Digression sur le zbeul
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Il dit : « Il sâagit de retrouver la mĂ©moire des anciennes rĂ©voltes, de sâen imprĂ©gner et de sortir des sentiers battus de lâĂ©chec programmĂ©. On ne gagnera que si on sâen donne les moyens, et il faudra investir beaucoup de soi. » Le camarade a les idĂ©es claires. Il est originaire de Marseille, syndiquĂ© Ă la CGT, carrĂ©ment basiste et « robin des bois ». La manif intersyndicale, câest un passage obligĂ©, mais il sait que ça se jouera ailleurs. Dans une prolifĂ©ration dâactions illĂ©gales, minutieusement programmĂ©es, audacieuses. Il parle de « grĂ©villa », et le mot lâenchante. Il a la quarantaine sportive, le port altier, le regard conquĂ©rant et un bĂ©ret noir genre Black Panther. Sur le large trottoir passe un groupe nourri, jeune et combatif de « RĂ©volution permanente » scandant : « GrĂšve gĂ©nĂ©rale ! GrĂšve gĂ©nĂ©rale ! » Comme sâil suffisait de la dĂ©crĂ©ter. « Les avant-gardes dâaujourdâhui sont les arriĂšre-gardes de demain. Bolchos un jour, bolchos toujours. Mais quâest-ce que Lordon est allĂ© foutre dans cette galĂšre ? », dit-il. Et de se rĂ©pondre Ă lui-mĂȘme : « Exister comme intellectuel organique ? Tu parles dâune perspective. » Ce type a tout pour me plaire.
Son truc Ă Mathias â on lâappellera comme ça â, câest le zbeul comme thĂ©orie, expression de la spontanĂ©itĂ© des masses, organisation mĂ©thodique du dĂ©sordre, multiplication des points de rupture. La Grande Java, en somme. Mathias ne se dĂ©finit pas comme activiste, se fout du Grand Soir comme de sa premiĂšre communion â quâil nâa dâailleurs pas faite. Il connaĂźt ses classiques. « PlacĂ© au bon endroit dans une bĂ©cane, un corps Ă©tranger, dit-il, peut avoir des effets miraculeux sur les cadences. » Et de mĂȘme attaquer des canalisations Ă la disqueuse, cramer des antennes 5G, couper des fils dâalimentation, manier en artiste la pince-monseigneur, câest dĂ©sarmer le systĂšme dâexploitation. Il dit « dĂ©sarmer », Mathias, pas « saboter ». Je lui demande pourquoi. « Parce quâil faut ĂȘtre malin », prĂ©cise-t-il, que le terme de sabotage a mauvaise presse et quâil est sans doute plus porteur, comme le font les « SoulĂšvements de la terre », de rĂ©actualiser des pratiques aussi anciennes que le mouvement ouvrier sans favoriser nous-mĂȘmes leur stigmatisation. Ă vrai dire lâargument ne me convainc pas vraiment, et pas davantage cette volontĂ© stratĂ©gique de dĂ©conflictualiser la pratique en la rendant plus acceptable. Mathias entend ma critique, mais sans en dĂ©mordre. « Si lâon ne pĂ©rit que dans la dĂ©fensive, il nâest pas interdit de penser lâoffensive de maniĂšre stratĂ©gique. Et, dâadmettre que les voies obliques sont parfois les plus directes. » Mathias a du rĂ©pondant.
Ă vrai dire, le zbeul, pour lui, câest comme un appel du lointain, une rĂ©activation de lâancienne mĂ©moire des luttes sauvages dâavant leur domestication politique ou syndicale. Le mouvement en cours, il en est convaincu, a dâabord dĂ©montrĂ© que la force du nombre et lâunitĂ© sont dĂ©sormais conditions non suffisantes pour vaincre un pouvoir qui ne veut pas cĂ©der. Câest en cela que lâĂ©vĂ©nement, par le glissement dâimaginaire quâil induit, marque dĂ©jĂ une date historique, celle qui ouvrira fatalement sur une reconfiguration de lâaffrontement puisant Ă dâarchaĂŻques formes de rĂ©sistance et en en inventant de nouvelles. Le zbeul favorise la prolifĂ©ration des expressions. Ă chacun la sienne, Ă la mesure de ses moyens. Tout ce qui sâest passĂ© de fort autour de ce mouvement â sur les piquets de grĂšve, dans les blocages, les occupations, certains ronds-points â a fait convergence autour de cette vieille idĂ©e de lâingouvernabilitĂ© de la rĂ©volte, de sa rĂ©invention permanente, de lâimagination quâelle nourrit et attise. Sans autre nĂ©cessitĂ© que celle de faire mouvement, lignĂ©e, trace. Au point que, sauf chez certaines vertueuses avant-gardes gauchistes du vieux monde, personne nâa jugĂ© bon de consacrer trop de temps Ă la critique inutile des vieux corps intermĂ©diaires stupidement mĂ©prisĂ©s par le pouvoir quand ils sont, par dĂ©finition et nature, sa derniĂšre roue de secours. Mathias est de ceux-lĂ . Il raisonne plutĂŽt quâil nâidĂ©ologise : « Les syndicats ont mobilisĂ©, dit-il, et plutĂŽt massivement. Câest dĂ©jà ça, et pour beaucoup câest grĂące Ă eux quâau cĆur des cortĂšges se sont tissĂ©es diverses connivences, quâont Ă©clos des rencontres, que sont nĂ©s des affects. Quand on nâest pas, comme câest mon cas, en rivalitĂ© sur des questions de boutique ou dâappareil, on fait corps commun avec sa classe. Quitte Ă sâĂ©manciper de la multitude syndiquĂ©e dĂšs que pointe une envie dâĂ©chappĂ©e sauvage. » Et ce ne fut pas rare au vu de la taille, tout Ă fait considĂ©rable, des cortĂšges de tĂȘte...
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