• #Wikipédia, #démocratie_rhétorique

    Depuis quelques années, des discussions ont lieu dans la version francophone de Wikipédia pour essayer d’aboutir à des conventions de styles relatives à la #transidentité, comme dans la version anglophone. Début 2024, un #sondage interne à Wikipédia a été ouvert à propos de la mention du nom de naissance pour les personnes trans. Ce sondage a suscité presque immédiatement la #polémique. L’affaire a été beaucoup discutée sur Mastodon et s’est retrouvée dans la presse.

    Jusque-là, mon rapport à Wikipédia était assez banal : consultation fréquente (plusieurs fois par semaines, voire par jour) mais pas de contribution. Il faut dire que j’avais retenu la leçon vécue par Marc Jahjah : il vaut mieux s’être bien renseigné sur le fonctionnement de Wikipédia avant de contribuer, car c’est rempli de patrouilleurs indélicats. Et pour présenter rapidement Wikipédia en cours, une compréhension de surface suffit.

    Arrive cette controverse sur le nom des personnes trans. Parce que je connais quelques universitaires impliqués dans les débats, j’ai commencé à parcourir les pages de discussion, par curiosité. Et parce qu’il est indispensable de se renseigner sur le fonctionnement de Wikipédia pour décoder ces discussions, notamment tous les sigles employés, je me suis mis à parcourir toutes les pages qui décrivent le projet Wikipédia, notamment sa hiérarchie des #normes (#principes_fondateurs, #règles et #recommandations).

    Dans la foulée, quelques personnes ont publié des analyses : « contradiction entre volonté de #transparence et d’#entre-soi »  ; « désillusion de l’#intelligence_collective »… c’est là que les roues se sont mises à tourner à toute vitesse dans ma tête.

    Attention : ce qui suit, ce sont mes élucubrations personnelles. Si je les partage, c’est parce qu’elle ne recoupent pas ce que j’ai pu lire ailleurs. Coïncidence, ces jours-ci sort un livre de Sana Boussetat intitulé La formule Wikipédia . Je vois dans la table des matières que quelques pages portent sur le débat participatif et la gestion des conflits, il va en être question dans ce billet… En m’exprimant sur un sujet qui n’est pas ma spécialité, je risque un peu la sortie de piste, donc je préfère le signaler dès ici. Si besoin, je mettrai mon billet à jour.

    #Communs

    Wikipédia fait partie des #biens_communs, plus spécifiquement de la catégorie des #biens_communs_informationnels, ou #communs_de_la_connaissance. Quand on parle de « #communs » tout court, on entend généralement des espaces « collectivement construits et administrés ».

    Wikipédia fait le pari de l’intelligence collective. Or Tam Kien Duong résume justement la controverse actuelle comme une « désillusion de l’intelligence collective ». Pour qu’il y ait #désillusion, il faut qu’il y ait illusion. Alors voici une hypothèse : on a pensé que les communs de la connaissance seraient vertueux par essence.

    #Utopie :

    « Le fruit des rencontres entre les biens et les personnes peut être aussi bien positif que négatif ou quelque part entre les deux. Dans l’arène intellectuelle, le concept des biens communs est souvent brandi comme un étendard synonyme de liberté d’expression, d’accès libre et universel, et d’autogestion […] Cela peut être constructif, d’ailleurs cela donne souvent de l’élan aux actions collectives autour des communs. Mais un commun n’est pas chargé de valeurs. Son impact peut être bon ou mauvais, durable ou non ».

    Les effets produits par les communs de la connaissance dépendent donc de la manière dont ils sont collectivement construits et administrés.

    Comme pour chaque autre catégorie de biens communs, concevoir des communs de la connaissance implique des difficultés spécifiques. Et dans le cas de Wikipédia, il y en a une qui s’est avérée particulièrement aiguë : la tension entre l’idée d’une encyclopédie qui doit être une source de savoir contrôlé, et le principe d’une encyclopédie ouverte, dont tout le monde peut parler, que tout le monde peut rejoindre.
    Démocratie

    Quand on utilise le nom « Wikipédia », on peut désigner l’encyclopédie mais aussi l’organisation qui produit cette encyclopédie. La nature de l’encyclopédie est clairement expliquée sur la page Wikipédia est une encyclopédie : c’est une collection d’articles qui présentent chacun une synthèse des connaissances sur un sujet. En revanche, la nature de l’organisation est un peu moins simple à appréhender.

