• Voyage au cœur des cellules

    http://www.lemonde.fr/medecine/article/2016/06/13/voyage-au-c-ur-des-cellules_4949567_1650718.html

    Les scènes qui vont suivre sont spectaculaires et à peine croyables. Pourtant elles sont bien réelles. Elles se déroulent chaque seconde, chaque minute dans la moindre des milliards de cellules de notre organisme, sur notre peau, dans notre cerveau, notre foie, nos reins… Et si, par malheur, elles tournent mal, c’est souvent la catastrophe.

    Pour les découvrir, traversons la membrane qui constitue l’enveloppe de ces cellules, petits sacs souples de quelques dizaines de micromètres de large. A l’intérieur flotte un compartiment capital, le noyau, renfermant les précieux chromosomes. Mais, autour, on trouve d’autres molécules tout aussi vitales : des centaines de filaments creux de quelques micromètres de long et 25 nanomètres de diamètre, appelés microtubules. Ils forment un ensemble à peine moins informe qu’un plat de spaghettis, au premier regard, mais tellement plus riche et complexe.

    A l’un des bouts de chacun de ces tubes papillonnent des petits morceaux de molécules trois fois plus petits que le trou du filament. Régulièrement, comme des Lego, ils s’accrochent aux extrémités de la paroi du tube, augmentant peu à peu sa taille, brique par brique, à raison de quelques micromètres par minute. L’assemblage consomme de l’énergie, mais se fait tout seul. Tels des tentacules explorant les abysses, ces protubérances poussent au cœur du cytoplasme cellulaire.

    Soudain, le bel édifice se disloque par la tête, tel un plumeau. Tout le tube peut se défaire, mais le processus peut aussi s’arrêter pour reprendre la construction.

    Ces polymères au comportement si étrange font partie du « squelette » des cellules. Sans lui, ces dernières ne pourraient bouger, trouver leur place au sein des tissus, grandir comme le font les neurones pour se ramifier… Elles mourraient. D’ailleurs, un anticancéreux puissant de l’arsenal chimiothérapique, le Taxol et ses dérivés, agit sur les microtubules en rigidifiant en quelque sorte ce squelette, l’empêchant de se disloquer et de remplir sa fonction. Les cellules, cancéreuses ou non, sont tuées. C’est l’une des premières fonctions des microtubules : construire un squelette rigide, mais pas trop, présent et changeant sans cesse de conformation. Ce n’est pas la seule.

    Approchons non plus de la tête du tube, mais de son corps. Littéralement, on y voit marcher d’autres molécules accrochées à sa surface. Ces dernières sont en fait des moteurs, baptisés ­kinésines ou dynéines, qui après absorption de « pilules » énergétiques, changent la forme de leurs « pattes » et avancent. Sur leur dos, elles transportent des vésicules, des sortes de petits sacs, pleins de protéines utiles au fonctionnement de la cellule. Les unes vont vers la tête du filament ; les autres vers le pied, mais sans anarchie. Dans les neurones, le ballet est encore plus extraordinaire, car ces moteurs peuvent sauter d’un microtubule à un autre, faisant plus d’une dizaine de « sauts » pour parcourir plusieurs centimètres le long des axones, l’une des ramifications les plus importantes des neurones.
    En fait, le réseau de microtubules semble orienter parfaitement ces marcheurs vers la bonne destination. Comme le ferait un réseau ferroviaire ou routier. Sauf qu’il pourrait se faire et se défaire en quelques minutes.

    Du nouveau tous les six mois

    Ce n’est pas tout. Observons maintenant l’un des processus les plus importants de la vie, la division cellulaire ou mitose. C’est-à-dire, à partir d’une cellule mère, la création de deux cellules filles, possédant exactement le même jeu de chromosomes. La membrane s’étire, l’enveloppe du noyau se défait et les chromosomes libérés se voient soudain attrapés par des nuées de microtubules qui s’y accrochent. De part et d’autre de leurs proies, les tubes se rejoignent en deux fuseaux vers deux centrosomes, microscopique point d’ancrage. Puis, des moteurs tirent sur les chromosomes via les « câbles » en microtubules, afin de les séparer en deux lots identiques dans ce qui deviendra deux cellules. Un peu comme si un plat de spaghettis bolognaise rassemblait spontanément au milieu de l’assiette seulement la viande, avant d’en faire deux parts égales… La vie ne tient qu’à ces fils creux.

