• Comment un colonel de l’état-major analyse la situation irakienne

    La voie de l’épée
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    vendredi 15 août 2014
    Les légions dangereuses

    Le « nouvel Irak » est depuis onze ans une source permanente de « surprises stratégiques », de l’apparition de la guérilla urbaine sunnite de 2003 contre la présence américaine jusqu’à son changement soudain d’alliance à la fin de 2006, en passant par les pulsions violentes de l’armée de Mahdi jouant tour à tour de la révolte armée dans les provinces chiites et de la prise de contrôle souterraine des rues de Bagdad. Autant de « cygnes noirs » peu prévisibles agissant pendant comme révélateurs des évolutions cachées des rapports de force, que les troupes américaines puis celles-ci du gouvernement irakien enfin et mal établi en 2006 se sont efforcés à chaque fois de réduire avec plus ou moins de succès.

    Le monopole étatique de la violence apparemment rétabli depuis 2008 s’est à nouveau effrité depuis un an avec la personnalisation croissante de ce monopole. Le Premier ministre s’est arrogé la direction de la police et de l’armée laissant à son fils celle des forces spéciales de sécurité, nouvel avatar des anciens services de Saddam Hussein, tandis que les unités militaires de Bagdad, les plus puissantes, font office de nouvelle Garde républicaine. La superposition de ce fractionnement sécuritaire, laissant les divisions les plus faibles à la marge du territoire, et du renouveau de la division politique ont ainsi créé les conditions d’une nouvelle surprise. Celle-ci a pris la forme de l’invasion de la première vraie armée proto-étatique sunnite, celle de l’Etat islamique en Irak et au Levant ou Daech.

    Forte sans doute d’environ 10 000 combattants, l’armée de l’EIIL a adopté le modèle désormais classique d’une infanterie mobile grâce montée ses picks-up, parfois d’origine américaine, et centrée autour de ses mitrailleuses lourdes. Elle dispose certes aussi désormais de quelques véhicules blindés et pièces d’artillerie pris à l’armée irakienne mais cet arsenal reste marginal. La vraie force de l’armée de l’EIIL est en réalité la motivation de ses membres. C’est elle qui permet de résister ou d’et autorise un combat très décentralisé, puisqu’on peut faire confiance à tous.En 2003, les divisions mécanisées de Saddam Hussein s’étaient effondrées devant l’armée américaine et Bagdad avait été prise en quelques jours. Un an plus tard, ces mêmes Américains mettaient neuf mois pour reprendre Falloujah, tenus par quelques milliers de combattants armés de Kalashnikovs et de lance-roquettes des années 1960.

    Rebelle L’armée de Daech, c’est la force de Falloujah multipliée par trois ou quatre, unie et rendue suffisamment mobile pour être capable de frapper à tous les coins du Sunnistan irakien et parfois au-delà, renouant avec les raids de Bédouins. La division irakienne présente à Mossoul a été la première victime de cette nouvelle force, livrant à l’EIIL par son effondrement soudain des ressources considérables et la vallée du Tigre jusqu’à Bagdad. Il manque cependant à l’armée de l’Etat islamique une qualité essentielle, la quantité, et cela l’empêche de fait de s’emparer, et surtout de tenir, de villes dont la population est par trop hostile et capables de se défendre avec la même motivation qu’eux.

    C’est là que l’EEIL atteint ses limites militaires. En l’état actuel des forces, Daech est incapable de s’emparer de Bagdad et même semble-t-il de villes comme Samarra, lieu saint du chiisme. Sa force est une troupe de guerriers nomades courant d’un point à l’autre des provinces, en Diyala puis en Anbar, conquérant au passage quelques cités, pourchassant les impies et tentant d’établir un semblant d’ordre socio-politique, multipliant ainsi les frayeurs, les indignations et les ennemis.

    Le dernier acte à ce jour de ce Jihad tourbillonnant est l’attaque du Kurdistan irakien. C’est à nouveau une surprise et même une double surprise. Stratégique d’abord car on ne voit pas très bien quel intérêt politique l’EIIL a à s’attaquer aux Kurdes et à réintroduire par la même occasion les Américains dans le paysage militaire. La logique qui conduit l’organisation n’est peut-être simplement pas politique et, comme Hitler envahissant l’URSS, obéit-elle à des fantasmes racistes ou religieux. A long terme c’est suicidaire et donc à court terme c’est surprenant. Surprise tactique ensuite, car on imaginait les Peshmergas- les combattants kurdes – plus à même de résister à l’attaque des Islamistes. L’armée du gouvernement autonome avait jusque-là non seulement résisté à Saddam Hussein mais elle avait aussi réussi pendant la présence américaine à préserver les provinces kurdes de la guérilla sunnite. Cette armée n’avait cependant jamais eu affaire à une force organisée de cette mobilité, de cette ampleur et de cette motivation qui a pu concentrer assez de forces jusqu’à menacer Erbil, la capitale. Mais l’EIIL ne prendra pas Erbil. Les Peshmergas ont pu regrouper assez de moyens pour contre-attaquer et rependre une partie du terrain perdu. Les frappes américaines les y ont aidé, non pas tant par leur effet direct mais plutôt par la menace qu’elles font peser et qui placent les forces ennemies dans la contradiction entre la dispersion nécessaire, pour éviter d’être frappé par les airs, et la concentration indispensable, pour l’emporter au sol. Quant à l’assistance matérielle, elle est sans doute plus symbolique que véritablement utile.

    Pour l’instant donc, l’EIIL bénéficie d’un outil tactique excellent mais au service d’une stratégie désastreuse multipliant les ennemis sans grand bénéfice sur le terrain. Si l’organisation ne se transforme pas à nouveau, à la manière des Taliban qui ont réussi à passer d’une milice religieuse frustre à un véritable contre-gouvernement capable de s’implanter intelligemment dans la population, elle est condamnée. Déjà des forces souterraines se mettent en place pour y être fin par un nouveau basculement. Celui-ci peut venir à nouveau des sunnites, comme en 2007 lorsqu’Al-Qaïda en Irak leur était devenu odieux, des Kurdes jusqu’à ce qu’ils apparaissent à leur tour comme trop puissants ou, ce qui serait sans doute préférable, de Bagdad avec un nouveau gouvernement, et mieux encore, de nouvelles habitudes politiques. Ce processus peut cependant prendre des années avant de basculer en avalanche stratégique.