    La page Principes fondateurs définit dans les grandes lignes « Wikipédia et les conditions de son élaboration ». Elle parle aussi d’un « projet collaboratif ». La page Ce que Wikipédia n’est pas mentionne une « communauté ». Pour mieux cerner cette organisation, il faut donc creuser. On découvrira progressivement que le fonctionnement de Wikipédia est organisé suivant une hiérarchie des normes :

    - principes fondateurs (fondement intangible)  ;
    - règles (issues d’une prise de décision, c’est-à-dire d’un vote)  ;
    - recommandations (élaborées par consensus)  ;
    - essais (propositions relatives au fonctionnement de l’encyclopédie).

    Comment qualifier ce fonctionnement  ? Démocratique  ? Bureaucratique  ? Si on en croit Wikipédia, ni l’un ni l’autre. D’abord, ce ne serait pas « un projet politique » :

    « La communauté s’est dotée de certaines règles, mais il ne faut pas perdre de vue qu’elles n’existent que pour le but auquel la communauté aspire : construire une encyclopédie de qualité. Par extension, Wikipédia n’est ni une démocratie, ni une dictature, ni une anarchie, ou toute autre tentative de réalisation d’un projet politique quelconque. »

    Ce passage a de quoi étonner. Le terme « démocratie » est ramené à une définition historique – « tentative de réalisation d’un projet politique » –, ce qui permet d’affirmer ensuite que Wikipédia ne correspond pas à la définition. Or cette dernière est contestable. On peut arguer du fait que la démocratie n’est pas un processus historique mais sociologique : Raymond Aron par exemple définit la démocratie comme l’organisation pacifique de la compétition pour le pouvoir, et cela s’applique très bien à Wikipédia.

    #Consensus

    Wikipédia a donc un fonctionnement démocratique, que Dominique Cardon résume ainsi : « Wikipédia possède une sorte de Constitution, dont les principes, les règles et les recommandations permettent de trancher en cas de litige ». Concrètement, il y a du vote à certains niveaux mais pas partout : le mécanisme central est en fait le consensus. Celui-ci repose sur les règles suivantes :

    - il y a toujours un consensus pré-établi, qu’il soit tacite ou manifeste  ;
    – si vous voulez modifier quelque chose, « cherchez une modification judicieuse mariant les idées de chacun »  ;
    – si vous êtes en désaccord, « trouvez un compromis »  ;
    – si le désaccord persiste, on revient au consensus précédent.

    Le consensus est un processus dialectique : on exprime des avis  ; on interprète l’ensemble de ces avis  ; on exprime des accords ou désaccords à propos de cette interprétation. Or ce processus n’a qu’un ensemble limité de règles, qui se concentrent sur la mise en forme, la politesse et la traçabilité. Il n’y a pas de règlement politique du consensus. Et pour moi, une dialectique sans règles politiques dégénère immédiatement en rhétorique.
    Bureaucratie

    Wikipédia est parfois qualifiée de bureaucratie. L’encyclopédie elle-même affirme ressembler à une bureaucratie mais ne pas en être une :

    « Bien que Wikipédia rassemble de nombreux éléments d’une bureaucratie, elle n’est pas régie par les lois : ce n’est pas un organisme quasi-judiciaire, et les règles ne sont pas le but final de la communauté. Bien que certaines règles puissent être appliquées, les règles écrites ne fixent pas l’usage accepté. Elles se contentent plutôt de documenter les consensus communautaires existants concernant ce qui doit être accepté et ce qui doit être rejeté. »

    On retrouve le même problème qu’avec « démocratie » : le terme est défini de manière très spécifique pour pouvoir dire ensuite que Wikipédia ne correspond pas à la définition. Pour moi, l’affirmation ci-dessus ne permet pas de dire que Wikipédia n’est pas une bureaucratie, circulez, y’a rien à voir. Tout ce qu’elle fait, c’est déplacer le centre de gravité du fonctionnement bureaucratique vers le consensus, qui est un processus tout à fait formalisé – il est même représenté sous la forme d’un schéma décisionnel.