    Historiquement, c’est en fait avec la mitose que cette histoire de fils a commencé, il y a tout juste cinquante ans. En 1966, Gary Borisy, alors en thèse à l’université de Chicago, trouve enfin la protéine sur laquelle s’accroche la colchicine, un poison connu depuis l’Antiquité égyptienne et qui tue les cellules en empêchant la mitose. Il s’agit de la tubuline, un long polymère formé de deux « perles » de composition très proche qui alternent, baptisées alpha et bêta. Treize filaments à base de ces blocs s’assemblent ensuite en tube pour former les microtubules.

    Cette découverte a été le point de départ d’une série de surprises autour de cette molécule bien moins anodine qu’il n’y paraît, comme l’ont rappelé les quatre cents participants d’un colloque qui s’est tenu à Heidelberg, en Allemagne, du 29 mai au 1er juin. « On croit tout savoir sur les microtubules, et, tous les six mois, il y a du nouveau », constate Michel Bornens, l’un des orateurs de ce congrès et directeur de recherche CNRS à l’Institut Curie.

    Le premier choc a été celui des images. Même si le fuseau mitotique avait été vu au microscope dès le XIXe siècle, il a fallu attendre les années 1970 et des techniques de fluorescence qui repèrent des cibles en y attachant des molécules lumineuses pour découvrir enfin le cytosquelette. « Avec ces outils, on est passé d’une cellule vue comme un sac à quelque chose de plus organisé avec ces filaments en réseau occupant tout l’espace. On a vu la cellule d’un tout autre œil », rappelle Michel Bornens.

    « Ingrédients magiques »

    Une seconde surprise est vite arrivée : le cyto­squelette est en fait très dynamique. Les réseaux se renouvellent complètement en moins d’une heure dans des cellules en ­culture. Les microtubules croissent spontanément par assemblage de plusieurs blocs et se défont tout aussi rapidement, avant de se reformer. « Ce mécanisme ­consomme de l’énergie, et sa compréhension a ­occupé de nombreux laboratoires pendant une quinzaine d’années », raconte Michel Bornens.

    En 1984, Tim Mitchison et Marc Kirschner, à l’université de Californie de San Francisco, baptisent « instabilité dynamique » ce phénomène de fluctuation des polymères, complètement nouveau pour les physico-chimistes. « J’avais proposé “saccade de microtubules”, ce qui en argot signifie “satanés microtubules”, mais nous avons préféré être plus sérieux », explique Tim Mitchison, aujourd’hui à la Harvard Medical School. « C’est une sorte de flou stable. Des assemblages et désassemblages garantissent paradoxalement la stabilité », évoque Carsten Janke (CNRS), organisateur principal du congrès d’Heidelberg, chercheur à l’Institut Curie. « C’est à cause de cette instabilité que nous sommes vivants, en somme ! », complète Marie-France Carlier (CNRS) à l’Institut de Biologie intégrative de la cellule de Gif-sur-Yvette (Essonne), qui a contribué, dans les années 1980, à élucider le mécanisme chimico-physique précis de l’assemblage des microtubules.

    « L’amusant est que le concept d’instabilité dynamique a eu beaucoup de succès, mais qu’il n’est pas si présent in vivo », indique Manuel Théry (CEA), de l’hôpital Saint-Louis, qui a notamment montré que les microtubules se réparent également tout seuls. In vitro, les filaments sont plus courts et droits, alors qu’ils sont plus longs et courbes in vivo. Ces différences témoignent d’une richesse d’acteurs chimiques insoupçonnés. « Plus on regarde, plus on trouve des ingrédients magiques », indique Manuel Théry. En fait, des dizaines de protéines différentes peuvent s’accrocher à ces fils et réguler la machinerie cellulaire.

    Ces travaux ont aussi permis aux chercheurs de comprendre comment les microtubules semblent orienter la cellule. Ils ne sont tout simplement pas des voies de transport à double sens. Leurs deux bouts ont des propriétés chimiques différentes (on dit que la molécule est polarisée), ce qui impose des directions préférentielles pour les moteurs circulant sur ces voies. L’une des conséquences macroscopique majeure est, évidemment, la migration cellulaire : la polarité des microtubules fait que la cellule possède une « tête » et une « queue » et qu’elle peut avancer dans la bonne direction en fonction des stimuli de l’environnement et pas au hasard.

