person:nikolaus geyrhalter

  • J – 129 : Ce matin en entrant dans l’ascenseur qui me conduit tous les matins au travail, je me suis fait la réflexion que c’était pour moi le dernier jour de l’année que je venais au travail, la semaine prochaine, la dernière de l’année, je suis en congé.

    Je suis généralement le premier arrivé à mon étage, aussi quand je sors de l’ascenseur je débouche sur un open space à la fois désert et plongé dans l’obscurité seulement trouée, par intermittence, par les écrans de veille des collègues analystes qui ont lancé avant de partir, la veille au soir, de ces requêtes de bases de données qui ont besoin d’une bonne partie de la nuit pour rendre à leur sondeur le fruit de telles recherches. Profitant d’un long apprentissage du temps de la photographie argentique, j’aime mettre au défi mon regard nyctalope et je m’installe à mon poste dans le noir.

    D’abord aveuglé par mon écran d’ordinateur, puis peu à peu, je plonge dans les premières tâches, je ne sais pas pourquoi mais cette obscurité alentour, sans parler du désert, sont pour moi extrêmement propices et c’est souvent que je parviens en une petite heure de travail, parfois un peu plus, mais souvent un peu moins aussi, à déblayer le terrain pour la journée. Ce matin rien de tel, je n’ai rien à faire qui soit urgent et la plupart de mes interlocuteurs habituels en plus de ne pas être encore arrivés, n’arriveront de toute manière pas, ils anticipent, apparemment c’est tout un travail, le réveillon du lendemain. Du coup je me fais un café, noir, dans le noir, que je bois en regardant le jour se lever sur le parc des Guilands sur les hauteurs de Montreuil et de Bagnolet partagées, en fait je regarde en direction du point où ont été tournés les premiers plans de l’Effet aquatique de Solveig Ansprach et dans cette abondance d’habituations, je peux plus ou moins deviner trois maisons amies. J’y vois comme un signe.

    En fait ce signe je me demande si je ne suis pas en train de le distinguer depuis le premier avril, depuis que je suis arrivé dans ce nouvel open space de la Très Grande Entreprise, à quelques encablures seulement de la Croix de Chavaux. Depuis le premier avril en effet, il n’est pas rare que je croise dans la rue, en chemin pour le café ou la pause méridienne, tel ou telle amis, telle connaissance lointaine, et cela fait plaisir de se voir, ou pas, et du coup de prendre un café, ou pas, depuis septembre j’ai eu l’occasion de déjeuner quelques fois avec Guillaume, discuter de la Petite fille qui sautait sur les Genoux de Céline ou encore de faire l’école buissonnière un vendredi midi pour regarder son film, dans une de ses ultimes versions de montage. Depuis l’automne c’est régulièrement que je donne des rendez-vous à quelques amis soit pour la pause méridienne soit à la sortie du travail et alors j’ai le sentiment de sortir de mon bureau pour me mettre vraiment au travail avec ces amis qui comme moi sont impliqués dans toutes sortes de projets. Alors comment ne serait-il pas tentant d’y voir comme un signe, que je suis comme ces prisonniers du film de Guillaume dans une prison devenue toute relative. Encore que.

    Au printemps j’ai même reçu des signes, que j’ai d’abord jugés inquiétants, de la part de la Très Grande entreprise, il était question de se débarrasser d’une partie du personnel et il était question que je fasse partie de cette partie du personnel, c’est étonnant le coup de fouet que cela m’a donné. D’ailleurs en plus de me faire entrevoir la possibilité d’une libération anticipée, cela m’a inspiré un récit, Élever des chèvres en Ardèche (et autres logiques de tableur) , dans lequel, par l’extrapolation de la fiction, j’ai tenté d’approcher cette idée d’une libération. Je ne sais pas d’ailleurs si j’y suis bien parvenu, je veux dire à me donner des pistes de réflexion, non, la fiction est sans doute venue brouiller davantage les pistes qui n’étaient déjà pas très clairement dessinées.

