#Palos_de_la_Frontera, Espagne, mai 2023. Pour les uns, l’origine de l’incendie est accidentelle : une marmite oubliée sur un réchaud aurait mis le feu. Pour les autres, comme Adama* qui se fait régulièrement traiter de « sale nègre », elle est criminelle, elle serait l’œuvre « des racistes ».
« Les Espagnols veulent qu’on retourne en Afrique – ils nous le disent –, alors ils brûlent nos #chabolas [abris de fortune – ndlr]. Ce n’est ni la première fois, ni la dernière », assure le jeune homme, en montrant du doigt l’étendue du désastre : une grande partie du bidonville où il vivote dans la zone industrielle de Palos de Frontera dans la région de Huelva, dans le sud de l’Espagne, au cœur du « potager de l’Europe », a été ravagée par les flammes le 13 mai. Heureusement, il n’y a eu cette fois ni blessés, ni morts brûlés vifs.
Des cabanes ont échappé au drame, celles qui se trouvent de l’autre côté des talus et de la végétation calcinée. C’est là que les victimes se rabattent pour reconstruire un nouveau toit précaire. « Il ne faut pas perdre de temps, sinon c’est la rue qui nous attend », dit Adama.
Dans ce #campement insalubre, sans eau ni électricité, ni installations sanitaires, où « on crève de froid l’hiver, de chaud l’été », des dizaines de travailleurs et travailleuses survivent dans des conditions indignes au milieu des ordures et des chiens errants. Des Africains subsahariens et des Marocaines sans papiers principalement, employées à récolter, dans les champs et les serres alentour, les fruits et les légumes de l’agriculture intensive qui alimentent l’Europe en poussant sur la misère.
Parfois, une ONG passe avec son camion, comme cet après-midi de mai durant lequel la Croix-Rouge distribue des sacs de couchage. Souvent, des activistes espagnol·es révolté·es de voir « un tel bidonville en Europe, dans une démocratie », apportent un peu d’aide, de réconfort, matériel, administratif.
« Je vais t’aider à déposer une demande de régularisation. Normalement, après trois ans de résidence en Espagne, tu peux demander un permis de travail. » Aujourd’hui, c’est une institutrice à la retraite, reconvertie dans le journalisme citoyen, qui s’arrête. Elle prépare un article pour dénoncer « l’indignité des autorités espagnoles » : « D’incendies criminels en démolitions officielles, elles ne font rien pour les reloger dignement. État et collectivités locales se renvoient la responsabilité. »
Elle salue une militante qui a épousé un exilé avant de divorcer quelques mois après, en apprenant qu’il avait une femme au pays. Chacune vadrouille avec sa petite voiture. Autour, des champs de fraises, un océan de plastique à perte de vue.
Adama a « tout perdu » pour la sixième fois en quelques années. Il épandait des pesticides dans un champ de fruits rouges quand le bidonville a brûlé. Une pensée l’obsède depuis : aurait-il pu sauver sa cabane s’il avait répondu à l’appel téléphonique de Moussa* qui cherchait à le prévenir, quitte à perdre son contrat de travail, inespéré, de quelques jours ?
Il sait bien que non, pourtant. Une étincelle suffit à embraser leurs habitations faites de bric et de broc, avec des matériaux hautement inflammables : des palettes en bois, des plastiques (souvent les bâches des serres), des cartons, des tôles.
Chaque jour, plusieurs fois par jour, il faut marcher – ou prendre le vélo, une richesse quand on en possède un –, pour aller à plusieurs kilomètres se ravitailler en eau, remplir les bidons de plastique.
Adama, la quarantaine, vient de Bamako au Mali, où une famille, des enfants, des frères, des sœurs attendent qu’il les nourrisse. Il a d’abord séjourné en Italie puis en France mais « il n’y avait pas de travail ». Il a fini en Andalousie en Espagne et il pense que « l’enfer est ici ». Depuis 2019, il vit dans le bidonville, alternant chômage et travail au noir.
Au prix de 2 euros la palette, la nouvelle maison va lui coûter une bonne centaine d’euros. Il n’avance pas aussi vite qu’il le voudrait. Il raconte, en enfonçant les clous, qu’aucun propriétaire ne veut leur louer un logement, ni même une chambre, « parce qu’[ils sont] des Noirs et des Arabes, même s[’ils ont] des papiers ».
ll vit avec Noura*. Ils sont ensemble mais il ne le dit pas. C’est elle qui le dit. Elle débarque, un sac de viande surgelée à la main, vêtue d’un pyjama sale et troué, la chevelure hirsute. Elle rêve qu’Adama, qui a une épouse au Mali, la demande en mariage, mais il ne veut pas.
