François Isabel

Ni dieu, ni maître, nirvana

  • A moins de 30 ans, leur corps déjà abîmé par le travail : « Ça a quelque chose de déprimant de se rendre compte qu’on est toute cassée si jeune »
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    Des salons de coiffure aux entrepôts de logistique, de jeunes travailleurs et travailleuses racontent les douleurs physiques qui envahissent leur quotidien.

    Par Alice Raybaud
    Publié aujourd’hui à 06h15, modifié à 17h04

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    Désormais, chaque matin, Léa Ruiz revêt tout un attirail. Positionner un masque FFP2 sur le visage, enfiler une paire de gants en latex. Sur son agenda personnel, toujours avoir un rendez-vous chez le kiné programmé à court ou moyen terme. A 32 ans, elle n’a pas le choix si elle veut alléger les troubles physiques qui pèsent sur elle après neuf années en tant que coiffeuse.

    Les premières douleurs sont survenues très tôt, dès ses périodes de stage. Dans les salons de grandes chaînes où la jeune apprentie coiffeuse officiait – debout toute la journée et soumise à une « cadence effrénée » –, son dos a commencé à lui faire mal. Puis ses poignets et ses épaules, à force d’enchaîner les Brushing coudes relevés et sèche-cheveux à la main, et enfin ses jambes, en raison du piétinement continu. « Au début, ça s’en allait, avec du sport ou des séances de kiné. Et puis ça s’est installé, et c’est devenu des douleurs constantes », raconte Léa Ruiz. A l’orée de la trentaine, un eczéma envahit ses mains, abîmées par les shampooings, suivi de violents maux de tête, liés à l’inhalation quotidienne des produits de décoloration.

    Depuis 2020, elle a quitté l’industrie des salons de coiffure « à la chaîne » et a monté une coopérative avec d’autres collègues, décidés à penser une organisation du travail plus respectueuse : Frange radicale, à Paris, où les coiffeurs essaient de prendre davantage leur temps pour chaque coupe. Mais la jeune femme traîne toujours ces séquelles physiques, qui s’aggravent d’année en année. « Je ne vois pas bien combien de temps je vais pouvoir encore tenir comme ça », confie-t-elle.

    « Usure prématurée »

    Dans de nombreux secteurs, en particulier peu qualifiés, des jeunes travailleurs et travailleuses subissent, avant même la trentaine, les impacts précoces de leur activité professionnelle. Des domaines comme la logistique, le BTP, la vente, la restauration, l’esthétique – souvent essentiellement soit féminins, soit masculins – sont marqués par un même turnover, symptomatique de milieux qui essorent les corps en un temps record.

    Si les métiers en question sont caractérisés par une pénibilité intrinsèque, les jeunes entrants sont particulièrement exposés à ce que les chercheurs appellent une « usure prématurée » en raison de la nature des emplois qui leur sont attribués. Souvent en intérim ou en CDD, ils passent en coup de vent, découvrant à chaque contrat un nouvel environnement de travail, auquel ils ne peuvent s’adapter pleinement. Et où on leur confie souvent les tâches les plus harassantes, dont les manutentions les plus lourdes et contraignantes, comme le souligne un rapport du Centre d’études de l’emploi et du travail de 2023.

    Marc (qui n’a pas souhaité donner son nom de famille), ajusteur-monteur de 25 ans, enchaîne depuis ses 19 ans les contrats d’intérim dans des usines d’automobile et d’aéronautique. Il a commencé par du travail de nuit, puis des horaires en trois-huit. « J’ai grandi dans une famille monoparentale, tout le temps avec des galères d’argent. Alors, quand j’ai vu qu’avec ce type d’emploi je pouvais toucher 2 000 euros plutôt que le smic, en tant que non-qualifié, j’ai dit oui direct. C’est un appât pour les jeunes comme moi qui cherchent à tout prix à sortir de la misère », raconte le jeune homme, passé auparavant par la vente et la restauration, « par défaut, après le refus de [ses] vœux d’études supérieures sur Parcoursup ».

