• « Je fus transporté après ma mort, je fus transporté non dans un lieu confiné, mais dans l’immensité du vide éthérique. Loin de me laisser abattre par cette immense ouverture en tous sens à perte de vue, en ciel étoilé, je me rassemblai et rassemblai tout ce que j’avais été, et tout ce que j’avais été sur le point d’être, et enfin tout ce que au calendrier secret de moi-même, je m’étais proposé de devenir et serrant le tout, mes qualités aussi, enfin mes vices, dernier rempart, je m’en fis carapace.

    Sur ce noyau, animé de colère, mais d’une colère nette, que le sang n’appuyait plus, froide et intégrale, je me mis à faire le hérisson, dans une suprême défense, dans un dernier refus.

    Alors, le vide, les larves du vide qui déjà poussaient tentaculairement vers moi leurs poches molles, me menaçant de l’abjecte endosmose, les larves étonnées après quelques vaines tentatives contre la proie qui refusait de se rendre, reculèrent embarrassées, et se dérobèrent à ma vue, abandonnant à la vie celui qui la méritait tellement.

    Désormais libre de ce côté, j’usai de ma puissance du moment, de l’exaltation de la victoire inespérée, pour peser vers la Terre et repénétrai mon corps immobile, que les draps et la laine avaient heureusement empêché de se refroidir.

    Avec surprise, après ce mien effort dépassant celui des géants, avec surprise et joie mêlée de déception je rentrai dans les horizons étroits et fermés où la vie humaine pour être ce qu’elle est, doit se passer. »

    Henri Michaux

  • "L’intersection de la rue Toulzac et du boulevard circulaire, à droite, était occupée par le magasin d’un chemisier à l’enseigne déconcertante - Au sanglier. Une dalle sertie dans le trottoir, légèrement décalée par rapport à la porte, mentionnait : « Entrée du sanglier », et la date, un jour de 1927. On m’a raconté que, de l’instant où j’ai eu l’usage de l’alphabet, la moindre sortie tournait au cauchemar. Pas moyen de m’arracher au laborieux déchiffrement des inscriptions moulées dans les plaques d’égout - Fonderie Puydebois, ça m’est resté - ou peintes sur de petits écriteaux en tôle émaillée, interdit de marcher sur la pelouse, que les chiens devaient être tenus en laisse et les papiers jetés dans les corbeilles « ad hoc ». Il paraît que ça n’allait plus du tout. Impossible de m’entraîner. Je butais sur « ad hoc ». Il y avait une faute ou alors, contrairement à ce que j’avais cru, l’écrit continuait à m’échapper. Quelqu’un qui n’était pas plus avancé que moi, a déclaré que c’était de l’américain et j’ai consenti à repartir, à regret. Donc, une vingtaine d’années avant que je n’arrive, un gros solitaire s’était risqué au coeur de l’agglomération. Quel émoi, pensai-je, avait dû soulever son intrusion au sein de l’élégance et du négoce avant que la police ne vienne en hâte le « servir », selon le terme consacré, dans un indescriptible désordre de soie et de linon, au pistolet. L’impression que m’a laissé pareille découverte, on avait bien dû la ressentir, à l’évènement, qu’on ait cru devoir en graver le souvenir dans le marbre.

    Ceci, encore, à propos de l’empreinte qu’on reçoit, des fatalités de la géographie lorsqu’on ne s’est pas éveillé à l’histoire, au mouvement, au réel, au présent. Longtemps, la légende, pour ce qui nous concernait, s’est ramenée à la dalle du sanglier, sur le boulevard, et à une plaque vissée sur la façade de la maison, dans une petite rue, où Marcel P., résistant, mort à Mauthausen, en 1944, avait vu le jour. Aussi, parmi les sujets d’étonnement dont j’ai été frappé, lorsque je me suis transporté à Paris, à vingt ans, figure le texte envahissant dont chaque mur ou presque, dans certains arrondissements, est historié. Par exemple, près de mon lieu de travail, un très bel hôtel particulier en porte deux à lui tout seul. Il a vu naître Manet et Lyautey s’y est retiré après avoir accru du Maroc l’Empire français. Trente pas plus loin, dans une rue perpendiculaire, deux autres plaques, contiguës, signalent aux naïfs, aux provinciaux qu’Oscar Wilde a rendu son dernier soupir à l’étage et que Jorge Luis Borges descendait là, lors de ces séjours à Paris. Un petit parisien, après avoir déchiffré ces noms éclatants, partira, le moment venu, à la conquête de terres lointaines, « lassera des déserts » comme l’écrit Borges, ou alors se risquera dans la contrée, guère moins périlleuse, qui s’ouvre entre les plats de couverture des livres. Mais nous, relégués sur les marches humides, broussailleuses du monde, n’étions guère incités qu’à fondre des plaques d’égout ou à traquer traquer les bêtes sauvages qui nous disputaient toujours la place."

    Pierre Bergounioux, Chasseur à la manque , p. 27-30