Une vraie victoire, un autre plus « cosmétique » et une offensive qui s’affine. Ces dernières semaines, le mouvement de solidarité avec la Palestine et les campagnes de boycott et de désinvestissement portées par le mouvement BDS et d’autres organisations ont gagné du terrain. Et au moins deux groupes français faisant affaire avec Israël, malgré les crimes commis par son armée dans la bande de Gaza, ont opéré de discrètes prises de distance.
Le 21 août, l’ONG Eko révélait dans un rapport (en intégralité et en anglais ici, synthèse en français là : ▻https://actions.eko.org/pages/axa-investissements-dans-des-banques-israeliennes-financant-des-crimes- ) que le groupe AXA s’était « désinvesti de toutes les banques israéliennes finançant les crimes de guerre à l’encontre des Palestiniens ». Eko, qui travaille à « limiter le pouvoir » des multinationales, s’appuie sur des données et analyses de l’organisme Profundo et le rapport a été réalisé en coordination avec la coalition « Stop AXA Assistance to Israeli Apartheid ».
Le document vient ponctuer une campagne démarrée en 2016. Il révèle que le grand groupe français d’assurance et banque a procédé ces derniers mois à un « désinvestissement clair, rapide et délibéré » de trois banques israéliennes, Bank Hapoalim, Bank Leumi et Israel Discount Bank. AXA y détenait jusqu’au 30 septembre 2023 « plus de 2,5 millions d’actions, d’une valeur de 20,4 millions de dollars ».
Ces trois banques figurent sur la liste des Nations unies recensant les entreprises et compagnies impliquées d’une façon ou d’une autre dans la colonisation des terres palestiniennes en Cisjordanie et à Jerusalem-Est. En 2022, AXA s’était déjà retirée du capital de Mizrahi-Tefahot Bank et de First International Bank of Israel, deux autres établissements figurant sur la même liste. Sous pression de la campagne, la compagnie d’assurance française s’était aussi retirée en 2019 d’Elbit Systems, entreprise d’armement israélienne.
« Le désinvestissement d’AXA est un succès important pour le mouvement BDS et les activistes qui luttent pour plus de responsabilité des entreprises, se félicite Fiona Ben Chekroun, coordinatrice pour l’Europe du mouvement palestinien BDS, qui a lancé la campagne. Les banques israéliennes font partie du squelette de l’entreprise coloniale israélienne. Et la participation de ces cinq banques va au-delà du simple apport financier : elles financent la construction des colonies, de leurs bâtiments et de leurs rues, mais participent aussi à la réflexion sur leur agencement et leur mise en place dans les territoires palestiniens. »
Contactée par Mediapart pour confirmer son retrait, AXA répond que le groupe n’a « pas d’investissements dans les banques israéliennes citées dans les appels au boycott ». Relancé pour savoir s’il y en a eu, dans un passé récent, le directeur des relations presse et de la réputation n’a pas répondu. En avril dernier, lors de l’assemblée générale, un actionnaire avait accusé le groupe d’être « complice de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité ». Le directeur général Thomas Buberl avait alors répondu qu’AXA détenait « zéro action » dans les banques israéliennes, ajoutant que le groupe ne prenait « pas position concernant cette crise géopolitique grave ».
« Même s’ils ont rempli nos demandes initiales, le désinvestissement d’Elbit system et celui des banques, nous allons continuer à investiguer sur AXA, promet Fiona Ben Chekroun. Normalement, quand les objectifs d’une campagne sont atteints, on s’en tient là, mais dans le cadre très spécifique actuel du génocide commis à Gaza, on veut s’assurer qu’AXA n’est pas impliquée dans d’autres entreprises qui y participent. »
Carrefour retire ses produits des colonies
Un autre mastodonte français fait l’objet d’une campagne du mouvement de solidarité pour ses liens avérés avec l’économie d’occupation israélienne : le groupe Carrefour, qui en 2022 a signé un accord de franchise avec Electra Consumer Products et sa filiale Yenot Bitan. Electra Consumer Products appartient au groupe israélien Elco Ltd, dont la filiale Electra Ltd participe activement à la colonisation de la Palestine : construction et entretien d’infrastructures dans les colonies et fourniture de services et de matériels à l’armée. Electra Ltd figure, elle aussi, sur la base de données de l’ONU.
La filiale Yenot Bitan qui commercialise des produits de consommation courante possède, elle, des magasins en Israël et dans les colonies, dont une partie est donc franchisée par Carrefour, qui assume de plus en plus difficilement, semble-t-il. Avant l’été, les organisations mobilisées dans la campagne ont appris que le groupe avait discrètement retiré les produits de sa marque de l’ensemble des magasins Yenot Bitan installés dans les colonies de Cisjordanie.
