• L’Entretien Jet d’Encre #5, Avec Jean-François Staszak

    Géographe à l’Université de Genève, passé par Paris 1 et UCLA, Jean-François Staszak est de ces professeurs dont les cours ont souvent bouleversé les idées préconçues des étudiants. Son approche vise à dénaturaliser des pratiques considérées comme « normales » et conjugue avec intensité des problématiques issues du #post-colonialisme et du genre. En escale à Paris, avant de s’envoler pour Los Angeles, le Professeur Staszak a gentiment accepté de répondre à nos questions. Au programme de cet Entretien Jet d’Encre : les différences de statut dans l’espace public selon le genre, la recherche de l’amour géolocalisé (Tinder, etc.), les migrations, l’imaginaire érotique autour des « beurettes », la récupération des discours féministes pour justifier la xénophobie, et le féminisme au masculin.

    http://www.jetdencre.ch/avec-jean-francois-staszak
    #genre #espace #géographie

    Passages sur les #toilettes :

    Lorsque je donnais des cours de première année à l’époque où il n’y avait pas d’études genre à l’Université de Genève, je me demandais comment faire comprendre de mon point de vue de géographe la pertinence ou l’importance de cette approche à des étudiants en sciences sociales qui n’avaient aucune idée de ce dont il s’agissait. Et l’exemple que j’avais alors choisi et qui marchait assez bien, c’est celui des toilettes. On considère comme allant de soi, et ne méritant pas d’être questionné, le fait qu’il y ait des toilettes pour hommes et des toilettes pour femmes. Or, si on prend un peu de recul, et si on se sert par exemple de la comparaison avec la « race », on voit tout de suite qu’il y a un souci. Qu’il y ait des toilettes pour blancs et des toilettes pour noirs, cela choque tout le monde. Mais pourquoi trouve-t-on tellement naturel qu’il y ait des toilettes pour hommes et des toilettes pour femmes ? De quoi procède cette ségrégation ? Si l’on croit que des toilettes mixtes produiraient de la gêne, voire la violence, pourquoi tient-on celle-ci pour normale ou inévitable ?

    D’autant qu’une injustice socio-spatiale en découle. Par exemple, comme les femmes passent plus de temps aux toilettes que les hommes, et que les architectes ont prévu juste le même espace pour les toilettes hommes et femmes, ces dernières devront faire la queue pour aller aux toilettes à la fin d’un concert ou dans d’autres établissements publics, alors que ce n’est pas le cas des hommes. Là, on voit bien comment l’espace est au cœur du problème. Cet exemple très parlant permet de comprendre qu’il y a un souci et qu’il faut ouvrir les yeux.

    Ainsi, on comprend d’une part mieux le genre quand on l’aborde par l’espace parce que le spatial est une des dimensions du genre. L’espace sert à fabriquer du genre, du masculin, de la domination masculine. Mais d’autre part, je pense qu’on comprend mieux l’espace si on a le genre en tête. Il y a en effet un tas de choses qu’on saisit mal dans l’organisation de nos vies et de nos espaces du quotidien si on n’a pas les lunettes du genre, si on n’a pas l’idée que ça s’explique par des rapports entre les hommes et les femmes. Donc, de mon point de vue, l’espace fabrique le genre, et le genre fabrique l’espace.

    Et sur le #voile :

    Un deuxième exemple, c’est la question du voile. Elle est importante partout dans le monde. Elle l’a été particulièrement en France, vous savez, où il y a eu un débat polémique, qui a abouti à l’interdiction du voile intégral dans l’espace public, et à l’interdiction du voile dans les écoles – et là je ne parle pas du voile intégral, je parle même du foulard.

    Je trouve qu’on a eu beaucoup de mal en France à réfléchir à ce propos, parce qu’on n’a pas réussi à poser le débat en termes d’intersectionnalité. Vous connaissez ce concept de l’#intersectionnalité, c’est qu’on ne peut pas parler des femmes en général si on ne précise pas où elles se situent dans d’autres matrices de domination. On n’est jamais une femme dans l’absolu, mais on est une femme blanche, une femme noire, une femme musulmane, une femme riche, pauvre, etc. À propos du voile en l’occurrence, on a eu comme une crise de société, avec des communautés dressées les unes contre les autres, et il y avait certaines femmes au milieu, vraisemblablement un peu instrumentalisées dans l’affaire. Voici un deuxième exemple d’un moment de l’actualité politique où la question du genre a été très mal posée.