    Sachant qu’on revient toujours au consensus précédent si un nouveau consensus ne peut pas être trouvé, le système tend au statu quo, en raison d’un paradoxe empirique : un consensus peut s’obtenir très facilement (soit parce qu’il est tacite, soit parce qu’il est produit par une toute petite poignée de contributeurs) mais un nouveau consensus peut être très difficile à obtenir, parce qu’il implique un dilemme social (la remise en question d’un consensus) et que le dépassement de ce dilemme génère une friction énorme.

    En effet, et contrairement à l’un des principes essentiels de conception des communs – créer des mécanismes de résolution des conflits dont le coût soit peu élevé –, l’élaboration du consensus sur Wikipédia contient plusieurs sources de frictions majeures.

    Il y a d’abord ce parasitage de la dialectique par la rhétorique, que j’ai évoqué un peu plus tôt. Certaines personnes le dénoncent parfois, en accusant des contributeurs favorables au statu quo d’étirer les discussions à dessein pour épuiser leurs contradicteurs, qui finissent par jeter l’éponge. Selon moi, Wikipédia souffre ici d’un déficit de régulation. Dans l’espace public politique, il n’y a pas que les suffrages qui soient réglementés : la parole l’est aussi. Ce n’est pas pour rien que l’Assemblée nationale fonctionne avec des temps de parole et un agenda. Une discussion sans limite de temps ou de signes, sans contrainte basée sur la représentativité des interlocuteurs, c’est une discussion qui favorise naturellement les esprits procéduriers et vétilleux.

    Il y a ensuite l’effet « aiguille dans une botte de foin » : un sujet passe facilement sous les radars, du fait de l’immensité de l’encyclopédie. Les personnes qui pourraient y contribuer utilement ne sont donc pas forcément au courant, malgré des mécanismes comme le Bistro – la page d’actualités quotidienne de Wikipédia en français.

    Autre source de frictions, la prime à l’ancienneté : considérer que ceux qui contribuent suffisamment et régulièrement à Wikipédia sont plus légitimes que les autres pour décider de son fonctionnement. Cette idée a un versant positif, aligné avec la notion de biens communs en général : les communs doivent être administrés par la communauté concernée. Mais elle a aussi un versant négatif, quand on conçoit cette communauté comme structurée en cercles concentriques hermétiques. Pour réduire la tension entre l’envie d’ouvrir l’encyclopédie et la nécessité de protéger son fonctionnement interne, les contributeurs utilisent par exemple des critères de participation aux sondages (nombre de contributions total, nombre de contributions récentes). Ceci permet de se protéger de manœuvres visant à détourner le projet encyclopédique en faveur d’intérêts particuliers. Mais cela empêche aussi des groupes de voir leurs intérêts représentés dans le processus, ce qui les repousse vers des mécanismes externes de résolution des conflits, comme les systèmes médiatique et judiciaire.

    Certaines recommandations de Wikipédia comme Ne mordez pas les nouveaux visent à éviter la discrimination envers les novices  ; j’ai mentionné en introduction le cas de Marc Jahjah, eh bien le contributeur qui l’avait si mal accueilli a été sanctionné. La prime à l’ancienneté est une forme plus subtile de cette même logique, qui permet paradoxalement de reconstituer des enclosures à l’intérieur du bien commun.

    Ces différents phénomènes compliquent la résolution des conflits les plus difficiles. Et à cela viennent s’ajouter deux notions qui m’ont l’air de causer beaucoup de problèmes : la neutralité et la bonne foi.

    #Neutralité

    L’un des #Principes_fondateurs de Wikipédia est la Neutralité de point de vue. Il ne s’agit pas de faire émerger un « point de vue neutre » mais de restituer la pluralité des points de vue de manière neutre, c’est-à-dire de manière équitable, en contextualisant les différents points de vue, et en citant des sources.

    La neutralité pose des difficultés car son sens dérive vite. Sur la page de discussion du fameux sondage, on peut lire plusieurs commentaires qui opposent « la communauté Wikipédia » à des « communautés militantes », qui ne seraient pas « neutres ». C’est oublier que la neutralité de Wikipédia n’est pas la recherche d’un point de vue neutre mais d’une pluralité de points de vue. C’est surtout croire qu’il existerait une séparation magique entre une communauté Wikipédia qui serait non militante et des communautés extérieures militantes.