Quelques jours après le 7 octobre 2023, alors que les bombardements meurtriers sur la bande de Gaza avaient commencé, la branche israélienne de Carrefour avait assuré sur les réseaux sociaux qu’elle allait faire des « milliers d’envois personnels » aux soldats israéliens. Une communication qui lui avait valu une avalanche de condamnations et d’appels au boycott.
Depuis, « Carrefour s’est visiblement rendu compte qu’être présent sous son nom dans les colonies israéliennes provoquait des dégâts réputationnels... », ironise Pierre Motin, responsable plaidoyer de la plateforme des ONG pour la Palestine, actrice de la campagne. Prenant acte de ce « petit retrait sur la visibilité et l’affichage de la marque dans les colonies », il lui concède une portée « cosmétique » et rappelle que « les accords de franchise demeurent ».
Sollicité, le géant de la grande distribution fait savoir à Mediapart que « Carrefour n’est en aucune manière impliqué dans le conflit israélo-palestinien. La marque Carrefour est présente en Israël via un contrat de franchise exercé par une entreprise indépendante. Ce contrat exclut la présence de magasins et de produits Carrefour dans les territoires occupés ».
Faux, selon Pierre Motin : « En réalité, Carrefour a un accord de franchise avec l’ensemble des magasins Yenot Bitan, qu’ils soient en Israël ou dans les colonies. » En témoigne notamment « une offre d’emploi publiée en janvier 2024 pour recruter du personnel dans une “succursale Carrefour” de la colonie de Maale Adumim », soulignent les ONG dans leur communiqué. S’il a bien disparu des devantures, le groupe dirigé par Alexandre Bompard reste donc présent dans de nombreux rayons des boutiques installées dans les colonies.
Un soutien à 2 milliards pour BNP Paribas
Tout autre schéma pour BNP Paribas. Le grand groupe banquier français est, lui, dans le viseur de six organisations (Association France Palestine solidarité, CGT, Fédération internationale des droits de l’homme, Ligue des droits de l’homme, Plateforme des ONG pour la Palestine et Solidaires) qui lui reprochent de « financer l’État israélien en pleine guerre contre la population civile de Gaza ». Selon des révélations faites le 23 juin dernier par le quotidien L’Humanité, BNP Paribas s’est engagé à garantir 2 milliards de dollars d’obligations émises par l’État d’Israël sur un total de 8 milliards, soit un quart de la somme.
« Vous contribuez, par votre financement de la dette souveraine de l’État d’Israël, à la poursuite d’une guerre dont la plus haute juridiction internationale souligne qu’elle est porteuse d’un risque génocidaire », alertent les six organisations dans un courrier adressé au directeur général du groupe, Jean-Laurent Bonnafé, le 2 août dernier.
La « responsable du dialogue avec les ONG de plaidoyer » de BNP Paribas, sollicitée par Mediapart, n’a pas donné suite à notre demande d’entretien. Selon nos informations, elle doit rencontrer les organisations qui ont rédigé le courrier dans les dix jours à venir.
« Nous allons rappeler à la BNP qu’elle a un devoir de vigilance et qu’elle doit être cohérente avec sa ligne de conduite », prévient Pierre Motin. La question du financement d’Elbit system devrait aussi être mise sur la table. Selon un rapport de la coalition Don’t buy occupation, BNP Paribas est en effet également la principale institution financière du fabricant d’armes israélien, auquel elle a accordé 174 millions de dollars de prêt en 2022 (voir en page 74 de ce rapport, en anglais).
Israël ne communique jamais sur les conséquences des campagnes de boycott et de désinvestissement sur son économie. Mais le petit État, épinglé à deux reprises en six mois par la Cour internationale de justice (le 26 janvier pour des risques de génocide à Gaza et le 19 juillet pour l’illégalité de sa politique d’occupation), semble bien être entré dans une zone de fortes turbulences économiques. Près de 60 % des investisseurs étrangers se sont détournés du pays ces derniers mois. Et en février dernier, l’agence de notation Moody’s a dégradé sa note.
Quel poids les campagnes du mouvement de solidarité ont-elles dans ce schéma d’affaiblissement ? « Il est difficile d’évaluer l’impact réel de tels désinvestissements sur l’économie israélienne, reconnaît Fiona Ben Chekroun. Mais nous allons continuer sur ce terrain, car il y a une certitude : le système d’oppression israélien continue d’exister essentiellement grâce à la complicité internationale, notamment celle des institutions financières. Il est certain que si beaucoup de ces partenariats s’arrêtent, ça pèse. »
D’autres sociétés françaises sont dans le viseur. Et la militante l’assure : « On ne communique pas pour le moment, mais certaines peuvent se faire du souci parce que le mouvement de solidarité enquête, investigue et sait très bien de quoi ces institutions sont complices... »
Emmanuel Riondé