Il reste à comprendre en quoi la pandémie actuelle non
seulement oblige l’humanité à changer son mode de vie en ralentissant la circulation des personnes et des marchandises, mais surtout accélère les scénarios catastrophe qui ont été construits à partir d’autres phénomènes écologiques en faisant peur aux gouvernements. On peut dire que les nouvelles épidémies forcent à poser collectivement les questions écologiques qui pouvaient sembler réservées à une minorité.
– Est-ce que les techniques contemporaines de préparation aux
catastrophes sont similaires dans le cas d’une épidémie et dans le
domaine du réchauffement climatique, de l’extinction des espèces, etc.
?
– La temporalité n’est pas la même : l’épidémie oblige à agir sur un
temps très court, car elle se développe sur une année avec de vraies
possibilités d’intervention. L’extinction d’espèces et le
réchauffement climatique se déroulent sur des temporalités beaucoup plus longues, mais offrent également prise à une intervention. Mon hypothèse est que le « poulet grippé » ou la « chauve-souris porteuse de coronavirus » sont de bons opérateurs (je reprends cette notion à Claude Lévi-Strauss dans La pensée sauvage) pour penser les questions écologiques sur plusieurs échelles temporelles. Les techniques de préparation aux catastrophes ne sont pas similaires dans ces différentes temporalités, mais ces opérateurs permettent de les comparer dans des contextes locaux où ces temporalités transforment les relations entre humains et non-humains (pour reprendre des termes de Philippe Descola).
– Quelles sont les « leçons » des épidémies précédentes qui pourraient nous être utiles pour la pandémie de coronavirus ?
– La Chine a fait du SRAS un épisode fondateur comme l’est pour nous la Révolution Française ou l’Affaire Dreyfus : ce sont des histoires de héros qui se sacrifient, de ministres corrompus qui démissionnent, de scientifiques qui font triompher la vérité. Nous n’avons pas compris cet épisode en France parce que nous n’en avons perçu que les échos assourdis à travers la crise de la canicule et du chikungunya.
Nous allons nous-mêmes devoir inventer des récits pour donner sens à l’épreuve sanitaire, économique et militaire qui vient. Mais nous
avons aussi des ressources qui sont moins disponibles dans l’espace
chinois, notamment le fait que les lanceurs d’alerte soient protégés.
Peut-être que le « sacrifice » de Li Wenliang, ce jeune
opthalmologiste qui est mort du Covid-19 en février après avoir donné l’alerte en décembre et soigné des patients en janvier, sera un
tournant dans la défense des lanceurs d’alerte en Chine. Peut-être que cette pandémie sera l’occasion d’échanger nos récits fondateurs pour construire ensemble une politique écologique adaptée aux nouvelles maladies, par exemple en croisant notre tradition libérale
destructrice de l’environnement et une tradition chinoise plus
attentive aux cycles de la nature.
– Pourquoi selon vous l’OMS a-t-elle rechigné si longtemps à parler de pandémie pour le coronavirus alors qu’elle avait accepté de le faire plus tôt pour le SRAS ?
– En 2003, l’OMS a saisi l’occasion du SRAS pour s’imposer à l’échelle internationale alors que l’ONU avait été humiliée par l’intervention unilatérale des Etats-Unis en Irak. Elle l’a fait en profitant d’une période de transition politique au cours de laquelle le gouvernement chinois ne pouvait pas collaborer avec elle, ce qui a été perçu par lui comme une humiliation prolongeant deux siècles au cours desquels l’Occident a donné des leçons sanitaires à la Chine.
D’où la volte-face de la Chine en avril 2003 lorsqu’elle prend les mesures qui s’imposent pour contrôler l’épidémie. En 2006, les autorités de Pékin soutiennent fortement la candidature de Margaret Chan à la tête de l’OMS, qui a géré les crises de grippe aviaire et de SRAS au Département de la Santé de Hong Kong, pour marquer leur volonté de suivre le Règlement Sanitaire International définissant les normes pour les pandémies.
Et elles ont contrôlé également l’élection de son successeur parce qu’elles ont de forts intérêts économiques en Ethiopie. On peut donc dire, sans verser dans la théorie du complot, que la Chine a compris qu’il fallait avoir l’OMS avec elle plutôt que contre elle si elle veut s’imposer comme un leader mondial.
C’est pourquoi l’OMS est plutôt conciliante avec la Chine depuis le début de cette épidémie, et le rapport qu’elle a publié le 28 février donne littéralement la Chine en modèle des mesures qu’il faut appliquer à cette pandémie.
– Depuis début 2020, il ne se passe pas une heure sans que de
nouvelles informations paraissent au sujet de l’épidémie. Covid-19
est-elle la première épidémie vécue en temps réel ?
– Le SRAS était la première épidémie vécue en temps réel par les
scientifiques. Il y avait un véritable effort de partage
d’informations coordonné par l’OMS grâce aux premiers développements d’Internet. Aujourd’hui la révolution du numérique permet à chacun de suivre l’épidémie en temps réel. Internet est à la fois un remède et un poison pour la diffusion de la pandémie : nous allons travailler en ligne pour rendre acceptable le confinement, mais la diffusion de fake news produit des comportements inadaptés à la gestion de la pandémie.