    Militer consiste à « agir pour faire reconnaître et triompher ses idées » (source : TLF). Sachant que la frontière qui séparerait Wikipédia du reste de la société n’existe en fait pas, il est inévitable que des personnes militantes s’impliquent sur Wikipédia. Si une personne militante agit en opposition au principe de neutralité, par exemple en effaçant les idées contraires aux siennes, ses modifications (qui peuvent s’apparenter à du vandalisme) seront retoquées. Mais si elle respecte les règles de Wikipédia, par exemple en faisant représenter ses idées aux côtés d’idées antagonistes, alors son militantisme n’est pas un danger pour Wikipédia. De fait, nombre de contributeurs sur Wikipédia sont « militants » de quelque chose et l’encyclopédie s’en porte très bien.

    Qualifier les militants de « non neutres », c’est donc confondre les actions concrètes de personnes militantes et leurs objectifs supposés, c’est-à-dire leur faire un procès d’intention. Et c’est ici qu’intervient l’hypocrisie de la « bonne foi ».

    #Bonne_foi

    Supposez la bonne foi est une recommandation importante dans Wikipédia. Elle implique deux choses :

    « Quand vous pouvez supposer raisonnablement qu’une erreur faite par quelqu’un est née d’une bonne intention pour atteindre les objectifs du projet, corrigez-la sans la critiquer. »

    « Quand vous n’êtes pas d’accord avec quelqu’un, rappelez-vous qu’il est probable qu’il souhaite et croit sincèrement contribuer à Wikipédia. »

    La bonne foi est ainsi définie comme le souhait sincère de faire progresser l’encyclopédie, de ne pas la dégrader ni lui nuire. En d’autres termes, cela consiste à respecter les principes fondateurs, et notamment le deuxième – la neutralité de point de vue.

    Que la bonne foi existe chez certains, c’est une certitude. En revanche, la présomption systématique de bonne foi me semble constituer un principe naïf, ce que Frédéric Lordon appellerait une « anthropologie enchantée ». Présumer la bonne foi n’implique pas que les gens soient réellement de bonne foi. Et au risque d’enfoncer des portes ouvertes, rien ne permet de présumer que la communauté Wikipédia est constituée exclusivement de gens parfaitement informés et toujours bienveillants : tout indique au contraire qu’elle peut être un haut lieu d’ignorance et d’intolérance, et qu’en cela elle s’inscrit malheureusement assez bien dans l’histoire de l’encyclopédisme et de l’organisation des connaissances.

    Dans la discussion à propos du fameux sondage, il y a quelques personnes qui me semblent d’une mauvaise foi crasse, évidente, assumée  ; des personnes dont tout le monde peut voir qu’elles utilisent sciemment les règles pour orienter le cours des choses dans le sens qu’elles veulent. « Mais non, pensez-vous, je ne fais que m’en tenir aux principes de notre encyclopédie. » Il suffit de lire leur page utilisateur pour découvrir une adhésion revendiquée à des écoles de pensée et des familles idéologiques. L’hypocrisie dont je parlais est là : dire qu’il faut présumer de la bonne foi, se récrier face à toute accusation de parti pris idéologique, et faire des procès d’intention à ceux qui s’opposent à nous.

    Cela va donc sembler un peu violent, surtout pour les personnes attachées à ce principe, mais je crois que la présomption de bonne foi est à la fois une friction et une fiction. C’est un piètre paravent, qui empêche de forcer tout un chacun à jouer cartes sur table dans la résolution des conflits. Elle grippe l’élaboration du consensus. Elle aiguise la duplicité de ceux qui masquent leurs intentions tout en dénonçant celles des autres. Elle permet à certains de jouir d’un pouvoir légitimé par des règles qu’il est très difficile de faire évoluer, par inertie ou effet de majorité  ; des gens qui feront tout pour écœurer les personnes opposées à la reconduction de l’existant, et qui n’hésiteront pas à affirmer ensuite que ce sont ces opposants qui ont déserté (comme on peut le lire dans le Bistro du 6 mars).

