• CIP-IDF > Misère de la sociologie I : Pierre-Michel Menger, le « travail créateur » et « l’intermittence comme exception »
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    Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, Pierre-Michel Menger accomplit la prouesse de traiter des concepts de travail et de « travail créateur » sans jamais nommer le capital.

    Il y a toujours eu du « travail », mais dans les sociétés précapitalistes le concept de travail n’existe pas, car ces sociétés découpaient le monde et ses activités de façon absolument différente. Ce n’est qu’avec l’avènement du « capital » que le travail a été conceptualisé, disséqué, analysé sous toutes ses coutures. Faire du travail une entité autonome, autoréférentielle, de production d’œuvres et de réalisation de soi [1], indépendamment de sa relation avec le capital, c’est opérer une dépolitisation radicale. Cela revient à passer sous silence la spécificité de la relation capitaliste : pour accéder à l’argent et donc à un revenu les « artistes » eux-mêmes doivent « se vendre » sur le marché, à un patron, aux industries culturelles, à l’industrie du tourisme ou à la finance.
    À qui ne prenait en compte que le contenu du travail et, comme la social-démocratie, en faisait « la source de toute richesse et de toute culture », Walter Benjamin objectait que l’homme qui ne possède que sa force de travail ne peut être que « l’esclave d’autres hommes [...] qui se sont faits propriétaires ».

    Aucun travail, même créateur, ne pourra contourner cette relation de pouvoir qui affecte inévitablement ses contenus et ses modalités d’exercice.
    P-M. Menger célèbre la liberté, l’autonomie, la singularité du travail créateur au moment où, précisément, elles sont attaquées, réduites, reconfigurées, normalisées, notamment dans les professions intellectuelles. Dans l’université, dans la culture, dans la recherche, terrains privilégiés par Menger pour l’analyse du travail créateur, les professions sont en train de perdre la maîtrise de leur savoir-faire, le contrôle des modalités de production et d’évaluation (cette « expropriation » est, depuis toujours, le signe qu’un processus de prolétarisation en cours [2]). Félix Guattari interprète ainsi l’utilisation inflationniste du concept de création (les industries créatives, le travail créateur, la classe créative, le travail cognitif, les créatifs de la pub, de la mode, etc. ) : « L’appel incessant à la créativité est un mot d’ordre obsessif, car la créativité s’éteint partout […] de là l’appel désespéré à la créativité […]. Vous évoquez les cellules de créativité dans l’industrie : c’est que précisément le laminage de la subjectivité est telle, dans la recherche, parmi les cadres, etc. que cela devient une sorte d’urgence vitale pour les entreprises de pointe de résingulariser un minimum la subjectivité » [3].

    La subordination de l’artiste au marché et à l’argent d’une part, et l’obligation de travailler (se vendre) pour pouvoir vivre, sont déjà au coeur des questions de l’ « art » et de la « vie » au tout début du XXe siècle, comme le rappelle Marcel Duchamp [4].
    Il est cruel de confronter le travail du sociologue au point de vue de l’artiste dont l’innovation principale a précisément été de détruire, un par un, tous les poncifs réactionnaires sur l’art, l’artiste et le travail artistique que Menger convoque dans ses textes (la création, le génie, le talent, l’autonomie, l’originalité, la rareté, la liberté, etc.).

    Pourquoi alors s’intéresser à une « œuvre » qui véhicule tous les clichés les plus éculés sur « l’artiste et son œuvre » ? Pourquoi perdre du temps avec une théorie dont le modèle de réussite artistique est Beethoven, et qui prend pour point de départ la définition kantienne du « génie créateur apte à produire sans règle déterminée sinon celle de l’originalité » ?
    À cause du rôle politique qu’il joue à chaque nouvelle négociation de l’Assurance chômage, et contre chaque mobilisation des intermittents [5].
    Car quand il est contraint de se confronter avec la massification des travailleurs « artistiques », avec leur subordination à la logique du profit, aux industries culturelles, à l’industrie du tourisme, aux politiques culturelles de l’État et à la gouvernance des chômeurs, il devient réactionnaire, mais d’une autre façon. Il devient réactionnaire de ne rien comprendre, littéralement, ni à l’évolution du travail artistique, ni à celle du travail en général. Il passe alors son temps à énoncer sereinement de ces impostures intellectuelles dont raffolent les médias.

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