Arsenine Lupiac

Venimeuse laideur de l’être

  • Conversions

    Quand il te parle, son regard fixe toujours un point situé juste au-dessus de tes cheveux. Quand tu n’es pas habitué, tu as l’impression qu’il parle à un fantôme derrière toi. Après tu te dis que c’était une stratégie pour déstabiliser les patrons à l’époque où on pouvait encore leur parler entre 4 yeux.

    C’est qu’il vient de cette époque pourtant pas si lointaine où les cheminées des usines enveloppaient la vallée d’un luxuriant manteau noir. Du temps de la fierté ouvrière, de la camaraderie virile qui descendait du gros rouge pour se donner des forces et secouait le bureau du patron pour se donner une vie meilleure.

    Il était le camarade syndicaliste, droit dans ses bottes, raide comme la justice de classe. Il était le roi des piquets de grève, le défenseur des travailleurs aux côtés desquels il transpirait sa part.

    Et puis un jour, les investisseurs sont venus. Des gens d’ailleurs. De très loin ailleurs. Avec des costumes en teflon qui n’accrochaient pas la poussière de la vallée. Ils ont tout racheté et tout rationalisé. Dans leur langue à eux, ça veut dire commencer par virer les intérimaires, puis, par paquets de 10 ou 50 ou 200, virer les camarades.

    Ils ont lutté. Comme ils savent si bien le faire. Avec courage et détermination. Mais il n’y avait déjà plus de patron à secouer ou pourchasser. Plus de responsables. Plus personne. L’une après l’autre, les usines se sont éteintes et la vallée s’est reconvertie au tourisme.

    Fini les camarades ouvriers. Leurs enfants sont devenus saisonniers. Ils travaillent quand les bourgeois des villes ont besoin de se détendre ou de s’amuser. Ils tentent de manger avec ces petits boulots que leurs pères faisaient pendant les vacances, pour se payer une belle voiture ou un voyage là où l’océan est plus clair que leurs yeux.

    Sur les ruines de la vallée et le désespoir d’un petit peuple abandonné, ils sont arrivés, avec leurs histoires de salut au bord des lèvres. Comme les syndicalistes en leur temps, ils frappent aux maisonnées et apportent la bonne parole. Il les a rejoints avec la même ardeur que son engagement au syndicat. Il a retrouvé ses accents prophétiques, il emploie sa conviction à sauver des âmes plutôt que des emplois, et comme toujours, son regard clair interpelle des fantômes.