    Pour cette progression, la cellule recourt à un autre membre du cytosquelette, l’actine, un autre réseau de fibres, plus fines. Cette protéine est ­connue aussi comme constituant de nos muscles dont elle permet la contraction, en association avec la myosine. « Les microtubules organisés de manière centralisée sont comme les nerfs, et le réseau d’actine, associé à la membrane de la cellule, les muscles périphériques. Mais avec la dynamique d’assemblage propre à l’échelle cellulaire ! », note Michel Bornens. Tout récemment, des chercheurs de l’université Brandeis ont même montré que ces deux réseaux se parlent : une protéine connue pour s’accrocher au bout d’un microtubule accélère près de vingt fois la croissance de l’active…

    Le « code tubuline » reste à « cracker »

    Auparavant, les chercheurs avaient eu une autre surprise. Il existerait un code tubuline, comme il y a un code génétique, qu’il suffirait de comprendre pour prédire le fonctionnement de cette machinerie des plus complexes. Autrement dit, de l’information serait encodée sur ces tubes, comprise par les différentes protéines qui s’y attachent, et cela guiderait leur action. « Reste à cracker ce code ! », souligne Carsten Janke, l’un des pionniers de cette recherche. « Tous les microtubules sont identiques et, pourtant, ils ont plusieurs fonctions. Les moteurs ne s’accrochent pas partout, comme s’ils savaient lire ce code. C’est magnifique, mais on ne sait pas encore comment ça marche », ajoute Manuel Théry. Plus précisément, chacune des deux perles, alpha et bêta, constituant la tubuline possède une petite queue formée de quelques acides aminés. Cette chaîne, un peu comme la succession des bases A, C, G, T dans l’ADN des chromosomes, peut être modifiée : une « lettre », voire un accent, en moins ou en plus.

    Mais avec de grands effets. Cela peut suffire à modifier le destin des microtubules, comme l’ont montré les travaux pionniers de l’équipe de Carsten Janke depuis 2010. Il soupçonne que ce genre de perturbations pourrait expliquer certaines maladies comme la neurodégénérescence. De même, en avril dernier, une équipe de l’université de Pennsylvanie montrait comment des changements de lettres induisent une contraction du muscle cardiaque différente. « Tout se passe comme si le système avait une sorte de mémoire qui lui permet de fonctionner. C’est un code, mais un code “flou”, agissant par des signaux graduels, comme un rhéostat et non comme des signaux binaires comme en informatique, imagine Carsten Janke. C’est incroyable de voir que cette complexité est gérée par de si petits détails. »

    Cette machinerie laisse rêveur n’importe quel ingénieur. « Quel équivalent se construirait tout seul ? Se réparerait tout seul ? Grandirait d’un coup pour s’évanouir tout aussi rapidement et réapparaître à un autre endroit ? », s’interrogeait dans la revue Nature, le 26 avril, Gary Borisy. « Cela me rappelle un temple japonais vieux de plusieurs siècles et qui semble en parfait état, pour la bonne raison qu’il est démonté et reconstruit tous les vingt ans ! », ajoutait-il, de passage à Paris avant le congrès d’Heidelberg.

    De quoi faire rêver à des matériaux inspirés par ces propriétés qu’aucun ingénieur n’aurait pu imaginer. « C’est l’un des composants les plus jolis de la biologie avec des propriétés d’autoassemblage, d’autoréparation incroyables. Imaginez ce que pourraient faire un matelas ou une chaise ou un circuit électronique qui auraient des états différents entre le repos et l’action. Qui seraient dynamiques, mais pas trop », rêve Manuel Théry. « Evidemment, un problème est que tout cela se passe en milieu liquide. »

    Pour des anticancéreux moins toxiques

    Cette merveille physico-chimique n’intéresse pas seulement pour les questions fondamentales qu’elle pose, tant les pathologies associées aux microtubules sont nombreuses : cancer, microcéphalie, stérilité, neurodégénérescence, maladies cardiaques…

    « Nous devons comprendre pourquoi certaines cellules développent des résistances au Taxol, par exemple », indique Susan Horwitz, professeur au Collège Albert-Einstein de Médecine (New York), qui a découvert l’action du Taxol et qui, avec des chimistes, essaie de modifier légèrement des molécules actives déjà connues pour répondre à cette question ainsi qu’à celle des effets secondaires. Outre le Taxol, l’ixabepilone évite lui aussi la dépolymérisation de la tubuline et fige le cytosquelette, ce qui conduit à la mort cellulaire. A l’inverse, la colchicine, le nocodazol ou la vincristine bloquent la polymérisation et détruisent donc également la cellule. Pour éviter les effets secondaires liés à ces molécules qui affectent aussi bien les cellules cancéreuses que celles normales, l’équipe de l’Institute for Advanced Biosciences, à Grenoble, cible non pas directement les microtubules, mais des régulateurs de leur croissance. Dans la revue Cancer Research du 23 mai, elle a déjà démontré, chez la souris, des effets comparables au Taxol, mais avec une moindre toxicité.

