INTERVIEW. Selon Jean-François Merle, qui a nĂ©gociĂ© lâaccord de Matignon en 1988, le gouvernement est en partie responsable de la situation de tensions extrĂȘmes dans lâarchipel.
Par GĂ©raldine Woessner
Conseiller historique de Michel Rocard, Jean-François Merle a Ă©tĂ© lâun des principaux acteurs du processus de paix en 1988. Depuis des mois, il alerte lâexĂ©cutif sur les tensions engendrĂ©es par le projet de loi constitutionnelle visant Ă modifier la composition du corps Ă©lectoral. « Les violences auxquelles on assiste aujourdâhui Ă©taient parfaitement prĂ©visibles », confie-t-il au Point, regrettant que le gouvernement nâait pas retenu les leçons de lâhistoire. Entretien.
Le Point : Ătes-vous surpris de la violence qui sâexprime aujourdâhui ?
Jean-François Merle : Dans les annĂ©es 1980, la violence sâexprimait surtout par des barrages sur les routes, dans lâintĂ©rieur du pays. NoumĂ©a avait Ă©tĂ© relativement Ă©pargnĂ©e. Aujourdâhui, nous voyons des quartiers de NoumĂ©a se soulever. Je suis Ă©videmment atterrĂ©, triste et choquĂ© de ce qui se passe. Mais nous Ă©tions un certain nombre Ă lâavoir prĂ©dit, depuis longtemps. Au cours des deux derniers mois, une sĂ©rie de manifestations ont Ă©tĂ© organisĂ©es par cette cellule de coordination des actions de terrain (CCAT), toutes trĂšs pacifiques, qui ont attirĂ© dans la rue des milliers de personnes. Il nây a eu aucun incident. Mais le gouvernement a fait la sourde oreille. Un certain nombre de gens ont pu se dire que, finalement, la violence restait la seule voie de sortie⊠Sur ce mouvement se sont greffĂ©s des bandes de pillards et des saccages opportunistes. GĂ©rald Darmanin [le ministre de lâIntĂ©rieur] a qualifiĂ© les gens du CCAT de « mafieux » â comme Jacques Lafleur, lâancien chef du camp anti-indĂ©pendantiste, avait qualifiĂ© le FLNKS de « terroriste » dans les mois qui ont prĂ©cĂ©dĂ© la prise dâotages dâOuvĂ©a en 1988. Lâhistoire se rĂ©pĂšte tragiquement.
Depuis lâaccord de NoumĂ©a, trois rĂ©fĂ©rendums sur lâindĂ©pendance ont eu lieu, le processus dâautodĂ©termination est achevĂ©. Le gouvernement nâest-il pas fondĂ© Ă se montrer ferme ?
Les deux premiers rĂ©fĂ©rendums ont Ă©tĂ© organisĂ©s dans des conditions que personne nâa contestĂ©es. Mais, en 2021, SĂ©bastien Lecornu, alors ministre des Outre-Mer, a abandonnĂ© la mĂ©thode de dialogue quâavait privilĂ©giĂ©e Ădouard Philippe, et la date du rĂ©fĂ©rendum a Ă©tĂ© imposĂ©e. Or, Ă lâautomne 2021, la Nouvelle-CalĂ©donie, qui Ă©tait restĂ©e Ă©pargnĂ©e par le Covid pendant un an et demi, a Ă©tĂ© Ă son tour durement touchĂ©e. En lâespace de quatre semaines, elle a connu le mĂȘme taux de prĂ©valence du virus que celui qui sâĂ©tait dĂ©ployĂ© dans lâHexagone sur environ six mois. Cela a Ă©tĂ© extrĂȘmement brutal.
De nombreuses personnalitĂ©s ont connu des dĂ©cĂšs dans leurs familles. Jâavais envoyĂ© un message au ministre pour lui conseiller de diffĂ©rer ce rĂ©fĂ©rendum le temps que les gens fassent leur deuil. Des responsables de la communautĂ© wallisienne et futunienne nous disaient : « Quand on en est Ă chercher 150 euros pour payer un cercueil, on nâa pas le cĆur Ă la politique. » Ce rĂ©fĂ©rendum a Ă©tĂ© maintenu, et lâabstention a Ă©tĂ© massive. Il nâa donc rien rĂ©glĂ©.
Le dĂ©part dâĂdouard Philippe de Matignon a-t-il marquĂ© un tournant ?
