Le ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, nous avait pourtant prévenus, par une de ces stupéfiantes inversions du sens des mots auxquelles la macronie nous a habitués : ce qui menace la démocratie dans ce pays, ce ne sont pas les 49.3 à répétition, les lois de surveillance liberticides ni les assauts de la Brav-M contre les manifestations, c’est le « terrorisme intellectuel »de l’extrême gauche. Or ce « terrorisme intellectuel », qui consiste apparemment en un ensemble d’idées variées qui ont en commun de ne pas plaire Place Beauvau, n’ayant pas pignon sur rue, ne disposant pas des puissants relais d’un empire médiatique ni des milliards des milliardaires, se présente bien souvent sous la forme modeste de livres, brochures ou fascicules qu’on appelle dans le jargon « essais ». Et c’est à nous, libraires, qu’il revient bien souvent d’en assurer la diffusion et même, n’ayons pas peur des mots, la promotion. Si terrorisme intellectuel il y a, nous en sommes par nature les porte-voix.
L’arrestation à Londres , sans aucun motif, du responsable des droits étrangers des éditions La fabrique alors qu’il se rendait à la foire internationale du livre, et l’invraisemblable interrogatoire qu’il a subi portant sur l’activité éditoriale de cette maison, nous oblige donc à laisser un moment l’apparente quiétude des étagères de livres, pour lui affirmer notre indéfectible solidarité.
Détermination et enthousiasme
Il faut d’abord dire un mot de l’heureux compagnonnage qui nous lie depuis des années à cet éditeur et à son fondateur Eric Hazan, qui a publié des livres de Jacques Rancière, André Schiffrin, Kristin Ross, Alain Badiou, Judith Butler, Grégoire Chamayou, Angela Davis, Nathalie Quintane, Enzo Traverso, Zygmunt Bauman, Françoise Vergès, Raymond Depardon, Frédéric Lordon, mais aussi Walter Benjamin, Antonio Gramsci, Victor Hugo, Auguste Blanqui et tant d’autres. Nous avons ensemble déjà traversé quelques tempêtes, comme au moment de l’affaire Tarnac en 2008 (qui a donné lieu à une relaxe collective), et nous sommes plus que jamais déterminé.es et enthousiastes à l’idée de diffuser leurs livres, avec ceux d’une cohorte d’éditeurs indépendants nés depuis deux décennies dans le sillage de La fabrique et quelques autres.
Mais cette affaire rappelle plus généralement que le commerce de livres est une activité surveillée. Depuis l’invention de Gutenberg, les pouvoirs successifs ont censuré des écrits, embastillé leurs auteurs, saisi des imprimeries, attaqué en justice des éditeurs et, quand ça ne suffisait pas, envoyé leurs nervis saccager des librairies. Et c’est une activité d’autant plus surveillée et réprimée que le régime en place traverse une crise politique et idéologique : ce fut le cas pendant la guerre d’Algérie, quand on interdisait La question, comme dans les dernières décennies du tsarisme en Russie ou de la monarchie absolue en France. La scandaleuse arrestation du collaborateur d’une maison d’édition française en Grande-Bretagne - et notamment les curieuses questions auxquelles il a dû répondre qui laissent supposer un service rendu aux autorités françaises par les britanniques - est un signe de plus de la grave dérive autoritaire d’un gouvernement aux abois qui traite sa population en ennemi et les oppositions en criminel. C’est enfin une odieuse tentative d’intimidation envers toutes celles et ceux qui participent à la production et à la diffusion des pensées critiques, auxquelles nous, libraires, continuerons d’apporter notre concours résolu sous le manteau protecteur de nos subversives boutiques.