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    http://www.franceculture.fr/emission-place-de-la-toile-vie-interieure-des-individus-connectes-2013

    Vie intérieure des individus connectés


    Il est parfois bon d’en revenir à des choses simples et de poser les questions que nous nous posons tous, les questions que nous nous posons entre nous et que nous nous posons à nous-mêmes. Le monde numérique est-il un autre monde ou s’entremêle-t-il à mon quotidien ? Quel usage fais-je de mes outils numériques ? A quel moment ? Où et dans quelle situation ? Quand et pourquoi je me déconnecte ? Pourquoi ai-je besoin parfois de prendre une photo ? Pourquoi est-ce que je la garde dans mon téléphone ? Pourquoi je l’envoie ? Et à qui ? Mes pratiques sont-elles fixées ou en constante évolution ? Pourquoi est-ce que, pour le même usage, j’utilise parfois mon téléphone, parfois mon ordinateur, parfois mon iPad ? Ces questions, et mille autres, font l’objet de constantes négociations, plus ou plus explicites, plus ou moins conscientes. Ces questions, 4 chercheurs les ont posées à un corpus d’usagers et d’usagères d’âge variés, de Paris et de sa région, mais aussi de Lisieux, Strasbourg, et leurs alentours. Des entretiens en longueur, ou à la volée, dont ces chercheurs ont tiré des conclusions qui parfois formulent des évidences qu’on ne s’était pas formulé, parfois sont étonnantes, contradictoires, mais qui donnent toujours à penser nos propres pratiques et celles de contemporains. Des conclusions qui convergent néanmoins vers point : notre vie intérieure, c’est là où se joue aujourd’hui notre relation à nos outils numériques.

    Un très bon entretien, où la chercheuse interviewée est précise dans sa terminologie, ses concepts, etc. Son approche, plutôt latourienne, la pousse à faire tomber les barrières (virtuel/réel, corps/machine, face à face vs communication à distance...), ce qui donne des descriptions phénoménologiques qui paraissent assez probante, conforme en tout cas à l’expérience.
    Deux bémols cependant :
    –lorsqu’il est question d’ « usages dans la vie quotidienne », on veut souvent dire implicitement « hors travail » : c’est une fois de plus le cas dans l’émission. Pourtant, il semble assez évident que « la vie quotidienne », pour la plupart d’entre nous, est dominée par les relations de travail, et qu’une grosse part de nos usages des NTIC sont surdéterminés par ces relations... D’où un certain biais, peut-être, de l’analyse.
    –on peut se demander, également, si le fait de parler d’ « outils numériques » ne fausse pas la perception, ou, en tout cas, la limite. Quand on utilise ces objets, on se raccorde à un immense dispositif, dont notre objet n’est qu’un terminal. Nous utilisons ce dispositif à travers notre terminal : est-ce que cela ne suffit pas à considérer que les discours traditionnels sur les outils ne peuvent pas s’appliquer aux TIC ? (Et donc les vieux discours du type « cela dépend de l’usage qu’on en fait, etc ».). De là, aussi, un certain malaise en écoutant l’émission : on ne peut s’empêcher de se dire — en tout cas je ne peux m’empêcher de me dire — que je construis désormais mon rapport à moi-même grâce/ au travers de machines et d’infrastructures conçues par des grosses multinationales qui utilisent des méthodes d’exploitation particulièrement dégueulasses et ont un impact sur l’environnement absolument insupportable. La chercheuse n’a pas l’air d’avoir d’avis là-dessus, cela n’a pas l’air de la titiller du tout... Cela devient absurde quand elle en vient à dire que prendre des photos avec son téléphone portable pour matérialiser une impression, un sentiment, est équivalent, en terme de configuration pratique, à ces danseuses qui expriment à travers leurs mouvements la musique qui les traverse. OK, les NTIC sont apprivoisées de mille manière... mais je pense qu’il est central de se demander le type de dépendance psychique et expressive qui est en train de se construire, et dans quelle mesure cela peut se retourner en rapport de domination — comme cela se fait déjà au travail.

    • @colporteur : bien sûr que s’intéresser aux usages est nécessaire. Mais l’on ne peut en rester au seul niveau des interactions homme/machine pour comprendre — et juger — ce qui se joue avec l’informatique connectée. Jamais, dans l’histoire humaine, nous n’avons utilisé une machine technique si énorme. Les seules machines équivalentes en terme d’échelle sont les machines étatiques, les machines économiques, lesquelles contribuent largement à structurer les rapports sociaux ainsi que les interactions quotidiennes selon des dynamiques et des logiques (fétichisme, autonomisation de la raison d’État) qui nous dépassent largement et peuvent nous être hostile — au point même que certain-e-s jugeraient nécessaire de s’en débarrasser, comme tu le sais.
      La question est vaste, et n’est pas susceptible d’une réponse simple. L’État actuel, pas plus que le capitalisme d’aujourd’hui, ne sont les purs fruits d’une seule volonté de maintenir la domination. Ils portent en eux les traces de lutte et d’espoir antérieur, qui ne sont pas seulement là en tant que passagers clandestins. On peut imaginer qu’il en va de même avec l’informatique connectée. À partir de là, on se doit d’être un peu dialectique, être attentif à ce qui peut s’y nouer de positif en fonction des valeurs que l’on porte et des soucis d’émancipation qui nous travaillent.
      Reste que l’analyse de l’informatique connectée ne saurait en rester au niveau de l’usage, de la même manière que l’on ne pourrait imaginer analyser le travail de façon critique en en restant à une lecture de nos « usages de l’emploi ». C’est nécessaire, mais non suffisant. Je pense que c’est là l’une des « découvertes » de M. Lazzarato dans La fabrique de l’homme endetté : nous sommes obligés, aujourd’hui, de saisir dans quelle condition subjective globale nous a placé la « révolution du capital » qui s’est entamée à partir du début des années 80, et pas seulement en rester à l’analyse au jour le jour des aléas de la relation sociale capitaliste. Mario Tronti, dans Nous opéraïstes souligne, par ailleurs, que l’informatique (connectée) ne peut être simplement soumise à la vieille analyse opéraïste — je pense, quant à moi, qu’elle est productrice d’une nouvelle condition qu’il s’agit d’analyser pleinement.