• Le nihilisme de Serge Netchaïev
    1 février 2008
    Commentaire du « Catéchisme du révolutionnaire » (1868)

    Nous allons étudier aujourd’hui un texte de Netchaïev, anarchiste russe, qui nous permettra de réfléchir sur la praxis militante, insurrectionnelle ; et sur une déviance anarchiste.
    L’anarchisme, courant né au XIXè siècle, est l’un des rares courants non idéologiques, puisqu’il transcende la politique des partis, qu’il pense les Communes et non un découpage artificiel, et qu’il dénonce la mascarade électorale avec les mêmes arguments que les royalistes. Mais comme on va le voir, il a donné naissance en Russie au nihilisme, courant anarchiste extrême et, disons-le, peu recommandable ; dont Netchaïev est un triste représentant.
    Ce texte, écrit en 1868 avec l’aide de Bakounine, le « chouchou » des anarchistes encore aujourd’hui et opposant à Marx au sein de l’Association Internationale des Travailleurs ; pourrait être qualifié de « manuel du bon petit militant anarcho-nihiliste ». Bakounine n’était pas vraiment nihiliste, et a fini par fuir Netchaïev, mais nous allons voir qu’il y a une filiation philosophique entre les deux révolutionnaires. Serge Netchaïev a mené une vie d’activiste, il a souffert d’une mauvaise réputation dans les milieux révolutionnaires et est mort en prison (1847-1882). Il a mis en pratique ses préceptes puisqu’il a fait assassiner un étudiant présumé traître.
    Ecrire un manuel sous une forme dogmatique, et qui plus est l’intituler « catéchisme » alors que la doctrine anarchiste est pluraliste, et assez souvent irréligieuse, est assez surprenant. Il est divisé en quatre parties, qui forment au total vingt-six propositions claires et synthétiques, applicables partout et toujours.
    La première partie est titrée « Attitude du révolutionnaire envers lui-même ». Les sept propositions qui la composent sont excessivement dures ; c’est une véritable ascèse que nous propose l’écrivain nihiliste, un travail très dur et rigoureux sur soi-même. En lisant la première proposition, on sent des échos des morales grecques, notamment le cynisme et le stoïcisme : « Le révolutionnaire est un homme condamné d’avance : il n’a ni intérêts personnels, ni affaires, ni sentiments ni attachements, ni propriété, ni même de nom. Tout en lui est absorbé par un seul intérêt, une seule pensée, une seule passion - la Révolution. »
    La caractéristique principale de l’ascète révolutionnaire doit être la détermination jusqu’à l’obsession ; seule la révolution compte, le reste n’est rien. La révolution, c’est renverser l’Etat, synonyme pour Netchaïev de société civile et de civilisation ; le révolutionnaire est une sorte de sauvage qui se meut dans un monde qui n’est pas le sien et auquel il a déclaré une guerre sans merci. L’écrivain russe définit la révolution de manière simple : c’est la destruction pure et dure de l’ordre établi. En conséquence, le révolutionnaire « doit chaque jour être prêt à mourir. Il doit s’habituer à supporter les tortures. » Tout comme l’idéal stoïcien, défini par exemple par Sénèque, « vivre chaque jour comme s’il était le dernier », et « vivre heureux jusque dans la torture ». La différence fondamentale entre les deux ascèses, est que le stoïcien se prend lui-même pour fin, c’est une philosophie de l’intériorité ; tandis que l’anarchiste nihiliste cherche à détruire la société, il extériorise son ascèse. En ce sens il est plus proche du cynique antique, qui agit, alors que le stoïcien est essentiellement passif.
    Le militant ne doit pas même accorder de valeur à la vie des autres : « Sévère envers lui-même, il doit l’être envers les autres. […] il doit être prêt à périr lui-même, et à faire périr de sa main tout ce qui empêche cet accomplissement. »
    Nous sommes dans la négativité pure et simple, rien n’a de valeur sauf ce qui concourt à la révolution, c’est-à-dire à la destruction ; donc n’est positif que ce qui a des conséquences négatives sur la société établie.
    Le militant « ne connaît qu’une science - celle de la destruction. C’est dans ce but et dans ce but seulement qu’il étudie la mécanique, la physique, peut-être la médecine. » Toutes choses sont jaugées en vertu du seul critère d’utilité pour la révolution. La morale n’a plus de valeur, l’opinion publique non plus ; seul est « moral que ce qui contribue au triomphe de la Révolution ; tout ce qui l’empêche est immoral. »
    La deuxième partie, « Attitude du révolutionnaire envers ses camarades », montre dans la même logique que la vie humaine elle-même n’a pas de valeur. Le révolutionnaire doit faire preuve d’une solidarité sans faille envers ses camarades, à condition qu’ils servent la révolution comme il le fait lui-même. De plus, Netchaïev introduit le concept d’ « initié » : les révolutionnaires initiés doivent « utiliser comme du capital pour la révolution » les révolutionnaires non-initiés. Il y a donc deux catégories de militants, ceux qui sont éclairés et ceux qui sont débutants, les seconds étant traités comme des outils dans l’intérêt de la révolution. Et s’il arrive malheur à un camarade du militant, on ne doit l’aider que suivant son utilité effective et si cela n’entrave pas la révolution.
