• « La surprise délicieuse des baisers volés » : 60 ans de cinéma romantique – ⋅ lecture ⋅ culture ⋅ genre ⋅ littérature ⋅
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    On peut dégager plusieurs caractéristiques de ces « baisers volés » (qui constituent donc des agressions sexuelles, rappelons-le) dans ces exemples :

    (1) Ce sont parfois des baisers courts pris par surprise, dont la fonction semble d’évaluer la façon dont la personne réagit, avant un baiser plus long et mutuel. Dans tous les cas cités, la personne qui est embrassée sans son consentement semble surprise, parfois choquée, mais finalement heureuse de ce qui se substitue à une déclaration.

    (2) Plusieurs baisers succèdent à un geste non-sexualisé ou s’y substituent, de sortent qu’ils semblent assez naturels : un baiser sur la bouche au lieu d’une bise pour dire au revoir (The Holiday), un geste pour relever la tête abattue de Sugar dans Some like it hot, le geste affectueux de Cher dans Clueless, ou le mouvement d’Andy dans The Devil wears Prada qui la fait arriver tout naturellement sur la bouche de son date. Tous ces gestes non-sexualisés permettent de donner une apparence de tendresse au baiser non-consenti.

    (3) Plusieurs baisers servent littéralement à couper la parole à la personne qui est en train de parler, y compris au milieu d’une dispute (He’s Just Not That Into You, Dear White People). On retrouve ce fonctionnement dans une scène de The Illusionist par exemple (qui appartient à un genre un peu différent mais avec une intrigue romantique importante), où Eisenheim interrompt Sophie qui est au bord des larmes et qui lui a simplement dit qu’elle voulait l’aider (pas l’embrasser) :

    (4) Enfin, les baisers très abruptes sont censés exprimer le désir particulièrement fort du personnage : l’impossibilité de verbaliser le désir d’un geste précis, l’absence de maîtrise et le fait de ne pas prendre en compte le refus deviennent un signe de la force de ce désir et de sa valeur supérieure.
    Pourquoi peut-on dire que ces baisers non-consentis sont présentés de façon positive dans tous ces exemples ? Dans les genres romantiques, ces baisers non-consentis sont – logiquement – romantisés, parfois érotisés, et plus rarement un élément comique qui n’exclut pas les valeurs précédentes. La romantisation du non-consentement passe par différents éléments :

    – Tout d’abord, la musique, qui est un indice essentiel (avec des ruptures de rythme, des accélérations et beaucoup d’éléments qui connotent l’accomplissement au moment du baiser).

    – La fonction du personnage qui embrasse dans le schéma narratif ensuite : l’absence de non-consentement peut être présenté dans une même oeuvre de façon totalement différente. Ainsi dans Clueless, le personnage d’Elton embrasse également Cher par surprise, puis essaie à nouveau de l’embrasser à plusieurs reprises, mais est repoussé parce qu’elle ne l’aime pas. Le non-consentement apparaît négativement, parce que le personnage n’est pas « le bon », c’est-à-dire celui avec lequel le personnage principal doit finir le film et/ou pour lequel il éprouve des sentiments. Bref, si nous voulons que les personnages aient une relation amoureuse, le non-consentement ne va pas nous sauter aux yeux.

    – L’attitude du personnage agressé enfin, qui très souvent, après un moment d’arrêt ou de choc dû à la surprise (tu m’étonnes), sourit ou ressent un plaisir inattendu (y compris clairement sexuel, comme le gros plan sur le yeux qui se ferment de Juliet dans Romeo and Juliet).

    Sur le plan idéologique, ces deux derniers éléments sont essentiels : cela renforce d’une part l’idée selon laquelle les femmes ne se plaignent des gestes ou comportements non-consentis que si l’homme ne leur plaît pas, ou s’il est moche, alors qu’elles sont contentes si une personne qui fait la même chose est un beau jeune homme ou quelqu’un pour lequel elles éprouvent des sentiments (Clueless, Romeo and Juliet). La seule solution pour arriver à quelque chose avec les femmes serait alors, logiquement, de tenter sa chance, sans quoi les hommes n’obtiennent jamais de relation amoureuse et/ou sexuelle.

    Cela signifie d’autre part que bien souvent, le baiser non-consenti a pour fonction de permettre au personnage principal, en général une femme, de prendre conscience de son propre désir ou de son amour, par la révélation que constitue le baiser, y compris lorsqu’elle vient de refuser verbalement une relation amoureuse. Toutes ces scènes de baisers tirées de comédies romantiques qui nous semblent finalement assez innocentes sont à cet égard parfaitement analogues à des scènes beaucoup plus directement sexuelles qui confèrent au viol cette même fonction dans des genres érotiques ou pornographiques (de la littérature libertine aux films X). La principale différence est liée à la composante amoureuse et romantique par opposition à des genres fondés sur une composante prioritairement sexuelle. Le baiser, « point de départ » des scripts sexuels occidentaux contemporains, est précisément le geste qui cristallise l’expression amoureuse à travers un geste, mais qui est susceptible de recevoir des significations extrêmement variables.

    Enfin, on peut plus largement s’interroger sur l’incapacité générale à analyser ces scènes de baisers non-consentis comme des scènes d’agression sexuelle, de la part des scénaristes, des réalisateurs⋅rices, des acteurs⋅rices, du public : pourquoi personne dans la chaîne des gens qui auraient pu faire en sorte qu’on écrive les choses autrement ne s’est manifesté ? Pourquoi les adultes n’en profitent pas pour faire un point « consentement » quand ils voient ces films avec des enfants (on peut commencer avec le baiser de Ratatouille) ou adolescent⋅es (ah ça pour parler des méfaits du porno sur les jeunes y’a du monde, mais quand on parle de vrais films très connus, y’a plus personne) ? J’ai vu The Holiday en cours d’anglais en 3è. L’enseignante avait justement commenté cette scène au passage, et je me souviens parfaitement de ses mots :

    « NEVER KISS A BOY YOU DON’T KNOW »