Philippe De Jonckheere

(1964 - 2064)

  • http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/videos/055.htm

    http://www.desordre.net/bloc/ursula/2017/sons/20170207_apnees_suresnes.mp3

    J-83 : Il y a arriver de bonne heure et trouver une scène sur laquelle Nicolas le technicien de la médiathèque a tout préparé avec soin, il n’y a vraiment plus qu’à brancher nos différents équipements.

    Il y a s’installer, brancher, mettre en route, vérifier et projeter en grand, en très grand même, ce que dans le garage je projetais sur une feuille de format raisin.

    Il y a lutter, pendant quarante-cinq minutes, contre un incident technique, un câble défectueux, mais dans un tel plat de spaghetti de câbles, il n’est pas facile de trouver le segment défaillant.

    Il y a, finalement, trouver le câble coupable, le remplacer et constater que tout rentrer dans l’ordre, mais toute la journée et le soir il y aura en arrière-pensée la possibilité pour que l’incident se produise à nouveau, et au pire moment. Même si je n’ai jamais eu à souffrir vraiment d’un tel incident pendant un spectacle, si, une petite fois à Montbéliard, c’est ce que je déteste par-dessus tout dans la production de spectacle, la possibilité du plantage technique, et justement les plats de spaghetti que dessinent nos assemblages de câble me donnent souvent du souci. Et mais si je sais qu’en pareille situation, comme se plait à me répéter chaque fois Dominique, il y a toujours le recours possible au solo de batterie, à vrai dire étant donné que plus cela va et plus le set de Michele se rapetisse au profit de davantage et davantage d’électronique et de numérique, la pensée n’est pas tellement rassurante, en fait.

    Il y a aller chercher les musiciens sur la grand place de l’Etoile et serrer dans le coffre instruments et équipement, se dire que ce n’est pas tous les jours que l’on transporte à la fois l’arsenal de cymbales de Michele et le violon de Dominique, sans parler, évidemment, de Michele et de Dominique eux-mêmes.

    Il y a les regarder s’installer, et surtout les écouter s’installer, parfois en ces moments de tests et de balance il y a des sonorités produites que l’on ne retrouvera pas pendant les répétitions ou le spectacle.

    Il y a les blagues un peu potaches entre nous, quand messieurs les musiciens seront prêts, quand monsieur le petit projectionniste voudra bien, je crois que l’on peut aller manger, qui chaque fois installent la bonne humeur pour la journée.

    Il y a ce retroussement de manche et rejet de tête en arrière typiques de Dominique qui indique que c’est bon, les réglages sont faits et on va pouvoir travailler.

    Il y a les réponses toujours gentilles et polies de Michele aux techniciens qui pourraient lui annoncer que rien ne marche et Michele avec son accent italien dirait toujours que ce n’est pas grave, il va se débrouiller, en fait quand on creuse un peu on s’aperçoit que Michele est une boule de nerfs. Qu’il est tendu comme un arc.

    Il y a la dernière installation de chacun dans ses protocoles avant de se lancer dans un filage de débourrage. Et là cela devient magique, pour moi en tout cas, c’est comme si ces deux-là, mon grand et mon petit frère bruitaient et sous titraient mes séquences et que ces dernières devenaient ce qu’elles rêvaient depuis toujours d’être.

    Il y a notre sourire de satisfaction après ce filage très réussi : on sait vraiment le faire, eux ont leurs moments de liberté et je suis en train d’emménager les miens. Je crois que l’on peut aller manger.

    Il y a Dominique qui fait ses gammes, ses échauffements à base de Bach.

    Le soir, il y a ce moment en coulisses où Dominique joue un vieux standard de Wayne Shorter que Michele reconnaît, puis il y a Dominique qui nous surprend en jouant fort bien une musique épouvantable, celle de la Liste de Shindler telle qu’il a tendue Anne-Sophie Mutter la jouer.

    Il y a monter sur scène, pendant que le poisson et la musique du prologue tournent.

    Il y a ce moment où ça commence. Piano. Je commence par réduire la couche d’alpha tout en insinuant par-dessous les images du tableau suivant, celui des Croutes dorées et puis il y a jouer avec les hauteurs de notes de Dominique et sa réaction comprenant que c’est quasiment lui qui fait explorer le tableau.

    Il y a cette fascination à découvrir les effets aléatoires sur mes images et la façon dont eux deux interprètent ce hasard et m’aident à le canaliser, j’aime par-dessus tout cette façon dont nous pouvons compter les uns sur les autres, cette façon par laquelle nous sommes présents les uns aux autres.

    Il y a les moments intenses, le passage de la guerre notamment, celui où je suis le plus avec eux, il y a le retrait progressif diminuendo de l’image de la bouche et la façon admirable avec laquelle Michele souligne et accompagne ce diminuendo , il y a les moments pendant lesquels la musique se fait très dense, étouffante et je tombe sur les bonnes images.

    Il y a la dernière ligne droite dans laquelle je rentre trop vite. Trop impatient sans doute.

    Il y a cette réaction magnifique de Dominique et Michele qui ont pigé mon erreur et qui s’adaptent.

    Il y a les applaudissements dans le public (et la petite voix de Sara juste derrière moi).

    Il y a le salut.

    Et il y a le grand éclat de rire en coulisse à cause de mon erreur qui a grandement raccourci le spectacle.

    Il n’y a pas assez de moments de cette sorte dans la vie. Mais un seul de ces moments justifie bien des choses.

    #qui_ca