Monolecte đŸ˜·đŸ€Ź

Fauteuse de merde 🐘 @Monolecte@framapiaf.org

  • De la violence, par Tagrawla Ineqqiqi, quelque part sur FB

    ▻https://www.facebook.com/tagrawlai/posts/2288371061237352?__tn__=K-R

    J’ai dĂ©jĂ  mainte fois racontĂ© cette histoire et je la radoterai jusqu’à la fin de mes jours. Parce que les jeunes ne le savent pas. Parce que les vieux ne sont plus lĂ . Et parce que les autres, surtout s’ils sont censĂ©ment cultivĂ©s, ne veulent surtout pas regarder ces choses-lĂ  : ça leur ĂŽterait de leur supĂ©rioritĂ© s’ils devaient regarder la vraie violence en face, celle qu’ils n’ont pas subie.

    Je ne sais plus trop quel Ăąge j’avais quand j’ai compris dans quel monde j’allais devoir vivre. Moins de dix ans, ça j’en suis sĂ»re, mais je ne saurais ĂȘtre plus prĂ©cise. Par contre, je me souviens trĂšs bien de comment j’ai compris la nature de ce monde. C’est que tout prĂšs de l’endroit oĂč j’ai grandi, il y avait l’hĂŽpital de la sociĂ©tĂ© des mines. Si vous n’avez grandi vous-mĂȘmes ni dans le Nord ni en Lorraine, vous n’avez sans doute jamais entendu parler de ce genre d’organismes. Les mineurs n’étaient pas affiliĂ©s au rĂ©gime gĂ©nĂ©ral de sĂ©curitĂ© sociale. Ils n’avaient pas non plus les mĂȘmes mĂ©decins, ni les mĂȘmes hĂŽpitaux. Ils devaient se faire suivre dans ces structures financĂ©es par leurs employeurs. Et c’était fort pratique parce que ça coĂ»tait beaucoup moins cher Ă  la sociĂ©tĂ©. En effet, nombre de mineurs Ă©taient malades de la silicose. C’est une maladie pulmonaire absolument Ă©pouvantable : on perd peu Ă  peu sa capacitĂ© pulmonaire, et on finit par mourir Ă©touffĂ©. Ça ne se soigne pas. On peut seulement apporter un peu plus d’oxygĂšne pour s’étouffer moins vite. Alors quand j’étais gamine, dans mon bassin minier en gĂ©nĂ©ral et devant l’hĂŽpital des mines en particulier, je voyais sans cesse des messieurs avec un tuyau dans le nez qui tiraient derriĂšre eux une bouteille d’oxygĂšne montĂ©e sur des roulettes. Ils avançaient Ă  petits pas. On entendait leur respiration sifflante de trĂšs loin. Mon grand-pĂšre en est mort bien avant ma naissance – et bien avant ses cinquante ans – si bien que j’en ai souvent entendu parler. Bien avant mes dix ans, je savais qu’on pouvait attraper des maladies extrĂȘmement graves uniquement de par son travail. Et comme les adultes parlent beaucoup devant les enfants sans toujours se rendre compte que les enfants comprennent bien plus de choses qu’ils ne le croient, j’avais aussi parfaitement compris que la violence qui leur Ă©tait faite ne s’arrĂȘtait pas lĂ .

    Les mineurs et anciens mineurs malades Ă©taient indemnisĂ©s en fonction d’un pourcentage reconnu de silicose. Ce pourcentage Ă©tait Ă©valuĂ© par les mĂ©decins des mines, payĂ©s par les sociĂ©tĂ©s des mines, elles-mĂȘmes chargĂ©es des indemnisations. Alors on voyait de pauvres bougres traĂźner leur bouteille d’oxygĂšne de cabinet mĂ©dical en administration dans l’espoir improbable de gagner 5 % de reconnaissance supplĂ©mentaire, histoire d’avoir quelques francs de plus pour nourrir une famille Ă  laquelle ils le laisseraient rien Ă  leur mort. Leurs maisons appartenaient aussi aux sociĂ©tĂ©s des mines. Et leurs salaires de misĂšre ne leur avaient pas permis de laisser un quelconque capital Ă  transmettre. Ils ne coĂ»taient vraiment pas cher Ă  la sociĂ©tĂ©.