    Je ne suis pas doué pour les réveillons, d’ailleurs c’est tellement connu auprès de mes amis et de mes proches que nul ne songerait à m’inviter à une telle fête assuré que je viendrais tout gâcher, alors pensez, avec un tel manque d’entraînement, si j’ai la moindre chance de m’améliorer. Longtemps je travaillais en de telles occasions qui par ailleurs jour férié oblige étaient payées triple, surtout si c’était de nuit. Et j’étais souvent volontaire, d’autant plus que cela rendait parfois d’insignes services à des collègues qui auraient été de la baise, comme on dit à l’armée pour les tours de garde et pendant longtemps j’ai trouvé que mon travail de surveillance de forêts de serveurs et de processeurs était comme l’extension logique du service militaire. En général, mon réveillon à moi, tout du moins celui de la Saint-Sylvestre, commence vers 16 heures 30 et est tout à fait fini vers 17 heures, c’est dans cet intervalle de temps que je sors pour aller regarder les dernières lumières de l’année. Une fois la nuit tombée, je me moque pas mal du reste de la soirée. Il est même fréquent que je sois en fait couché avant minuit ce soir-là. Quand je me lève, j’ai un certain plaisir à parcourir les rues désertes du quartier, c’est un peu le même plaisir que de me déplacer dans un open space enténébré en étant le premier arrivé le matin, ou le travailleur de nuit - il n’en faut sans doute pas plus comme explication à mon goût ultime pour les images de Homo Sapiens de Nikolaus Geyrhalter.

    Et je ne dévoile rien de très étonnant si je dis que par ailleurs à la fois ma conception du réveillon, les dernières lumières du jour, cette première marche de l’année, sont en général pour moi l’occasion de réflexions amusées et pleines d’anticipation de ce que sera faite cette année qui commence tout juste, et de tenter des effets de miroir avec l’année qui vient tout juste de se clore. Par exemple la fin de l’année 2015 aura été l’occasion d’un curieux équilibre entre ce qui avait été plaisant dans cet année, pas grand-chose, si ce n’est le plaisir pendant une bonne partie de l’année de travailler à Février , l’émotion due à la naissance de la petite Sara, fille de Clémence et de Marco, mais aussi, comme pour beaucoup, celle, terrible, conséquemment aux attentats du 13 novembre 2015, et dans mon cas cette pensées préoccupante de devoir ma survie, et celle de mon amie Laurence, à un très fameux coup de chance, aidé en cela par une maladie de vieux, l’arthrose, d’où le récit éponyme. D’autres tracasseries, comme de devoir rencontrer et bavarder avec un cinquième Juge aux Affaires Familiales, l’agression dont j’avais été victime au travail (et qui me vaut ce changement d’ open space depuis le premier avril, pour être séparé de mes agresseurs - que je te les aurais foutus à la porte moi, mais, c’est heureux, personne ne m’écoute jamais moi - finalement cet incident, si minime soit-il, avait bien davantage de répercussions que je ne les aurais anticipées), la fin de ma relation amoureuse avec B., tout cela cumulé, c’est le mot, faisait que j’étais tout de même chargé d’espoir pour ce qui était de l’année, à venir, celle finissante désormais, 2016.

    Et je comprends bien comme je suis expéditif en souhaitant déclarer le plus tôt possible la fin de cette dernière année, c’est qu’il s’y est passé quelque chose de très heureux, mon roman Une fuite en Egypte a trouvé un éditeur, et tel un enfant qui piaffe en attendant qui, la fin de la semaine, qui, l’arrivé éminente des grandes vacances, je voudrais déjà être au premier mars, date de la sortie du livre.

    Il n’empêche seul dans l’ open space qu’un jour gris et timide commence à éclairer sans violence, ni couleurs excessives, réalisant que c’est le dernier jour de l’année que je passe dans ce dernier, j’anticipe un peu cette fin d’année et me pose la question de savoir si à cette époque-là de l’année 2017 je serais encore assis sur ce siège à cinq roulettes - ce dernier doit souhaiter que non, il a la vie nettement plus dure que son collègue qui ne supporte que ma nouvelle collègue, d’ailleurs est-ce que je ne devrais pas profiter de l’ open space désert pour permuter nos deux sièges, voilà qui est fait, le tour est joué - y serai-je donc encore assis ?

    I would prefer not to.

    Exercice #59 de Henry Carroll : Prenez une photographie qui ne peut être prise qu’aujourd’hui, pas hier ni demain.