– En parallèle de l’épidémie virale, il y a une « épidémie », virale
elle aussi, d’informations et d’affects relatifs au virus. La viralité
de l’information est devenue avec internet et les réseaux sociaux un
véritable trait social de notre époque, depuis que les nouvelles
technologies de communication permettent à l’information de circuler très rapidement et de se démultiplier. Y a-t-il un rapport entre ces deux formes de « viralité » ?
– Un virus est un morceau d’information génétique qui cherche à se
répliquer, ou, comme le dit l’immunologiste Peter Medawar, « une
mauvaise nouvelle dans une capside ». La plupart du temps, les virus
se répliquent dans nos cellules de façon asymptomatique. Mais parfois les virus font dérailler la machine à réplication en causant des
paniques immunitaires ou un effondrement du système. Ce qui se passe au niveau moléculaire a des échos au niveau macro-politique.
– Quel rôle jouent ceux que vous appelez les sentinelles et les
lanceurs d’alerte dans la circulation de l’information sur le virus ?
– Les sentinelles perçoivent les pathogènes dès leur transmission aux
frontières entre les espèces : ce sont à la fois des animaux placés
sur des lieux intenses d’émergence virale (hotspots), comme des
volailles non vaccinées dans un élevage, et des territoires équipés
pour percevoir ces signaux (comme Hong Kong, Taiwan ou Singapour dans le cas de la grippe aviaire, ou Wuhan pour les coronavirus). Les
lanceurs d’alerte portent leurs signaux dans l’espace public pour
prendre les mesures sanitaires adaptées, : Li Wenliang a joué ce rôle
pour le Covid-19, mais le géographe militant Mike Davis a joué un rôle similaire aux Etats-Unis pour la grippe aviaire. Ce sont deux types d’acteurs très différents mais qui doivent travailler ensemble. La Chine a développé ses sentinelles mais peu ses lanceurs d’alerte. Nous avons fait le choix inverse.
– Dans leurs manières de réagir face à la progression du virus, les
gouvernements semblent pris entre deux impératifs difficilement
conciliables, l’impératif du maintien de l’économie et l’impératif
sanitaire, ce qui suscite différents types de réaction, même s’ils
semblent converger actuellement dans le modèle chinois. Comment
expliquez-vous le décalage temporel entre la France et la Chine, par
exemple ?
– La Chine semble en effet avoir inventé un modèle qui rend compatible la protection de l’économie et la mobilisation sanitaire, parce qu’elle a les moyens d’intervenir rapidement et massivement en cas de nouveau foyer épidémique. Notre tradition libérale va à l’encontre de ce genre de gouvernance sanitaire, parce que nous privilégions la liberté de circuler et les bienfaits politiques qui en découlent. Nous allons devoir trouver dans notre propre tradition libérale les moyens de justifier les mobilisations sanitaires qui s’imposeront face aux nouvelles épidémies causées par les transformations écologiques.
– Y aurait-il une forme de réponse au coronavirus qui serait à la fois
protectrice, mais qui ne signifie pas un surcroît de surveillance et
de contrôle des populations ?
– C’est tout l’enjeu des semaines qui viennent : un effort de
mobilisation collective qui ne repose pas sur une surveillance et un
contrôle de l’Etat mais sur une vigilance sanitaire et un partage
d’informations dans la population.
– En janvier, le coronavirus était une petite « grippe », et la France
attribuait à l’incurie des dirigeants chinois la propagation de
l’épidémie sur leur territoire. Aujourd’hui, la Chine apparaît comme
un modèle de gestion de crise sanitaire, les pays européens sont
dépassés par les progrès de la pandémie, et les « experts » médicaux
ou scientifiques en France tiennent un discours beaucoup plus
alarmiste. Que dire de ce revirement complet dans le discours
scientifique et politicien ?
– Cela dit beaucoup à la fois sur la difficulté de la France à tenir
une place centrale sur un échiquier géopolitique bouleversé par
l’entrée de la Chine il y a une quarantaine d’années, et sur la
difficulté à gouverner un Etat lorsque les transformations écologiques
produisent des pathogènes aussi imprévisibles que le SARS-Cov2.
– Le président de la République vient d’annoncer des mesures d’une
radicalité sans précédent pour contenir l’épidémie en France. Quels
vont être les enjeux des prochaines semaines, mois, années ? Quelle
est la nouveauté de cette pandémie selon vous ?
– Toute la question est de savoir si le confinement, qui est une
mesure inédite en France alors que les Chinois s’y préparent depuis
2003, est compatible avec notre tradition libérale. Nous avons
beaucoup critiqué les excès du libéralisme, dont cette crise est un
des effets, mais nous allons voir dans les semaines qui viennent à
quel degré minimal de liberté nous tenons. Les animaux domestiques ont très peu de liberté : nous les avons confinés et parfois abattus pour nous protéger d’eux et nous en nourrir depuis une trentaine d’années.
Le coronavirus de chauve-souris nous pose la question : quel degré
minimal de liberté fait que vous êtes différents des autres animaux ?
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