    Ces dernières années, une nouvelle classe de pathologies a émergé : les ciliopathies. Comme leur nom l’indique, elles ont pour point commun des dysfonctionnements des « cils », minces filaments omniprésents dans bon nombre d’organismes : le flagelle des spermatozoïdes bien sûr, mais aussi ceux piquetés en surface de cellules du cerveau, des poumons ou des reins, où ils agitent les fluides présents et servent de capteurs… En cas de dysfonctionnement, c’est la stérilité, des problèmes de mémoire, des maladies rénales (comme la polykystose rénale), ou le syndrome de Bardet-Biedl, qui associe dégénérescence de la rétine et obésité… Et de quoi sont constitués ces cils ? De microtubules ! Ces derniers assurent le rôle mécanique en battant ou en tournant comme une hélice de bateau. Ils servent aussi de support pour le transport de signaux aux deux extrémités des cils. « Jusqu’aux années 2000, les grands pontes de la biologie cellulaire avaient décrété que le cil était un appendice de la cellule sans aucune fonction. Avant de changer d’avis avec la découverte de son lien avec les polykystoses rénales », indique Maxence Nachury, à l’université Stanford, qui a contribué à mettre en évidence le rôle des cils dans la transmission de signaux entre cellules. Juste retour des choses car, dans l’évolution, le système ciliaire est très primitif, ce qui fait des microtubules l’une des plus anciennes molécules du vivant.

    Responsables de défauts cérébraux

    La forte présence de tubuline dans le cerveau et l’importance des microtubules dans la migration cellulaire les rend responsables de bien des défauts cérébraux lorsque la belle mécanique s’enraye. Au congrès d’Heidelberg, Richard ­Vallee (université Columbia) a ainsi pointé un lien entre microtubules et microcéphalies. A l’inverse, les lissencéphalies, caractérisées par l’absence de plis du cortex cérébral, sont connues pour être associées à des mutations génétiques de la tubulaire.

    « Ce congrès était génial », se félicite Carsten Janke, devant tant de résultats et de perspectives. Ces spécialistes n’en font-ils pas trop avec leur molécule phare ? « Chaque biologiste a bien sûr sa protéine favorite et pense qu’elle est au centre du vivant, sourit Michel Bornens, mais les microtubules sont vraiment des polymères magiques. »
    « On parle sans cesse du génome, mais on oublie que c’est grâce aux produits du génome et en particulier aux propriétés d’auto-organisation du cytosquelette que nous fonctionnons », estime Eric Karsenti, Médaille d’or 2015 du CNRS, pionnier des recherches sur les microtubules, qui souligne également l’apport des physiciens et de leurs approches statistiques pour comprendre cette biochimie complexe. L’interdisciplinarité n’est sans doute pas de trop pour démêler tous ces fils…

  • La guerre contre les « superbactéries » est déclarée

    http://www.lemonde.fr/medecine/article/2016/06/06/la-guerre-contre-les-superbacteries-est-declaree_4939189_1650718.html

    La dernière fois qu’une telle mobilisation sanitaire a eu lieu, c’était face aux ravages de l’infection par le VIH. D’abord limité au monde de la santé, le sujet avait de telles répercussions globales, notamment en termes d’économie et de sécurité, qu’il a fini par être inscrit à l’agenda politique international et a fait l’objet d’une mobilisation qui a changé la donne et a renversé la tendance. C’est à présent le tour de la marée montante des infections résistantes aux antibiotiques d’être à l’ordre du jour de réunions des chefs d’Etat et de faire l’objet d’engagements concrets.

    Une réaction qui se développe alors qu’une nouvelle a tout récemment défrayé la chronique : l’identification en Pennsylvanie, chez une femme âgée de 49 ans, d’une bactérie Escherichia coli résistante à l’un des antibiotiques de dernier recours, la colistine. Différents médias nord-américains ont relayé, en la déformant parfois, cette information publiée le 26 mai dans la revue Antimicrobial Agents and Chemotherapy par une équipe de médecins militaires du Walter Reed Institute.

