Dans le brouillard de l’expertise

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  • Dans le brouillard de l’expertise - Libération
    http://www.liberation.fr/chroniques/2013/10/04/dans-le-brouillard-de-l-expertise_937140
    Tribune de Leyla Dakhli

    Pris dans un tissu de plus en plus dense de discours, le chercheur s’interroge sur ce que lui disent les textes et ses sources, les images et les slogans, et sur ce qu’il peut ressentir - distinguant autant que possible l’émotion qui le submerge comme tout le monde de l’intuition nécessaire à la mise en œuvre d’une pensée autonome. Car d’emblée, le bruit a été assourdissant de ceux qui, avec le « sérieux de l’analyste », disaient que là, cette fois, on s’attaquait à autre chose, que la Syrie n’était pas la Tunisie-l’Egypte-la Libye-Bahreïn… tautologie dont il fallait comprendre que le Moyen-Orient était complexe, que, bien sûr, il fallait l’aborder avec des idées simples, les perles habituelles du discours sur la région.
    [...]
    Ces discours ne sont pas tous faux, ni mal intentionnés (même si, parfois, il faut bien constater qu’ils le sont, notamment ceux qui dès le départ prenaient appui sur la dimension confessionnelle de la société syrienne pour délégitimer le soulèvement), mais ils ont pour conséquence de chaque jour éloigner un peu plus de nos regards ces paysans, ces enfants, ces jeunes gens qui ont cessé d’avoir peur et se sont soulevés au printemps 2011.
    [...]

    Face à ce brouillard des commentaires, la question de la juste distance se pose avec une acuité nouvelle. Le chercheur, même l’historien, ne peut se contenter de plaider le temps long et de dire, comme on l’entend parfois : « Voyez la Révolution française, elle ne s’est pas faite en un jour, pas même en un an, laissez-leur le temps. » Entre-temps, sur Wikipédia, la révolution syrienne est devenue la guerre civile syrienne et nous avons perdu, dans l’ordre des mots.

    Notre juste compréhension, notre empathie, a été freinée de toute part : par la volonté de faire complexe, par le jeu des alliances diverses, c’est de bonne guerre. Mais il y a bien plus. Là où la Syrie devient un cas d’école, c’est lorsqu’elle apparaît comme le laboratoire d’un positionnement nouveau des intellectuels et des forces progressistes : en elle se concentrent les théories de la manipulation et du complot, rendant la vérité insaisissable, rendant la discussion toujours plus irritante ; en elle se concentrent les divisions de la gauche arabe et de ses soutiens, entre laïcs et non-laïcs, entre vieux rêve nationaliste arabe et fidélité à l’idée révolutionnaire, entre fascination pour les mouvements de lutte et réflexes anti-impérialistes divers… Tout ceci n’est pas nouveau, mais figure aujourd’hui un oubli massif du peuple, protagoniste majeur à retrouver sous les décombres.

    #Syrie