Ădouard Philippe est le dernier Ă avoir compris ce qui se passait en Nouvelle-CalĂ©donie. Lâaccord de NoumĂ©a, en 1998, prĂ©voyait la rencontre annuelle dâun « comitĂ© des signataires » qui se rĂ©unissaient pour faire le point sur les avancĂ©es de lâaccord. CâĂ©tait une machine assez symbolique, sans doute plĂ©thorique et assez lourde, mais câĂ©tait une machine Ă crĂ©er du consensus. Toutes les dĂ©cisions qui ont Ă©tĂ© prises pour les deux premiers rĂ©fĂ©rendums lâont Ă©tĂ© sous cette forme, par ce comitĂ©. Personne ne les a contestĂ©es. La derniĂšre rencontre a eu lieu en octobre 2019. Il nây en a plus jamais eu.
Depuis, le gouvernement enchaĂźne les dĂ©cisions unilatĂ©rales. CâĂ©tait une erreur majeure, mais Emmanuel Macron voulait absolument que le troisiĂšme rĂ©fĂ©rendum ait lieu rapidement pour pouvoir afficher quâil avait bouclĂ© le dossier avant la fin de son quinquennat. Il nây avait aucune urgence, pourtant, et Ădouard Philippe avait mĂȘme conseillĂ© de ne rien tenter avant 2022 pour Ă©viter les interfĂ©rences avec lâĂ©lection prĂ©sidentielle et la politique nationale. CâĂ©tait une logique sage.
GĂ©rald Darmanin a pointĂ© ce jeudi les liens de Bakou avec les indĂ©pendantistes du FNLKS. La veille, le rĂ©seau social chinois TikTok a Ă©tĂ© interdit sur lâarchipel. Les violences sont-elles le rĂ©sultat dâingĂ©rences Ă©trangĂšres ?
Quand je mâoccupais de ce dossier Ă Matignon, en 1988, Bernard Pons, le ministre des Dom-Tom de Jacques Chirac, accusait la Nouvelle-ZĂ©lande et la Libye de Kadhafi dâattiser les troubles. La France Ă©tait fĂąchĂ©e avec la premiĂšre depuis lâaffaire du Rainbow Warrior et la seconde accueillait quelques jeunes dans des camps. Ils en revenaient un peu endoctrinĂ©s, mais cela nâa jamais eu de consĂ©quences rĂ©elles. Avant le troisiĂšme rĂ©fĂ©rendum, on a prĂ©tendu que la Chine attisait les tensions â alors que la Chine est un des plus gros clients de la Nouvelle-CalĂ©donie sur le minerai de nickel et que les non-indĂ©pendantistes reprochent rĂ©guliĂšrement au gouvernement Ă majoritĂ© indĂ©pendantiste de ne pas accorder assez dâautorisations dâexportation du minerai vers la Chine.
Certains indĂ©pendantistes nâont vraiment pas Ă©tĂ© trĂšs regardants dâaller chercher des soutiens du cĂŽtĂ© de lâAzerbaĂŻdjan⊠Mais cela fait partie des ingĂ©rences opportunistes habituelles. LâAzerbaĂŻdjan a un litige avec la France sur la question armĂ©nienne et vient la chatouiller sur un territoire dâoutre-mer. Mais lâAzerbaĂŻdjan ne vient pas manipuler les jeunes dans les quartiers de NoumĂ©a. Cette explication est assez grotesque.
Pour vous, le gouvernement aurait-il pu Ă©viter cette crise ?
Pour la premiĂšre fois depuis quarante ans, les Ă©quilibres fondamentaux qui rĂ©gissent la vie publique en Nouvelle-CalĂ©donie depuis les accords de Matignon et de NoumĂ©a ont Ă©tĂ© modifiĂ©s, sans quâil y ait dâaccord entre les parties. Tout le monde convient quâil Ă©tait nĂ©cessaire de revoir la question du corps Ă©lectoral, qui nâa plus Ă©voluĂ© depuis 1998. Mais, quand vous modifiez les termes dâun accord de maniĂšre unilatĂ©rale, câest plus un accord, câest de la rupture de contrat.
Vous avez nĂ©gociĂ© ces fameux accords de Matignon en 1988⊠Et on a le sentiment que, 40 ans plus tard, rien nâa bougĂ©.