    À ce stade de l’écriture, je fais une pause pour boire un verre d’eau et me calmer un peu afin de finir sur une note un peu plus maîtrisée. Pas simple car en lisant des pages de discussion Wikipédia, on attrape vite un syndrôme d’exaspération par procuration.

    #Information

    Suite au sondage, la controverse a fait tache d’huile et atteint désormais de nombreuses pages de discussion, comme celle d’Elliot Page, Chelsea Manning ou encore Laverne Cox. Certaines personnes questionnent le choix des informations données, leur forme, leur place. D’autres résistent, avec plus ou moins de… bonne foi.

    Le désaccord porte sur la tension entre la volonté d’informer et celle de « ne pas nuire », cette dernière faisant partie des recommandations de Wikipédia concernant les Biographies de personnes vivantes. J’ai dit que Wikipédia est une encyclopédie et une organisation, il manquait donc un troisème élément : le lectorat. C’est essentiel car la controverse porte sur l’acte d’informer, qui est la fonction de l’encyclopédie. La neutralité de point de vue, par exemple, est pensée non pas pour elle-même mais pour le bénéfice des lecteurs.

    Or, et c’est une autre difficulté intrinsèque à l’usage du mot « neutralité », certains sur Wikipédia croient qu’il est possible d’informer de manière neutre. Il y aurait une équivalence entre respecter la pluralité des points de vue et informer le lectorat de façon neutre. Voilà qui sonne à mes oreilles comme une résurgence du modèle de la communication chez Shannon : un tuyau qu’on optimise jusqu’à ce que le bruit disparaisse. C’est impossible : informer/s’informer, c’est un processus communicationnel qui implique réception et feedback. C’est toujours situé, toujours soumis à diverses subjectivités, toujours parasité – jamais neutre.

    Si je devais le dire avec d’autres concepts d’info-com, je dirais qu’il y a une poussée ces jours-ci sur Wikipédia pour tenir compte de l’expérience informationnelle des personnes documentées dans l’encyclopédie. C’est un rejet de la tyrannie de la majorité, version encyclopédique. Et je dirais aussi que cela relève d’une chose plus générale : la volonté de tenir compte des valeurs portées par les processus/systèmes d’organisation des connaissances et des effets qu’ils produisent – ce que Birger Hjørland appelle une épistémologie « pragmatique » de l’organisation des connaissances. C’est ce courant de pensée qui produit aujourd’hui des recherches sur l’invisibilisation de certains groupes sociaux dans les archives et les encyclopédies, par exemple.

    #Universalisme

    Dans le fonctionnement de Wikipédia, les dilemmes sociaux qui ne peuvent être tranchés débouchent sur des compromis. Il n’y a pas d’autre issue au dissensus que le consensus. Pourquoi  ? Parce que Wikipédia est conçu pour afficher toujours le même contenu pour chaque lecteur.

    Dans un article de Wikipédia, on peut lire deux sections qui présentent des idées contradictoires. Mais on ne peut pas lire deux articles différents sur le même sujet, qui développent chacun leur lecture de ces contradictions. C’est le principal grief envers Wikipédia de mon co-directeur de thèse, l’historien Bertrand Müller, qui travaille sur le développement d’encyclopédies documentaires numériques capables de représenter le dissensus d’une autre manière. C’est en discutant de ce genre de chose que je me suis mis à faire des fiches de la forme « Concept (Auteur) » pour documenter des variantes de concepts par auteurs, et qu’à la fin on s’est retrouvés avec Cosma.

    Dans un article de Wikipédia, on peut lire qu’une personne stylise son nom d’une certaine manière, tout en minuscules par exemple. Mais on ne peut pas cocher une option qui permette d’afficher l’article dans cette convention de style. Il en résulte des bizarreries : on a un article « bell hooks » mais un article « Danah Boyd ».

    Dans un article de Wikipédia, on peut lire qu’une personne souffre de voir certaines informations divulguées, comme un nom de naissance. Mais on ne peut pas lire une version de cet article où ce nom est caché par défaut. Cela ne concerne pas que des personnes ayant fait une transition mais aussi des artistes dont le nom d’origine fuite et se retrouve relayé par Wikipédia (j’ai un exemple en tête mais par politesse je ne le citerai pas).