Cela ne la dérange pas d’être sa deuxième femme : « Il me protège. C’est très dur d’être une femme dans le bidonville. On force celles qui sont seules à la prostitution, on les agresse sexuellement, on les viole. » Elle n’a rien dit de leur union à sa famille au Maroc : « Épouser un homme noir, c’est mal vu, dégradant, à cause du racisme, de la négrophobie. Mais pas ici, au contraire, on préfère fréquenter des Noirs, car ils ne prennent pas notre salaire comme les Marocains. »
Là-bas, à Midlet, explique-t-elle, elle a divorcé d’un mari violent qui la battait à la ceinture. Ils ont eu ensemble deux enfants qu’elle n’a pas vus depuis quatre ans. Un jour, elle a appris qu’elle pouvait être recrutée pour la récolte des fraises en Espagne dans le cadre de l’accord de migration circulaire entre les deux pays (lire ici notre reportage). Elle a postulé. Au lieu de rentrer une fois la cueillette terminée, elle est restée, basculant dans l’illégalité.
Un généreux donateur a laissé des matelas au bord de la route. Premiers arrivés, premiers servis. Malika retrouve le sourire. La nuit passée, elle a dormi à même la pierraille. Si au Maroc la famille connaissait ses conditions de vie et d’hébergement, elle lui demanderait de rentrer aussitôt, confie-t-elle. « C’est la honte de vivre ainsi comme des animaux. »
Elle est originaire de Marrakech, ses deux enfants en bas âge sont restés avec ses parents. Quant à son mari, il a sombré dans l’alcoolisme et n’a « jamais ramené un sou à la maison ». Il ne lui manque pas. Ses enfants, en revanche, si, « énormément ».
« C’est la pire des douleurs, être arrachée à ses enfants. Je les appelle tous les jours et je les pleure toutes les nuits. » Elle aimerait retourner au pays mais compte tenu de sa situation administrative irrégulière, elle craint de ne plus pouvoir remettre les pieds en Espagne. « C’est quand même notre gagne-pain. Nous n’avons pas d’avenir au Maroc. »
L’illusion d’un confort tient à peu, à une cabane marquée « salle de bains » qui, une fois la porte entrouverte, consiste en un stockage de bidons d’eau avec lesquels on peut se laver en toute intimité.
« Cette année, il y a beaucoup moins de travail à cause de la sécheresse. Si ça continue ainsi, on court vers la catastrophe. »
Le coin détente d’une cabane aménagée en restaurant.
« Ce n’est pas une vie, convient Houria*, mais que peut-on faire ? Retourner au Maroc ? Jamais. Notre pays est riche mais l’État est voleur. »
Au lendemain de l’incendie qui a détruit une partie du campement. Les bidonvilles se concentrent dans le poumon agricole de la région de Huelva, dans les villes de Palos de la Frontera, Lepe, Moguer et Lucena del Puerto, une des régions où le parti d’extrême droite fait ses plus gros scores. Les associations de soutien aux exilé·es en dénombrent plus d’une quarantaine, abritant plusieurs milliers de migrant·es.
La cabane de Fatema* est partie en fumée. Elle erre avec sa copine d’infortune dans le bidonville, à la recherche d’un homme qui les aiderait à reconstruire un toit.
Elle n’est pas arrivée en Espagne avec « un contrat en origine » comme tant de Marocaines pour la saison des fraises. Elle a traversé le détroit de Gibraltar dans une patera arrivée à bon port, ces embarcations de fortune qui coulent en mer et coûtent la vie, par milliers, à des migrant·es, chaque année.
Elle travaille souvent la nuit tombée : « Comme on est des sans-papiers, les patrons nous font travailler la nuit pour échapper aux inspections. On ramasse les fraises avec une lampe frontale. »
Baba* travaillait dans le garage informel qui avait prospéré à l’entrée du bidonville. Une vie dans l’illégalité. Aujourd’hui, il aide à reconstruire le restaurant de son compatriote sénégalais, le lieu où les exilés aimaient se retrouver après une journée de labeur ou de chômage. Nombre d’entre eux noient détresse et problèmes dans l’alcool ou la drogue.
Baba aurait préféré rebâtir sur les cendres près de la route, mais les tractopelles de la municipalité ont soulevé la terre et formé des montagnes pour empêcher toute nouvelle édification. « Ils veulent nous éloigner, nous tenir à distance, sous la pression des patrons des entreprises du coin et de la population. Nous sommes des rats pour eux. »
Les prénoms suivis d’un astérisque sont des prénoms d’emprunt, à la demande des personnes interrogées.