Un certain nombre de gens nâont rien appris de lâhistoire. Depuis quarante ans, la stabilitĂ© en Nouvelle-CalĂ©donie repose sur le dialogue, le consensus et lâimpartialitĂ© de lâĂtat. Le dialogue a Ă©tĂ© mis Ă mal puisque lâinstance qui organisait ce dialogue, le comitĂ© des signataires, nâa plus Ă©tĂ© rĂ©unie depuis 2019. Le consensus a Ă©tĂ© mis Ă mal parce quâon prend des dĂ©cisions unilatĂ©rales pour modifier les rĂšgles constitutionnelles, sans lâaccord de toutes les parties. Et puis lâimpartialitĂ© de lâĂtat est mise Ă mal car il penche aujourdâhui de maniĂšre assez flagrante du cĂŽtĂ© des indĂ©pendantistes. Je le rĂ©pĂšte : si le rĂ©fĂ©rendum de 2021 avait eu lieu dans les mĂȘmes conditions que les deux prĂ©cĂ©dents, quel que soit le rĂ©sultat, il aurait Ă©tĂ© acceptĂ©. Et la rĂ©forme du corps Ă©lectoral aurait pu avoir lieu.
Mais comment voulez-vous bĂątir un consensus sur la dĂ©fiance et la rupture du dialogue ? Tout le monde est dâaccord pour permettre aux quelque 12 000 personnes nĂ©es en Nouvelle-CalĂ©donie aprĂšs 1998 de voter aux Ă©lections provinciales. Et le FLNKS a dit quâil Ă©tait prĂȘt Ă examiner la situation de ceux qui sont installĂ©s depuis longtemps sur lâĂźle. Mais ils souhaitaient que cette discussion ait lieu dans le cadre dâun accord global. Tous ne sont dâailleurs pas kanaks ou europĂ©ens. 35 % de la population se dĂ©finit comme dâune autre origine : il y a beaucoup de Wallisiens et de Futuniens, des gens dâascendance vietnamienne, polynĂ©sienne⊠Et dâautres qui se dĂ©finissent comme des CalĂ©doniens parce que le mĂ©tissage a beaucoup marchĂ© depuis quarante ans. Je suis absolument convaincu que, sâil y avait eu la volontĂ© de trouver un accord global, le problĂšme du corps Ă©lectoral pour les Ă©lections provinciales aurait pu ĂȘtre rĂ©solu.
Voyez-vous une sortie de crise aujourdâhui ?
GĂ©rald Darmanin a rĂ©pĂ©tĂ© ad nauseam pendant le dĂ©bat parlementaire que câĂ©tait une exigence dĂ©mocratique. Il nâa pas compris que cet argument ne pourra ĂȘtre lĂ©gitimement invoquĂ© que lorsque la page de lâĂšre coloniale aura Ă©tĂ© dĂ©finitivement tournĂ©e. Elle ne lâest pas, car ce troisiĂšme rĂ©fĂ©rendum a produit un rĂ©sultat juridique mais pas politique. 90 % de la communautĂ© kanake sâest abstenue, et 60 % de la population gĂ©nĂ©rale. Il faut aussi se rappeler que la colonisation est quand mĂȘme la nĂ©gation absolue des valeurs dĂ©mocratiques.
Une sortie de crise nâest envisageable que si on reprend les discussions, sans tabou et sans ultimatum ou calendrier ! En dĂ©crĂ©tant que, si aucun accord nâĂ©tait trouvĂ© dâici Ă la fin juin, il rĂ©unirait le CongrĂšs pour imposer la rĂ©forme, Emmanuel Macron a commis une nouvelle erreur. Personne nâaccepte de nĂ©gocier avec un pistolet sur la tempe ! Cette gestion du temps est une nĂ©gation de la culture kanake et ocĂ©anienne. Ăa ne marche jamais.
Est-ce ce que vous avez appris des accords de Matignon ?
Michel Rocard mâa appris quâon ne pouvait rĂ©gler un problĂšme de cette complexitĂ©, de cette nature, quâen essayant de se mettre dans le raisonnement de chacun des protagonistes pour avoir, peut-ĂȘtre, une chance dâessayer de trouver des points de convergence. Tous les partis politiques (calĂ©doniens, indĂ©pendantistes, non indĂ©pendantistes, wallisiens, etc.) ont signĂ© ensemble une dĂ©claration invitant au retour au calme et Ă la raison. Câest encourageant. Il est Ă©videmment important de rĂ©tablir lâordre, la circulation, de protĂ©ger les personnes et les biens. Cependant, si on ne met pas un peu de souplesse pour revenir dans la discussion, on ne rĂ©soudra rienâŠ