    Présentée à tort comme le premier cas de résistance à un antibiotique de dernier recours aux Etats-Unis – il en a existé depuis le début des années 1990 –, il s’agit en réalité de la première occurrence américaine d’un mécanisme découvert en Chine à la fin de l’année 2015. Jusqu’ici, les résistances connues étaient liées à un gène mutant porté par un chromosome bactérien qui n’est donc pas échangeable entre bactéries. Au contraire, dans le cas chinois initial et dans celui de Pennsylvanie, le gène baptisé MCR-1 se trouve sur un plasmide, une molécule d’ADN circulaire, qui peut être transféré à une autre bactérie, qui deviendra à son tour résistante.

    Modifier les comportements

    Face à l’émergence d’une bactérie résistant réellement à la panoplie d’antibiotiques existants, les raisons d’inquiétude sont donc bien avérées, même si cela ne signifie pas que les recours face aux infections soient déjà épuisés. D’autant plus que les chiffres sont sans appel et donnent le vertige. Comme le souligne le récent rapport dirigé par Lord Jim O’Neill, « S’attaquer mondialement aux infections résistantes aux traitements », si l’on n’agit pas maintenant, d’ici à 2050, le nombre de décès annuels dus à l’antibiorésistance s’élèvera à 10 millions, et le coût économique cumulé atteindra 100 000 milliards de dollars.

    Une perspective que seules peuvent conjurer la modification des comportements afin de passer à une utilisation raisonnée des antibiotiques et une relance des efforts de recherche et développement pour découvrir de nouvelles molécules. Ce qui implique une volonté politique, des moyens financiers et une mobilisation des acteurs, publics et privés, de la recherche.

    Le phénomène concerne notamment des bactéries dites « à Gram négatif » (selon leur réaction à une méthode de coloration), parmi lesquelles Escherichia coli, Acinetobacter baumannii, Pseudomonas aeruginosa, Klebsiella pneumoniae ou différentes espèces du genre Enterobacter, mais des bactéries à Gram positif sont également impliquées. Quatre classes d’antibiotiques sont considérées comme étant particulièrement génératrices de résistances : l’association amoxicilline-acide clavulanique (dont le chef de file est commercialisé sous le nom d’Augmentin), les céphalosporines, les fluoroquinolones et la témocilline, une pénicilline à spectre étendu, qui peut être une alternative à d’autres antibiotiques à plus large spectre.

    Pour un nombre croissant de pathologies, comme « la pneumonie, la tuberculose, la septicémie et la gonorrhée, le traitement est devenu difficile, voire impossible, suite à la perte d’efficacité des antibiotiques », souligne l’Organisation mondiale de la santé.

    La principale cause en est l’usage abusif ou inapproprié des molécules antibactériennes. En médecine humaine, la prescription est le plus souvent effectuée sans recourir au préalable à un test diagnostique pour confirmer qu’il s’agit bien d’une infection bactérienne, ce qui conduit à des prises probabilistes et injustifiées. L’usage d’antibiotiques hors de toute prescription médicale est également un grand pourvoyeur de résistances. L’usage excessif de ces médicaments chez l’animal est à présent largement dénoncé, en particulier en raison du recours aux antibiotiques, notamment aux Etats-Unis, à des fins non médicales, mais pour tirer parti du fait que les animaux qui en consomment deviennent plus gros.

    Cela a justifié en France une action dans le domaine agricole, qui a pris la forme du plan Ecoantibio 2012-2017. En termes quantitatifs, le plan national de réduction des risques d’antibiorésistance en médecine vétérinaire « vise une réduction en cinq ans de 25 % de l’usage des antibiotiques vétérinaires, en développant les alternatives qui permettent de préserver la santé animale sans avoir à recourir aux antibiotiques ».

    Au mois d’avril 2016, de nouvelles mesures réglementaires encadrant le recours aux antibiotiques critiques en médecine vétérinaire sont entrées en vigueur en France (où les vétérinaires sont à la fois prescripteurs et vendeurs des médicaments), à la suite de la parution, le 18 mars, d’un décret ministériel en application de la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt.

    Ces mesures prévoient « l’interdiction du recours préventif à une cinquantaine d’antibiotiques critiques, c’est-à-dire leur utilisation sur des animaux non affectés par une bactérie pathogène » et « la réalisation de tests permettant de s’assurer qu’un autre antibiotique ne pourrait pas être utilisé avant toute prescription d’un antibiotique critique en médecine vétérinaire », précise un communiqué commun de Marisol Touraine, ministre en charge de la santé, et de Stéphane Le Foll, ministre de l’agriculture.