    Réponse : il n’y a pas d’autres photographies que celles qui ne peuvent être prises qu’ajourd’hui, pas hier ni demain, sinon quel intérêt de prendre une photographie ? On dira que ce théorème, un peu personnel j’en conviens, et pas nécessairement destiné à la postérité, est ma théorie à moi de l’instant décisif, à ne pas confondre avec celle, dite de l’instant décisif également, d’un obscur photographe français tout gris.

    #qui_ca

    • @aude_v Comme toujours je lis ton article avec attention, cela me demande parfois une attention accrue, parce que ne sachant pas grand chose précisément des contextes que tu évoques, je suis tenu à une certaine forme d’extrapolation, tout en restant prudent pour me tenir éloigné des éventuels contresens. Chaque fois, il y a une partie de ce que tu écris qui emporte mon adhésion sans grand effort de ma part pour faire chemin vers ce que tu penses et écris. Et puis il y a toujours, une partie pour laquelle je suis parfois contraint de lutter contre des habitudes de penser qui sont les miennes, à ce titre je dois même te remercier tant il est souvent arrivé que je finisse par comprendre à la faveur de la lecture de tels passages des choses qui vraiment, je peux même en concevoir de la honte rétrospective, résistaient beaucoup à ma compréhension, voire mon acceptation.

      Mais ce denier article, ouille-ouille, j’ai beau le relire, je ne trouve pas son point d’entrée dans ce qui pourrait devenir une compréhension commune entre nous.

      Ce que tu décris des bienfaits du travail, et s’ils sont avérés te concernant, je m’en réjouis sans réserve, ces bienfaits me sont entièrement étrangers. Pour ma part si je parvenais à vivre avec beaucoup moins sans travailler, mon sang ne ferait qu’un tour, je ne travaillerais pas. Mais ici il faut que je précise, que le travail dont je parle pour le moment est celui rémunéré par un tiers, parce que cette possibilité de m’absenter d’un tel travail, ce serait, on le comprend j’espère entre les lignes, ce serait pour mieux me consacrer à un travail qui, lui, à défaut de me nourrir, me nourrit, comprendre, de faire en sorte que la pitance, la mienne et celle de mes enfants, soit assurée, versus me nourrir intellectuellement, tout du moins de me donner des gratifications, parce qu’il arrive, en de rares occasions que ces gratifications personnelles viennent en récompense d’un travail non intellectuel, manuel disons pour simplifier.

      Or, sur ce point, je vois bien comment toi et moi différons sur un point fondamental, au delà du fait que chômeuse, quand tu l’étais, tu ne désirais rien tant que ce dont j’aimerais m’extraire à tout prix, l’ open space et le bruit de Windows qui démarre dans les odeurs du café en gobelet désormais en carton, open space, Windows et gobelet, que je ne peux plus du tout supporter, même si j’ai bien compris que tu forçais le trait pour bien faire comprendre à quel point l’absence de travail c’est la mort au point que l’on puisse désirer le bruit du démarrage de Windows . Pour toi, est solidement chevillée au travail rémunéré la possibilité d’accomplissements collectifs, quand ils ne sont pas communs, et alors là je suis subjugué que ce soit dans le travail rémunéré que tu espères de tels accomplissements et il me faudrait alors des dizaines et des dizaines de pages d’exemples pour te montrer à quel point le travail pour moi c’est ce que tu décris très bien en une seule ligne :

      Il semble normal de se faire relancer pendant trois mois ou plus pour une tâche qui prendra deux heures et qui en attendant bloque tout un chantier.

      Et c’est d’autant moins compréhensible, cette attente de ta part, pour moi, que je suis l’employé d’une société qui compte presque un demi million d’employés de par le monde et qui vend mes services à une entreprise du CAC40, autant dire qu’étant payé un SMIC et demi, je suis rarement ému quand mon employeur se vante de ses accomplissements ou encore quand son client pareillement manifeste son contentement dominateur en parts de marché. Dans de telles conditions, ce que je remarque aussi pour ce qui est du fonctionnement collectif c’est que la nocivité managériale s’appuie beaucoup sur la propension collective des uns et des autres à ne pas raisonner de façon très collective, au point qu’après des années et des années pendant lesquelles le management s’est réjoui d’un comportement aussi peu louable, il est désormais ennuyé que cela grippe un peu ses mécanismes de la productivité et c’est limite si on ne ferait pas entrer des entraîneurs de rugby pour réapprendre les règles les plus élémentaires de la poussée collective dans la même direction, et le même sens. Et je dois avoir l’esprit bien retors pour me réjouir que cela ne fonctionne pas bien quand même, en dépit de l’entraîneur de rugby.