    Bref, Wikipédia est à la fois très innovante et pas innovante du tout. En tant qu’organisation éditoriale, c’est une nouveauté (et une réussite) indéniable. Le modèle encyclopédique, lui, est beaucoup plus classique, surtout au regard de ce qu’on pourrait faire avec le Web, les ontologies, le balisage sémantique… À quand Wikipédia multiformats  ?

    –-

    Pour clore ce billet bien trop long, je tiens à exprimer un petit message de soutien (sans les nommer) aux collègues qui s’investissent dans Wikipédia. Ils et elles se reconnaîtront. J’admire leur courage et leur patience. Si j’ai qualifié Wikipédia de démocratie rhétorique, disserté sur l’illusion de la présomption de bonne foi et les confusions autour de la neutralité, imaginé des rebonds parmi les concepts de ma discipline, eh bien c’est d’abord parce qu’il y a des collègues qui travaillent dur en première ligne et qui font connaître leurs efforts. Alors on s’y intéresse, on découvre de nouvelles choses, on élabore ses propres idées. Mais surtout l’enjeu c’est de propager l’idée centrale des communs : l’auto-organisation des personnes concernées. Au-delà des éléments précis abordés dans ce billet, c’est surtout cette idée-là qui me semble importante et intéressante.
    Bibliographie
    Bruce, Davis, Hughes, Partridge et Stoodley (dir.). Information experience : approaches to theory and practice. Emerald, 2014. 978-1-78350-815-0.
    Buckland, Michael. « Information as thing ». Journal of the American Society for Information Science. 1991, Vol. 42, n° 5, p. 351‑360. https://doi.org/10.1002/(SICI)1097-4571(199106)42:5<351::AID-ASI5>3.0.CO;2-3.
    Cardon, Dominique. Culture numérique. Presses de Sciences Po, 2019. Les petites humanités. 978-2-7246-2365-9.
    Gorichanaz, Tim. « Information and experience, a dialogue ». Journal of Documentation. 2017, Vol. 73, n° 3, p. 500‑508. https://doi.org/10.1108/JD-09-2016-0114.
    Hess et Ostrom (dir.). Understanding knowledge as a commons : from theory to practice. MIT Press, 2007. 978-0-262-08357-7.
    Hjørland, Birger. « Classification ». Knowledge Organization. 2017, Vol. 44, n° 2, p. 97‑128. https://doi.org/10.5771/0943-7444-2017-2-97.
    Lévy, Pierre. L’intelligence collective : pour une anthropologie du cyberspace. La Découverte, 1997. 978-2-7071-2693-1.
    Merzeau, Louise. « De la communication aux communs ». InterCDI. 2016, n° 261, p. 29‑30. http://www.intercdi.org/de-la-communication-aux-communs.
    Shannon, Claude E. « A Mathematical Theory of Communication ». Bell System Technical Journal. 1948, Vol. 27, n° 3, p. 379‑423. https://doi.org/10.1002/j.1538-7305.1948.tb01338.x.
    Wiener, Norbert. Cybernétique et société : l’usage humain des êtres humains. Trad. par Ronan Le Roux et Pierre Yves Mistoulon. Seuil, 2014 [1954]. 978-2-7578-4278-2.
    Wiener, Norbert. La cybernétique : information et régulation dans le vivant et la machine. Trad. par Ronan Le Roux, Robert Vallée et Nicole Vallée-Levi. Éditions du Seuil, 2014 [1948]. 978-2-02-109420-6.

    https://www.arthurperret.fr/blog/2024-03-08-wikipedia-democratie-rhetorique.html

    • #Sana_Boussetat, La Formule Wikipédia

      À l’heure où Wikipédia est entrée dans sa deuxième décennie et où les générations nées après les années 2000 n’auront pas connu d’avant Wikipédia, cet ouvrage propose de revenir sur l’œuvre qui est parvenue à dépoussiérer la norme et les usages bien pensés d’une tradition séculaire. Désormais, il est indéniable que l’avènement de Wikipédia a permis de franchir un cap vers une ère nouvelle où la connaissance et l’information ne s’écrivent plus exclusivement entre experts mais par le concours de rédacteurs bénévoles. Bouleversante, Wikipédia a osé modifier notre façon de rechercher la connaissance et, plus généralement, notre rapport au savoir. Mais sait-on vraiment ce qui se cache derrière un principe en apparence simple, celui d’une encyclopédie publiée sous licence libre et gratuite ? D’où nous vient ce concept hors norme ? Quels sont les fondements qui le régissent ? Comment s’organisent ses activités ? À quels rôles et quels moyens peut-on prétendre en rejoignant la communauté des wikipédiens ?