    Face aux infections bactériennes à Gram négatif, qui peuvent se révéler très dangereuses, les médecins sont même allés rechercher un vieil antibiotique, la colistine, arrivé sur le marché vers la fin des années 1950, mais dont l’usage était progressivement tombé en désuétude au cours des années 1970 en raison de sa toxicité. Au début des années 2010, des travaux de réévaluation ont été entrepris par une équipe internationale sur financement par l’Institut national de l’allergie et des maladies infectieuses (l’un des NIH américains), afin de mieux définir la dose efficace et limiter le risque d’émergence de résistances, tout en diminuant les effets toxiques, notamment sur le rein. Les tests ont été effectués chez des patients hospitalisés en situation critique, avec une défaillance plus ou moins importante de la fonction rénale, en utilisant le méthanesulfonate de colistine, une forme inactive qui se convertit en colistine active une fois dans l’organisme.

    Outre la colistine, une demi-douzaine d’antibiotiques, dont les carbapénèmes (de la famille des bêta-lactamines, dont le premier représentant a été l’historique pénicilline découverte fortuitement en 1929), sont considérés comme ceux de dernier recours, qu’il s’agit donc de préserver le plus longtemps possible des résistances qui ont commencé à apparaître.

    Redynamiser la recherche

    Que ce soit à un niveau national ou international, les rapports, recommandations et plans se sont multipliés ces derniers temps : rapport dirigé par le professeur Jean Carlet et Plan antibiotiques (dont la troisième édition, 2011-2016, va arriver à échéance) en France, rapport « Antimicrobial Resistance in G7 Countries and Beyond » de l’OCDE, en septembre 2015, qui montre que les Etats membres du G7 consommant le plus d’antibiotiques (France et Espagne) sont aussi ceux où la fréquence des résistances est la plus élevée, rapport dirigé par Lord Jim O’Neill à la demande du premier ministre britannique David Cameron, en mai 2016…

    Tous vont dans le même sens pour dresser un constat inquiet de la situation, identifier les causes de l’expansion irrésistible de l’antibiorésistance, proposer un ensemble de mesures et déployer des moyens, afin de relancer la recherche et développement de nouveaux antibiotiques, un domaine que de nombreux laboratoires pharmaceutiques ont abandonné. Sous l’impulsion de l’Allemagne, la réunion des ministres de la santé du G7 en octobre 2015 a adopté une déclaration allant dans le sens d’une action coordonnée et résolue. Lord O’Neill, qui est devenu secrétaire d’Etat au commerce dans le gouvernement de David Cameron, compte bien redynamiser la recherche de nouveaux antibiotiques en s’appuyant sur le G20 prévu en septembre et en misant sur une réunion de haut niveau des Nations unies sur le sujet.

    De leur côté, une centaine de laboratoires pharmaceutiques ont lancé, en janvier 2016, un appel aux gouvernements les invitant à « aller à présent au-delà des déclarations d’intention actuelles et de passer concrètement à l’action, en collaboration avec les entreprises, pour soutenir l’investissement dans le développement d’antibiotiques, tests diagnostiques, vaccins et autres produits vitaux pour la prévention et le traitement des infections résistantes aux traitements ».

    Le rapport O’Neill avance le principe d’une « récompense à l’entrée sur le marché », d’un montant de 1 à 1,5 milliard de dollars, pour les entreprises qui mettraient au point avec succès de nouveaux antibiotiques et s’engageraient à respecter des conditions strictes de commercialisation. Ce bonus pourrait, entre autres options, être alimenté par un mécanisme pay or play, où les industriels qui ne développent pas de nouvelles molécules antibactériennes financeraient la récompense de ceux qui s’y sont engagés.

    Simultanément, une autre initiative a été prise, le 24 mai, lors de l’Assemblée mondiale de la santé à Genève : la Drugs for Neglected Diseases initiative (DNDi) – organisation de recherche indépendante à but non lucratif luttant contre les maladies tropicales – et l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ont conjointement lancé le partenariat « Global Antibiotic Research and Development » (GARD, Partenariat global pour le développement des antibiotiques). GARD doit s’attaquer à la résistance aux antibiotiques, « une menace majeure pour la santé publique ».

    Evoquant les conséquences d’une absence d’investissements dans ce domaine, le docteur Marie-Paule Kieny, sous-directeur général à l’OMS, a affirmé : « Sans cela, nous pourrions perdre la pierre angulaire de la médecine moderne, et les infections et blessures légères qui étaient traitables pourraient tuer à nouveau. Mais nous devons également changer la manière dont nous utilisons les nouveaux antibiotiques pour ralentir la constitution de résistances. » GARD s’assurera également de ce que « tout nouveau produit provenant de cette initiative soit abordable pour tous ».