      Forcément en respirant tous les jours un air aussi vicié, tu penses si je suis heureux tous les soirs de retrouver la paix relative de mon home, tout du moins son aimable désordre, sa chaleur humaine, la turbulence enfantine et le soir, plus tard, la solitude de mon garage pour tenter d’œuvrer à de moins sinistres besognes. Et à vrai dire, puisque @reka se posait la question de savoir quel genre de produits je prenais pour avoir une telle production écrite, je dois faire l’aveu qu’il m’arrive quand même de temps en temps de profiter que les rouages de la Très Grande Entreprise soient grippés (tu n’imagines pas à quel point cette notion de chantier bloqué pendant trois mois par une tâche dont l’exécution ne demanderait pas plus de deux heures à la personne à laquelle elle est demandée, à quel point cette description m’est familière) pour jeter quelques notes écrites dans un fichier texte, et si je ne faisais pas cela, ce qui est désormais possible dans l’ open space dans lequel je respire les miasmes collectifs de l’air conditionné, ce qui ne l’était pas les trois dernières années, et alors je peux témoigner que le bore-out ce b’était pas une vue de l’esprit : il est incroyablement fatigant de s’ennuyer.

      Bref tout ce que tu décrtis d’un certain bonheur à retrouver le bruit de Windows à l’heure du café du matin en open space, je suis capable de m’en réjouir pour toi que j’apprécie, mais j’ai du mal à le comprendre au point de me demander, de te demander, tu es sûre ?

      Et puis arrive un léger vacillement de ma part dans mes certitudes anti travail rémunéré, et au contraire ma véritable appétence pour un travail fort solitaire, je remarque quand même que mes moments de plus grande réalisation ont eu lieu dans des projets collectifs, travailler avec Alice, @fil et @mona, et un peu @reka aussi, sur le fameux numéro 109 de Manière de voir , ou encore le spectacle Formes d’une Guerre et désormais sur son petit frère, Apnées en trio avec Dominique Pifarély et Michele Rabbia, ou encore ce que je perçois en ce moment de travail collectif en amont de la sortie d’ Une Fuite en Egypte me laisse penser que oui, il peut y avoir des bonheurs supérieurs, je me désole cependant qu’ils soient si rares, l’exception en somme, et dans ton cas, accompagnés du bruit de Windows .

      Alors, bon courage l’amie ! Vivement.

    • En général, mon réveillon à moi, tout du moins celui de la Saint-Sylvestre, commence vers 16 heures 30 et est tout à fait fini vers 17 heures, c’est dans cet intervalle de temps que je sors pour aller regarder les dernières lumières de l’année. Une fois la nuit tombée, je me moque pas mal du reste de la soirée.

      C’est marrant ça me fait penser à la façon dont je vis cette période. Mon réveillon à moi c’est le matin du solstice d’hiver, si possible dans un lieu dégagé et silencieux, et puis une fois baigné un moment dans ces premières lumières nouvelles, les jours suivants m’importent assez peu en tant que tels.

    • @koldobika Et dans un genre assez voisin, quand on passe d’une période à une autre, d’une saison à une autre, je me demande souvent, de façon un peu inquiète, si, en été si j’ai suffisamment profité des fruits rouges, en automne si j’ai suffisamment pris de photographies des canopées, en hiver si j’ai suffisamment hiberné et au printemps, si j’ai suffisamment aéré ma chambre de cet air tellement libre d’avril. Et ces questions sont bien plus mes rythmes que quoi que ce soit d’autres finalement, tout du moins mes repères. Quand les enfants seront plus grands, voleront de leurs propres ailes, je pense que je serai assez heureux de pouvoir abandonner tous les autres repères que je trouve factices finalement.