      Pensé comme un guide, cet ouvrage propose de revenir sur cette formule pionnière pour en offrir une description détaillée et un décryptage précis. Une entreprise indépendante dont l’unique but est d’aider le lecteur à appréhender un outil déjà bien installé dans les habitudes d’un grand nombre d’entre nous et qui façonne au quotidien notre information et notre connaissance du monde.

      https://www.fabula.org/actualites/119359/sana-boussetat-la-formule-wikipedia.html
      #livre

  • Le gouvernement se penche sur « le droit à l’erreur » des administrés
    http://www.lemonde.fr/gouvernement-philippe/article/2017/06/16/le-gouvernement-se-penche-sur-le-droit-a-l-erreur-des-administres_5145305_51

    Dans « les prochaines semaines », le gouvernement pourrait proposer un projet de loi accordant un « droit à l’erreur » aux contribuables, citoyens, employeurs, vis-à-vis de l’administration. C’est ce que révèle le ministre de l’action et des comptes publics, Gérald Darmanin, dans le quotidien économique Les Echos, vendredi 16 juin.

    « L’administration a le pouvoir de sanction, mais elle a aussi le devoir de conseil, fait valoir ce dernier. Si vous vous trompez de bonne foi dans l’accomplissement d’une obligation réglementaire, l’administration ne vous sanctionnera pas : financièrement, on ne vous infligera pas de pénalités ou d’intérêts de retard. »

    Ça va être difficile à l’administration de démonter l’argument de la #bonne_foi. Et aux organismes paritaires… D’ailleurs, si on a un doute sur ceux à qui la disposition va profiter :

    M. Darmanin explique aussi souhaiter « expérimenter la médiation au sein des Urssaf pour #faciliter_la_vie_des_entreprises  ».

  • Pourquoi le #droit international #humanitaire est (toujours) mal appliqué
    Le Monde.fr | 22.08.2014 à 11h39 • Mis à jour le 22.08.2014 à 14h11 |
    Par Elvire Camus
    http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/08/22/150-ans-de-droit-international-humanitaire-5-questions_4472080_4355770.html

    Ainsi, après ses 150 années d’existence, le droit humanitaire est considéré comme étant « complet ». Pour Françoise Bouchet-Saulnier, directrice juridique de #Médecins_sans_frontières et auteure du Dictionnaire pratique du droit humanitaire, pas question de parler d’#obsolescence : « Le droit humanitaire fournit un cadre suffisant, à condition de l’interpréter et l’appliquer de #bonne_foi. »

    Quelles sont les faiblesses du DIH ?

    Une des principales limites du DIH, si ce n’est la plus importante, est sa mauvaise application : « Le problème de ce droit, ce n’est pas qu’il a vieilli, c’est qu’il est mal appliqué. Signé par 195 Etats, on peut le considérer comme étant quasi universel, pourtant, paradoxalement, il fait l’objet de violations répétées », explique Frédéric Joli, porte parole du #CICR en France.

    Dans la pratique, le droit humanitaire est un socle, sur lequel s’appuient les belligérants et les organisations humanitaires lors d’un conflit armé. Chaque #conflit armé fait l’objet d’un nouveau scénario, de nouvelles négociations pour le faire appliquer, et il est invoqué par les belligérants en fonction de leurs intérêts propres. C’est une des grandes difficultés du DIH : « Chaque partie interprète le droit à son avantage, il faut donc impérativement résister à l’interprétation de #mauvaise_foi des parties au conflit. Si on ne négocie pas les secours, on n’obtient rien. Le droit, ça se réclame », précise Françoise Bouchet-Saulnier.