    Mais avec ses horaires atypiques couplés au port de lourdes charges et un environnement de travail bruyant, il voit son corps – et son mental – s’écrouler. « C’est comme si j’étais constamment en retour de soirée, avec des difficultés à respirer, une arythmie cardiaque, l’impossibilité de trouver le sommeil. Ce rythme te détruit tout », explique Marc, qui souffre aujourd’hui de plus en plus d’une scoliose, et dont les bras et les poignets sont congestionnés à force des gestes répétés à l’usine.
    Douleurs et blessures

    Concernant en grande partie les plus jeunes, le travail de nuit aggrave tous les impacts physiques. « Certaines expositions, par exemple aux produits dangereux, font davantage de dégâts la nuit, car le corps ne les accueille pas de la même manière, et s’abîme plus vite et parfois de manière durable », observe le chercheur Serge Volkoff, spécialiste des relations entre l’âge, le travail et la santé.

    Plus d’un quart des 15-24 ans sont aussi contraints, à leurs débuts, à de l’emploi à temps partiel. « Or, ce recours au temps partiel les expose aux plus grandes pénibilités physiques et mentales », observe Anaïs Lehmann, doctorante en sociologie, qui rédige une thèse sur les travailleuses de la vente de prêt-à-porter. Dans ce secteur, le temps partiel est utilisé pour placer les jeunes aux moments de fortes affluences. « Des périodes où elles doivent soutenir une cadence élevée, debout, avec l’impossibilité de circuler correctement dans les rayons ou en réserve. Nombre d’entre elles se retrouvent avec des épaules bloquées, des douleurs aux pieds ou même des hernies discales », constate la chercheuse.

    Ces douleurs et blessures ont d’autant plus de probabilité de survenir que les jeunes connaissent moins, « du fait de leur inexpérience, les gestes de prudence, pour bien se positionner et éviter de se faire mal », constate Serge Volkoff. Si bien qu’ils se trouvent particulièrement exposés aux accidents graves et mortels au travail : trente-six travailleurs de moins de 25 ans n’ont pas survécu à un accident du travail en 2022, selon la Caisse nationale d’assurance-maladie.

    Leur statut précaire – de plus en plus fréquent et long en début de carrière – les installe aussi « dans une position de fragilité qui rend compliqué de s’opposer à leur employeur, ou d’user d’un droit de retrait quand ils se sentent mis en danger », ajoute Véronique Daubas-Letourneux, sociologue à l’Ecole des hautes études en santé publique. L’enjeu de s’extraire de cette précarité pousse d’ailleurs les jeunes à « mettre les bouchées doubles pour faire leurs preuves, sans pouvoir écouter les premiers signes de dégradation physique », pointe l’ergonome Jean-Michel Schweitzer.

    « Si tu ne vas pas assez vite, c’est simple, on ne te rappellera pas. Ça, tu l’as tout le temps en tête », témoigne ainsi Pierre Desprez, 26 ans, intérimaire pendant des années dans des entrepôts de logistique, où sa situation ne lui permettait pas de recourir aux gestes ou aux matériels de protection. « Quand tu as une cadence à respecter, tu ne peux pas toujours attendre ton binôme pour porter une charge lourde, alors tu t’y mets seul, quitte à t’esquinter le dos, explique le jeune homme, titulaire d’un CAP boulangerie et pâtisserie, secteur qu’il a quitté en raison d’une allergie à la farine, maladie fréquente chez les boulangers. En ouvrant des cartons, on s’entaillait aussi souvent les mains. Enfiler les gants de protection, puis les retirer, c’était prendre trop de retard. » Aujourd’hui ouvrier dans la métallurgie, Pierre connaît la même urgence, traduite désormais par des mains « pleines d’échardes de métal ».

    « Management du chiffre »

    Débuter dans ces secteurs, où la manutention est très présente, ou dans certains métiers d’artisanat signifie aussi devoir se plier à « une culture de l’effort et de la souffrance physique, raconte la coiffeuse Léa Ruiz. Plus tu vas te faire mal, plus ce sera dur, plus tu vas être valorisé ». La sociologue Diane Desprat, qui a étudié le milieu de la coiffure, a bien constaté que « toute manifestation de douleur chez l’apprentie ou la jeune salariée y est souvent pensée comme une manière d’apprendre le job, avec l’idée ancrée que le métier “rentre” par le corps ».