    • @aude_v et @koldobika Je reprends de nombreux des textes de la rubrique #qui_ca dans un projet de texte plus vaste (dont je ne connais pas encore la ou les destinées finales), je me demandais, en dehors des considérations de copyleft , si l’une et l’autre vous accepteriez que je reprenne vos contributions dans ce signalement de seenthis (en précisant clairement que vous en êtes les auteurs ? Dites-moi. Et c’est possible d’en discuter par mail (pdj arotruc desordre.net)

    • En apprenant les sciences cognitives, je trouvais l’éloignement aux psychologies thérapeutiques très réconfortante. Pouvoir expliquer des comportements non pas à partir des inférences et des ressentis, mais à partir de l’anatomie fonctionnelle.
      En tout cas, concernant le #boreout et le #burnout, voici une approche neurologique légère mais convaincante :
      https://youtu.be/TQ0sL1ZGnQ4


      C’est marrant, mais les sciences cognitives avancent à grand pas et trouvent souvent ce qui était pressenti mais pas démontré il y a 15 ans. Grâce à l’évolution des techniques.

  • J – 184

    Un film paradoxal
    Un documentaire de science-fiction
    Un film dans lequel il ne se passe rien, mais de façon fascinante
    Un film politique sans aucune parole échangée
    Un manifeste muet
    Un film sans surprise qui n’en finit pas de surprendre
    Un film qui représente quelque chose que personne ne pourra voir
    Un film apocalyptique sans aucune scène d’action
    Un film catastrophe sans le moindre bruit
    Un film humain sans la moindre figure humaine
    Un film historique sans le moindre fait, sans le moindre événement.
    Un film muet aux très nombreuses réflexions.
    Un film sans le moindre individu dedans et qui tend un miroir au spectateur.
    Un film dont la clef de compréhension est contenue seulement dans le titre du film.
    Un film de voyage sans le moindre mouvement.
    Un film avec des images magnifiques représentant un immense gâchis, des choses laides.
    Un film qui est déguisé en séquenceur, mais dans lequel les infimes mouvements sont importants
    Un film qui n’est d’emblée pas un film
    Un film devant lequel on peut se retrouver fort seul, notamment dans la salle de cinéma.
    Un film à propos de la mort, pas une trace de cadavre
    Un film à propos de la nuit des temps, en plein jour
    Un film dramatique sans acteur
    Un film documentaire sans objet
    Un film d’une grande beauté mais laquelle est futile.
    Un film à propos des images quand ces dernières n’ont plus de spectateurs.
    Un film à propos de l’humanité toute entière avec une dizaine de noms au générique.
    Un film musical en son direct
    Un film poignant sans personnages
    Un film ni triste ni joyeux, un film neutre.
    Un film à propos du jugement dernier, sans jugement. Sans juge aussi. Ou alors soi-même. Et n’être que son propre juge.
    Un film philosophique, sans concept.
    Un film qui ne nous dit pas que nous allons tous mourir un jour, un film qui nous dit que nous sommes tous déjà morts.

    Homo Sapiens de Nikolaus Geyrhalter

    Exercice #24 de Henry Carroll : Utilisez l’ouverture pour saisir la mélancholie.

    #qui_ca

    • @reka, merci. En fait, on pouvait encore voir ce film la semaine dernière dans quelques cinémas bien intentionnés de la région parisienne, je constate aujourd’hui qu’il n’y a plus qu’au MK2 Beaubourg et pas à toutes les heures non plus.

      Il faudrait regarder si ce n’est pas téléchargeable quelque part. En tout cas c’est un film à peine croyable. Et qui, soit dit en passant, passe par quelques endroits fantômatiques bien connus des seenthissiens, je ne sais plus quel est le tag justement pour de tels endroits (parfois signalés par toi)