    Afin de tenter remédier à cette faille, le CICR et la Suisse mènent depuis 2012 des consultations avec les Etats et des représentants de services de santé dans l’optique de trouver des moyens de mieux faire respecter le droit humanitaire.

    Seconde faiblesse majeure du DIH, l’absence, jusqu’en 2002, avec le lancement de la #Cour_pénale_internationale, d’instruments permettant de sanctionner les violations du droit humanitaire lors de conflits internes. Pour autant, maintenant qu’un tel outil existe, son aspect à la fois coercitif et dissuasif rigidifie le DIH : « Le droit humanitaire s’est complexifié avec les tribunaux. Il est nécessaire de revenir à une application qui soit destinée à l’action et pas uniquement orientée vers la sanction », explique Françoise Bouchet-Saulnier. Par ailleurs, les premières années d’existence de la CPI n’ont pas montré beaucoup de résultats.

    • Pour rappel, les États-Unis et Israël (pour ne citer que ces deux pays) n’ont pas ratifié le Traité de Rome par lequel on devient membre de la CPI et la CPI est sous la tutelle du Conseil de sécurité de l’ONU qui peut interdire une enquête si ça lui chante.

    • Plus précisément,
      http://www.ipsnews.net/2014/08/israel-hamas-set-to-escape-war-crimes-charges

      Quigley said, “If a state is a party to the Rome Statute, then its nationals can be prosecuted in the ICC.”

      Israel is not a party to the Rome Statute that created the ICC.

      However , the ICC has jurisdiction based on the territory where a crime is committed. So if an Israeli commits a crime in a state that is a party, the ICC can prosecute that Israeli,” said Quigley, author of ‘Genocide in Cambodia and The Ruses for the War.’

      Beyond that, said Quigley, if a state is not a party but files a declaration conferring jurisdiction on crimes within its territory, then anyone who commits a crime in the territory of that state may be prosecuted.

      Par ailleurs,

      Ratner argued that the United Sates is too powerful and the chances of an ICC investigation, much less a prosecution, are remote. Even were the court by some miracle to launch an investigation, it would never, because of U.S. pressure, result in a prosecution. But this does not mean Palestinians and their allies should stop trying, said Ratner.

      “Every means to expose and hold Israel accountable and demonstrate the bias of our international system is important,” he added. “The effort is clearly terrifying Israel because Israel knows the criminality it is engaged in.”

      So, if the ICC is not really a means to hold Israel and the U.S. accountable, then efforts should be doubled to hold Israeli and U.S. officials accountable through universal jurisdiction in every national court of every state, he noted.

      Many countries have jurisdiction over war crimes and crimes against humanity no matter where committed and even if the perpetrator is not in the country.

      “The goal is to make Israel the pariah state it ought to be for committing these crimes, to make its officials unable to move outside the country and to ultimately send a message: Enough! It is saddening at this moment to see horrendous crimes committed hourly and watch the governments of many states stand by or enable,” he added.

      “Our hope to hold Israel accountable should be in the outpouring of opposition to these crimes by citizens throughout the world. Ultimately, the courts will need to act,” declared Ratner.

    • En fait ce n’est pas tout à fait ça, la CPI n’enquête pas sur des États mais sur des individus, c’est pour ça qu’elle a été créée. Je ne connaissais pas la loi l’invasion de La Haye mais apparemment c’est un truc spécifique aux États-Unis, ce n’est pas un traité international. Sinon, pour protéger ses ressortissants, les États-Unis ont imposer des accords bilatéraux avec tout un tas de pays avec des clauses qui interdisent qu’on portent plainte contre des citoyens américains.

    • Concernant Israël, pour qu’une plainte de Palestinien soit acceptée par la CPI, il faut que la Palestine en soit membre. C’est une des raisons pour laquelle il est important qu’elle soit reconnue par l’ONU. Ce que je regrette le plus, c’est que le principe de Compétence universelle ne soit pas appliqué. Selon ce principe (quelques articles des conventions de Genève ou un des protocoles, je ne sais plus) un criminel de guerre ou criminel contre l’humanité peut être jugé par n’importe quel pays quelque soit sa nationalité et cela concerne tous les pays sans exception.