    J’ai grandi, j’ai appris. J’ai appris que la richesse de la France s’était trĂšs largement dĂ©veloppĂ©e sur l’exploitation du charbon. J’ai appris que je vivais dans un pays riche d’avoir maltraitĂ© ceux qui ont permis cette richesse. J’ai appris qu’on a laissĂ© crever les mineurs avec un tuyau dans le nez sans trop les indemniser Ă  coup de pognon de dingues, sans se soucier de l’avenir de leurs familles, ces riens, et que, entre autre grĂące Ă  ça, la France Ă©tait une puissance mondiale. J’ai appris que j’étais nĂ©e dans un monde Ă  la fois cynique et extrĂȘmement violent qui se contrefout des petits qui font sa richesse.

    Du scandale de l’amiante aux agriculteurs qu’on a mal informĂ© pendant des dĂ©cennies, mes ancĂȘtres sont loin d’ĂȘtre les seuls Ă  avoir pris cette violence du monde dans la gueule. Et les choses ne sont pas si diffĂ©rentes aujourd’hui. Les grosses entreprises prospĂšrent toujours grĂące Ă  la violence subie au quotidien sous des tas de formes diffĂ©rentes par leurs employĂ©s.

    Et voilĂ  que les gueux se rebellent. Et que ça pousse des cris d’orfraie de tous les cĂŽtĂ©s. « Mon dieu toute cette violence ! » Pour crier si fort contre cette violence, il ne faut jamais avoir vu ou subi la violence quotidienne que les petits encaissent depuis des dĂ©cennies. Au fond, il faut ne pas savoir ce qu’est la violence. Beaucoup d’entre-nous la connaissent sous des formes diffĂ©rentes. Pour moi, ce sont des petits vieux pas si vieux que ça qui traĂźnent une bouteille d’oxygĂšne derriĂšre eux. Les « intellectuels », les « gens cultivĂ©s » voudraient que les gueux se posent Ă  une table et discutent tranquillement. Qu’ils oublient ce qu’ils subissent au quotidien et qu’ils Ă©talent de jolies thĂ©ories comme dans les livres. Comme si leurs vies leur laissaient le temps de lire des livres. Comme si les Ă©coles Ă©taient suffisamment Ă©galitaires pour que tout le monde puisse s’extraire de la violence d’un bassin minier.

    J’ai eu de la chance, j’ai pu m’en extraire. Mais je n’oublie pas d’oĂč je viens. Je n’oublierai jamais que je n’avais pas dix ans quand j’ai compris que j’allais devoir vivre dans un monde d’une violence extrĂȘme. Je n’oublierai jamais que si j’ai pour ma part d’autres outils que mes poings pour me dĂ©fendre contre ce monde, ça n’est que par un gros coup de chance. Je n’oublierai pas non plus qu’aucun corps intermĂ©diaire pacifique n’a jamais empĂȘchĂ© qu’on malmĂšne de pauvres travailleurs jusqu’à la mort pour eux et jusqu’à la pauvretĂ© pour les leurs.

    Il n’y a sans doute pas grand-chose de constructif qui ressortira de cette violence. Mais rien de constructif n’est sorti de bien des annĂ©es de silence et d’absence de violence. On ne crĂšve plus de silicose parce qu’il n’y a plus de mines, mais des gens meurent toujours de l’amiante sans que personne n’ait rien Ă  payer. VoilĂ  oĂč se trouve la violence. Quelques dĂ©gĂąts sur un monument Ă  la gloire d’un tyran, c’est un Ă©piphĂ©nomĂšne. La violence subie au quotidien par nombre de mes compatriotes habituellement silencieux, c’est un phĂ©nomĂšne social ancrĂ©, durable, institutionnalisĂ© et dont se foutent complĂštement ceux qui s’insurgent pour quelques bagnoles de luxe cramĂ©es. Quand on maltraite toujours les mĂȘmes depuis des gĂ©nĂ©rations, un jour, ils se rebiffent. Si ça vous dĂ©range, il fallait y penser avant. Il fallait regarder dans les yeux ceux qui traĂźnaient leur bouteille d’oxygĂšne Ă  petits pas et Ă  qui personne ne lĂąchait de miettes de pognon de dingue. Si les choses ne deviennent pas incontrĂŽlables cette fois-ci, ça sera une autre fois. Mais un jour ou l’autre, vous verrez vraiment la violence accumulĂ©e exploser. Et aucun de vos jolis discours pacifistes n’y changera rien.