    • Le nouveau documentaire réalisé par Nikolaus Geyrhalter reprend un dispositif qu’il a déjà proposé notamment dans Notre pain quotidien, il y a presque dix ans : un enchaînement de plans fixes de quelques dizaines de secondes chacun, sans illustration musicale ni commentaire surajouté, de lieux emblématiques du sujet traité. Si le film de 2007 avait pour thème la production alimentaire à notre époque, et notamment son caractère résolument industriel, celui titré Homo Sapiens semble au premier abord pencher du coté des vanités, ce type particulier de nature morte où sont évoqués le temps qui passe et la fragilité de la vie humaine.
      L’absence de musique ou de commentaire ne signifie pas pour autant que l’aspect sonore du documentaire soit négligé. Bien au contraire, c’est avec une attention particulière – et des moyens techniques sophistiqués – que nous sont restitués les ambiances acoustiques de chaque lieu visité. C’est donc aussi avec le son qu’est mis en relief ce mélange paradoxal d’absence et de présence qui semble habiter chacun des plans. Par ailleurs, si ces plans sont fixes, ils ne sont pas pour autant figés et nous n’avons pas affaire à un simple diaporama. Les légères ondulations à la surface d’une flaque, les mouvements provoqués par le vent ou le passage d’animaux plus ou moins incongrus, tous ces éléments situent bien chaque plan dans un écoulement du temps, mais aussi dans un temporalité étrange et, il faut bien le dire, parfois inquiétante.
      Car, si l’on peut faire référence aux vanités, c’est cependant avec un bémol de taille : ce n’est pas le caractère éphémère de la vie humaine individuelle qui est évoquée, mais celui de toute une civilisation aujourd’hui globalisée – et pas tant celui du genre humain en général comme pourrait le laissait penser le titre, ou alors sur un mode très ironique. La perspective apocalyptique qui suinte des tableaux présentés n’est pas une figure de ce qui est à venir, mais bien de ce qui est déjà là : tous les lieux visités par Geyrhalter sont des ruines contemporaines, des marqueurs non pas de formes de vie révolues, mais de l’obsolescence en soi inscrite dans les ressorts profonds de la dynamique capitaliste. De sorte qu’il émerge aussi une forme de sérénité à la vision de ce film, comme une promesse que l’histoire pourra enfin redémarrer quand ce monde se sera chargé d’effacer lui-même ses traces vaines.

      Vaines traces paru dans les Lettres françaises de novembre 2016

  • Critique de Homo Sapiens de Nikolaus Geyrhalter : : Homo Sapiens : : FilmDeCulte
    http://www.filmdeculte.com/cinema/film/Homo-Sapiens-6096.html

    Après « Notre Pain Quotidien » qui était déjà d’une grande beauté esthétique, sur l’industrialisation alimentaire, voici que ce réalisateur fait un film autour des lieux abandonnés. Ça semble tout aussi magnifique.

    https://www.youtube.com/watch?v=2oOjYjNUrms

    Il y a dix ans, l’Autrichien Nikolaus Geyrhalter (lire notre entretien) traitait déjà de déshumanisation en marche avec Notre pain quotidien, documentaire cauchemardesque sur l’industrie alimentaire. Dans l’ironiquement nommé Homo Sapiens, il est littéralement question de déshumanisation : le film consiste en une succession de plan d’endroits abandonnés par l’homme. Ce ne sont pas seulement des lieux « vides », comme une forêt sans âme qui vive. Ce sont des endroits où demeurent des traces de l’humanité, de la civilisation, mais qui ont semble t-il été oubliés par le monde entier. De Fukushima à Nagasaki, de l’ex-Union Soviétique aux bois jolis d’Autriche, Geyrhalter a posé sa caméra dans des lieux qui hier encore vivaient, et qui aujourd’hui ne semblent à première vue qu’accueillir quelques piafs et crapauds.

    #ghost_town #Nikolaus_Geyrhalter

  • Le triomphe de la technique sans culture et de la rationalité du rendement... Un monde suffocant, clinique, productiviste désincarné, et déshumanisé !
    Cela donne une résonance vide et glaciale dans notre rapport à ce que nous produisons.
    Le film est suffocant, esthétisant jusqu’à l’excès mais le résultat est fascinant comme pris dans une spirale ou ce que l’on nous donne à voir n’est rien d’autre que le monde tel qui se construit et s’impose à tous ?

    Notre pain quotidien(2007) un film documentaire de Nikolaus Geyrhalter
    http://www.dailymotion.com/video/xfuup9_notre-pain-quotidien-1-5_news?search_algo=2

    Une analyse du documentaire par Cédric Mal
    http://cinemadocumentaire.wordpress.com/2011/02/10/notre-pain-quotidien-nikolaus-geyrhalter