    Dans la restauration depuis ses 20 ans, Léa Le Chevrel se souvient, lors de ses débuts comme commis, s’être « usée le dos à porter des trucs super lourds, malgré [son] petit gabarit pour prouver qu’[elle] avai[t] [sa] place ». Aujourd’hui, le corps épuisé bien que toujours passionnée par le métier, « j’essaie de refuser de porter seule tel ou tel élément qu’on devrait soulever à deux, mais c’est mal vu. Tout comme le fait de prendre des arrêts maladie, tabou ultime de notre métier », explique la femme de 26 ans.

    Elle qui est passée par de nombreuses structures se rend compte que « bien des choses pourraient être faites de façon plus ergonomique, [s’il y] avait le matériel adapté, ou si seulement on se préoccupait de ce qui se passe dans les cuisines ». Mais « personne ne vient nous parler d’ergonomie et, quand on voit la médecine du travail, on nous rétorque que ces douleurs font partie du métier, que c’est normal », ajoute-t-elle.

    Bien souvent, ne pas être permanent dans les entreprises empêche aussi ces jeunes de bénéficier d’un suivi préventif. « Les directions se disent qu’avec le turnover élevé, ces jeunes ne restent pas longtemps, et donc qu’elles n’ont pas besoin de se préoccuper de leur ergonomie sur le long terme… sans comprendre que c’est aussi cette pénibilité qui renforce le phénomène de turnover », souligne la chercheuse Anaïs Lehmann.

    « Même en école, on n’a toujours pas beaucoup de cours [de prévention], remarque Lou-Jeanne Laffougere, apprentie paysagiste de 18 ans, qui souffre déjà du dos et des bras. On se débrouille un peu seuls pour trouver les bons gestes. » Cependant, Serge Volkoff observe que, même si la France est toujours « la mauvaise élève européenne en termes de pénibilité », le sujet de l’usure prématurée commence à être pris en compte : « Aujourd’hui, des employeurs font vraiment des efforts, des services de santé au travail arrivent à être proactifs sur ces enjeux. Ce qui n’est pas toujours simple, car économiser les plus jeunes sur les tâches les plus pénibles, par exemple, veut aussi dire moins préserver les anciens. »
    Lire aussi l’enquête : Article réservé à nos abonnés Face à l’intensification du travail, les jeunes plongent dans un malaise profond : « Je m’enfonçais dans le travail, je n’avais plus de distance »

    A cela s’ajoute un autre phénomène : les jeunes débutent dans un marché du travail aujourd’hui marqué par une forte intensification, guidée par un « management du chiffre », qui éreinte encore davantage les corps. A 18 ans, Cloé commence sa vie professionnelle dans des chaînes low cost d’esthétique. « Il y avait une pression du “toujours plus” : c’était du travail à la chaîne, de l’abattage, où la cliente, qui vient sans rendez-vous, est reine. Avec ce rythme, impossible de bien se positionner pour s’économiser, se souvient la Toulousaine de 26 ans. Toutes mes vacances étaient dédiées à me remettre physiquement, je ne pouvais même plus aller faire du VTT avec les copains. »
    Incidences morales

    Bien vite, les conséquences physiques envahissent le quotidien, des douleurs chroniques aux séquelles liées à des accidents du travail. Le coût n’est pas uniquement physique. Léa Le Chevrel investit une partie substantielle de son salaire dans de l’ostéopathie, des massages, du yoga, ou encore de la literie haut de gamme, « pas par confort, mais par nécessité ».

    Les incidences sont aussi morales. « Ça a quelque chose de déprimant de se rendre compte qu’on est déjà toute cassée si jeune », confie Léa Ruiz qui, comme toutes les personnes interrogées, peine à imaginer un horizon professionnel. La sociologue Anaïs Lehmann ajoute : « Les jeunes de mon enquête rapportent que cette pénibilité et ses conséquences en viennent à générer des conflits conjugaux, des tensions personnelles. Mais sans savoir comment trouver une échappatoire, en raison de leur faible niveau de diplôme. »

    Le jeune ouvrier Marc, à bout, cherche à quitter ce secteur trop pénible, bien que ce soit « difficile avec seulement un niveau bac ». Il envisage malgré tout de se lancer dans une formation certifiante pour trouver un emploi de bureau, idéalement dans l’informatique. Sans perspective pour accéder à un emploi moins éreintant, Pierre Desprez, lui, dit éviter de se projeter dans l’avenir : « Parce que, honnêtement, ça me fait trop peur. »

    Alice Raybaud