    « Nous pourrons considérer que nos efforts auront été couronnés de succès si, dans 5 à 7 ans, notre portefeuille de trois ou quatre projets débouche sur un produit, estime pour sa part le docteur Bernard Pécoul, directeur exécutif de la DNDi. Nous allons travailler à partir d’antibiotiques abandonnés, en améliorant les formulations, mais aussi sur des combinaisons d’antibiotiques ou l’association d’un antibiotique et d’une molécule qui amplifie son action. »

    Lors du lancement de l’initiative GARD, la DNDi a annoncé avoir obtenu des engagements gouvernementaux de la part des ministères en charge de la santé en Allemagne et aux Pays-Bas, du Conseil de la recherche médicale d’Afrique du Sud et du Département britannique du développement international. Médecins sans frontières appuie également l’initiative. L’ensemble de ces soutiens se traduit par un total de 2 millions d’euros pour les deux années de phase d’incubation.

    Fidèle à son orientation de partir des besoins des patients, la DNDi va travailler avec l’OMS sur une liste des maladies infectieuses prioritaires, entre autres le sepsis néonatal (réponse inflammatoire généralisée à une infection grave, elle tue 6 millions de nouveau-nés par an dans le monde), la gonorrhée… « Nous n’allons pas aller sur les pistes où les Instituts nationaux de la santé américains (NIH) ou d’autres acteurs comme l’Union européenne sont déjà présents – les résistances aux antibiotiques dans les services de soins intensifs –, mais développer une complémentarité », plaide Bernard Pécoul.

    « Les industriels de la pharmacie ont créé des projets, puis ont demandé à l’Union européenne de lancer un appel d’offres sur l’objectif qu’ils ont prédéfini. Nous voulons procéder à l’inverse. Surtout, insiste Bernard Pécoul, il est nécessaire de réinventer la recherche publique et privée pour trouver une nouvelle famille d’antibiotiques et ne pas réitérer ce qui s’est passé avec les quinolones, une famille originale très efficace, dont l’utilisation trop abondante a rapidement engendré des résistances. »

    Des moyens conséquents

    Quelles que soient les modalités, la bataille contre les résistances aux antimicrobiens et aux antibiotiques en particulier ne pourra pas être gagnée sans le déploiement de moyens conséquents. A l’image des NIH des Etats-Unis, qui ont annoncé en janvier 2016 qu’ils accordaient 5 millions de dollars de financement à 24 projets de recherche destinés à développer des traitements non traditionnels pour les infections bactériennes. Une décision qui s’inscrit dans le Plan d’action national pour combattre les bactéries résistantes aux antibiotiques adopté par la Maison Blanche.

    Mais le changement des comportements tant des professionnels de santé que des patients n’est pas moins impératif. « En France, 158 000 personnes contractent chaque année une infection à bactérie multirésistante et 12 500 en décèdent », rappelait le professeur Jean Carlet, dans un bilan sur la consommation d’antibiotiques paru en novembre 2015. Tout le monde se souvient de la campagne lancée en 2002 par l’Assurance-maladie autour du slogan « Les antibiotiques, c’est pas automatique », avec pour objectif une diminution de 25 % de leur usage.

    Si la mémorisation a été excellente, il n’en demeure pas moins que la France reste l’un des des plus gros consommateurs d’antibiotiques en Europe : « Elle consomme 30 % de plus que la moyenne européenne, 3 fois plus que les pays les plus vertueux, qui nous sont à bien des égards comparables. Cette surconsommation entraîne une dépense injustifiée de 71 millions d’euros par rapport à la moyenne européenne, et de 441 millions par rapport aux pays les plus vertueux », poursuivait le professeur Carlet.

    Il rappelait que, si le niveau d’antibiorésistance n’est pas aussi élevé que ce qu’il devrait être en conséquence, cela n’est dû qu’à de « très bonnes mesures d’hygiène à l’hôpital et à la mise en place de mesures d’isolement drastiques lors de toute infection ou colonisation avec des bactéries multirésistantes (BMR) ». Un rempart indispensable, mais trop précaire pour suffire à éloigner la menace.