    La #production #alimentaire #industrielle, cela va de soi dans nos #sociétés #modernes, connaît ce qu’il se fait de mieux en matière technologique. Question de #rentabilité #économique. Nikolaus Geyrhalter s’équipe aussi de ce qu’il se fait de mieux de matériel numérique Haute Définition pour dépeindre en de puissants tableaux ces lieux étranges, beaux et horribles à la fois, dans lesquels se fabrique chaque jour #notre_pain _quotidien. Des #élevages de poulets aux #abattoirs, des #serres aux #usines de #conditionnement de #fruits, c’est l’intégralité du #processus de #transformation #alimentaire qui défile dans ce #film dénué de commentaires et d’interviews.
    A l’extérieur, le grand angle systématique laisse le champ libre à l’horizon pour composer des #plans terriblement ouverts. Le #cinéaste filme des #paysages monumentaux qui s’étendent à perte de vue et de nuit. Les usines, vastes et #futuristes ensembles lumineux, semblent #irréelles. On pénètre souvent dans ces endroits en plongée, et les choses n’en deviennent que plus indiscernables. Les #vaches ne ressemblent à des vaches et les #cochons à des cochons qu’après un temps de minutieuse observation. Un temps où nos yeux se promènent, incertains, à la recherche d’éléments de compréhension et de discernement. La longueur des plans-séquences laisse généralement advenir les frémissements d’un mouvement qui participe à l’éclaircissement de ces énigmes visuelles. Ce suspense figuratif, soutenu par la beauté des lumières et la #picturalité de certaines #images, agit comme un principe #esthétique maintenant l’intérêt tout au long du film.

    http://www.dailymotion.com/video/xfv0oz_notre-p-in-quotidien-2-5_travel

    Formellement, la #composition #plastique enferme souvent le spectateur dans une effroyable sensation claustrophobique. Les lieux, couloirs de la mort #animale ou allées d’#arbres fruitiers, sont représentés au travers de #cadres #cloisonnés qui focalisent le regard. Un point de fuite central et une profonde perspective structurent les images bordées de #chair ou de #nature d’où on ne peut s’échapper. Le parti pris formel opère également en plein champ, par exemple dans ce plan directement puisé dans la La Mort aux trousses : un avion entre puis sort du plan avant de venir épandre son liquide face #caméra. Le #spectateur, là encore, est pris au piège de la #représentation, dans une position de victime.

    http://www.dailymotion.com/video/xfv22v_notre-p-in-quotidien-3-5_travel?search_algo=2

    Dans son film, Nikolaus Geyrhalter soulève un rapport déshumanisé à la nature. Il décrit un monde sans paysan, égalisant par de subtiles analogies les hommes, les machines et les produits. Le roulement des œufs sur le tapis est le même que celui des pommes dans leur bassin, le déplacement des porcs vers l’abattoir n’est pas sans évoquer le ballet des hommes dans les couloirs, et la batteuse de la moissonneuse effectue la même course que l’éolienne.

    Quand la caméra s’embarque sur les tracteurs, elle s’attarde autant sur l’homme que sur l’engin agissant. A terre, lorsque le cinéaste suit des figures humaines dans leur labeur, ce sont des outils assujettis à l’industrie qu’il filme. Peu de différences entre l’homme qui sélectionne les poulets armé de son bras aspirant et le tracteur qui déploie lui aussi ses bras pour fertiliser le sol. Il n’y a pas de personnages, d’ailleurs, dans ce documentaire : les figures humaines, automatisées et muettes, ne sont pas incarnées. A l’heure de la pause, les employés dégustent leur pain quotidien. Si l’humanité devient alors figurativement centrale, le langage, lui, reste absent.

    http://www.dailymotion.com/video/xfvicy_notre-p-in-quotidien-4-5_school?search_algo=2

    (...)

    Description des fermes modernes ou critiques de l’industrie agroalimentaire : le film, universel dans sa forme, est construit de telle manière qu’il laisse chacun faire son choix. Petit à petit, on peut simplement se renseigner sur la cueillette des olives ou sur l’histoire de l’élevage-abattage des porcs. La composition chronologique qui établit des chaînons didactiques entre certains plans va en ce sens. On peut aussi s’insurger devant les souffrances animales. La progression dramatique vers l’horreur (figurative) l’autorise : à mesure que le film avance, le sang se déverse de plus en plus abondamment et le rouge inonde bientôt la représentation des exécutions bovines difficilement soutenables.

    http://www.dailymotion.com/video/xfvinx_notre-p-in-quotidien-5-5_lifestyle?search_algo=2

    #Nikolaus_Geyrhalter #Productivisme #Mondialisation #Capitalisme
    #Documentaire #Vidéo