    La troisième partie, « Attitude du révolutionnaire envers la société », nous apprend notamment que le militant anarchiste doit infiltrer toutes les couches et les organisations de la société afin de les détruire de l’intérieur.
    La quatrième partie, « Attitude du révolutionnaire envers le peuple », exprime un avant-gardisme exacerbé : « La Confrérie n’a pas d’autre but que l’entière libération et le bonheur du peuple - c’est-à-dire des travailleurs. » Le peuple n’est donc pas la société, celle-ci est définie par les institutions, la hiérarchie et les personnes qui ont le pouvoir ; le peuple étant les travailleurs, les exploités, une masse non organisée. Et là le paradoxe éclate : tout en prétendant œuvrer pour le bonheur du peuple (principe assez totalitaire, en définitive), Netchaïev énonce une phrase terrible : « la Confrérie contribuera de toutes ses forces et de toutes ses ressources au développement et à l’extension des souffrances qui épuiseront la patience du peuple et le pousseront à un soulèvement général. »
    Ainsi, il faudrait accentuer les maux du peuple pour qu’il se soulève. Cette logique est assez retors et pourrait se retourner contre la « Confrérie » : le peuple pourrait découvrir cela et s’en prendre à l’organisation révolutionnaire, au lieu de lutter contre l’Etat.
    Cette phrase provient selon nous de la dialectique de Hegel, reprise par les « jeunes hégéliens » parmi lesquels on compte Marx et surtout, Bakounine ; lequel a participé à la rédaction de ce « Catéchisme ». En effet Hegel, philosophe de la négativité, dit que toute production résulte de l’Aufhebung, qui signifie en français suppression et dépassement ; abolition et conservation ; élévation. Par exemple, la fleur naît en niant le bourgeon, puis le fruit naît en niant la fleur.
    La dialectique a fait dire à Marx qu’il fallait soutenir les bourgeois en Allemagne, afin de renverser la féodalité (Manifeste du Parti Communiste). En effet, l’activisme doit aller dans le sens de l’histoire ; car le déroulement de l’histoire est inéluctable et nous ne pouvons qu’accélérer le mouvement historique ou le ralentir. Donc, si le peuple doit se révolter pour cause de souffrance, et que c’est le seul moyen d’instaurer l’Anarchie, qui viendra inévitablement, il faut exacerber les souffrances du peuple pour hâter la révolution et l’anarchie.
    Si l’on adoucissait les maux du peuple, il n’aurait plus de raisons de se révolter, et l’Histoire n’atteindrait pas sa fin, ici la société sans classes. Or comme cette fin doit nécessairement arriver quoi qu’on fasse, adoucir les maux du peuple serait aller contre l’avènement de la société sans classes. On voit bien ici toute la perversité de la dialectique hégélienne, reprise par les anarchistes russes, Bakounine et Kropotkine notamment.
    L’œuvre uniquement destructrice prônée par Netchaïev lui permet de dire que les forces révolutionnaires n’ont pas l’intention d’instaurer une hiérarchie. On peut donc se demander si ce texte est politique ou idéologique. L’écrivain russe laisse une incertitude totale quant au déroulement des évènements une fois la révolution destructrice effectuée. Ce sont les « générations futures » qui devront élaborer une organisation. Et l’auteur a bien raison de s’en tenir là : les conséquences d’une révolution sont imprévisibles et échappent bien souvent à ses instigateurs, en témoigne la France de 1793 et la Russie de février 1917 qui a accouché d’Octobre Rouge.
    Netchaïev dit aussi : « Joignons-nous aux brigands hardis, qui sont les seuls véritables révolutionnaires de la Russie. » Cela semble contradictoire vu que les brigands n’agissent que dans leur propre intérêt ; mais Netchaïev est un pragmatique, il ne s’intéresse qu’aux résultats des actes des gens, et les brigands nuisent au système, donc ils profitent à la révolution.
    Ce texte très dur, mais qui n’est pas véritablement idéologique ; seulement pratique, illustre probablement la maxime « la fin justifie les moyens », la fin posée étant la révolution. Nous pensons qu’une dialectique hégélienne sous-tend ce texte, ce qui veut dire qu’il y a un sens de l’histoire ; la fin de l’histoire étant la révolution et l’anarchie ; donc il y a les « initiés » activistes qui accélèrent le mouvement, et ceux qui le ralentissent. C’est aussi, selon nous, ce qui pousse l’auteur à prôner l’amplification des souffrances du peuple.
    En conclusion, nous dirons que la lecture de Netchaïev est très intéressante, puisqu’il exprime l’essence de toute révolution, déjà analysée par Hegel lui-même à propos de 1789 : « La liberté universelle ne peut donc produire ni une œuvre positive ni une opération positive ; […] elle est seulement la furie de la destruction. » (Phénoménologie de l’esprit).