    Un phénomène naturel amplifié

    « La résistance aux antibiotiques constitue aujourd’hui l’une des plus graves menaces pesant sur la santé mondiale. Elle peut frapper n’importe qui, à n’importe quel âge, dans n’importe quel pays. L’antibiorésistance est un phénomène naturel, mais qui est accéléré par le mauvais usage des antibiotiques chez l’homme et l’animal. » C’est en ces termes que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) décrit les faits essentiels sur la résistance aux antibiotiques. Ce terme s’applique à des bactéries chez lesquelles une mutation d’un gène a engendré la capacité de ne pas être détruites par les antibiotiques. Au départ, il s’agit d’un mécanisme de sélection naturelle qui est amplifié par une antibiothérapie mal prescrite (inutile ou inappropriée) ou mal suivie (traitements arrêtés de manière intempestive). Plus large, le terme de « résistance aux antimicrobiens » englobe également des infections dues à des virus (VIH, par exemple), à des parasites (paludisme) ou à des champignons (candidoses).

  • Carl Elliot, lanceur d’alerte sur les essais cliniques

    http://www.lemonde.fr/medecine/article/2016/02/09/carl-elliot-lanceur-d-alerte-sur-les-essais-cliniques_4861640_1650718.html

    Pendant plus de sept ans, le bioéthicien Carl Elliot a lancé l’alerte. Sept années durant lesquelles il a épluché les rapports des précédentes enquêtes, cherché des réponses auprès de la direction de l’université du Minnesota au sein de laquelle il travaille, raconté l’histoire dans la presse, alerté la communauté médicale. Sept années d’un combat qui, tout en lui donnant raison, l’a aussi laminé. « Avoir été réprimandé par le doyen, ce n’est pas si grave. Le plus dur, c’est quand certains collègues que vous pensiez être des amis commencent à vous attaquer par-derrière », racontait-il récemment, face à une douzaine de bioéthiciens rassemblés à la Fondation Brocher à Genève, sur le thème des lanceurs d’alerte. Ses yeux, après ces propos, s’embuent de larmes.

    Barbe grisonnante, visage fatigué, Carl Elliott ne lâche pourtant pas le morceau. Et sans son opiniâtreté, aucune enquête indépendante n’aurait été menée sur les conditions dans lesquelles sont menés les essais cliniques au sein du département de psychiatrie de l’université du Minnesota. Et rien n’aurait transparu. Ni l’ampleur des conflits d’intérêts, ni les négligences dans la supervision des essais cliniques, ni le climat de peur. « Carl a un sens très fort de l’équité et de la loyauté, et il a senti que quelque chose n’allait pas dans cette histoire », commente le bioéthicien Leigh Turner, de l’université du Minnesota. Ami et collègue de Carl Elliott, il a contribué à lancer l’alerte, et se trouve comme lui, contraint à travailler à l’extérieur du département de bioéthique de l’université de Minnesota, pour en fuir l’hostilité. « Carl et Leigh sentaient vraiment qu’il y avait un problème et qu’ils mettraient en péril leur intégrité s’ils ne réagissaient pas », commente Trudo Lemmens, un bioéthicien de l’université de Toronto qui est à l’origine d’une pétition signée en 2010 par 175 spécialistes en médecine et en sciences sociales. « Carl a vraiment une excellente réputation professionnelle, même si maintenant, certains le trouvent trop zélé », précise t-il.

    Tout commence en 2008 par la lecture d’un article publié dans la presse locale relatant le suicide en 2004 de Dan Markingson, un patient schizophrène de 26 ans, au cours d’un essai clinique mené au département de psychiatrie de l’université. L’article fait peser des soupçons sur les conditions dans lesquelles Dan Markingson avait accepté de participer à cet essai. Stephen Olson, le psychiatre qui l’examina lors de son admission, à l’automne 2003, diagnostiqua un premier épisode de schizophrénie et le jugea inapte à exercer son libre-arbitre. Ce qui ne l’empêcha pas d’obtenir son consentement pour participer à l’essai clinique CAFE, financé par le laboratoire AstraZenecca. Il s’agissait de comparer l’efficacité de trois antipsychotiques, dont le Seroquel d’AstraZenecca, qui selon l’article, versait 15 000 dollars (près de 14 000 euros) par patient recruté au département de psychiatrie de l’université du Minnesota.
    Rapidement, l’état de Dan Markingson se dégrada, sans que le docteur Olson ne s’en inquiète. Jusqu’à ce jour de mai 2004 où Dan Markingson fut retrouvé mort, après s’être tranché la gorge.

    Un universitaire sensibilisé aux problèmes éthiques

    Au moment où il prend connaissance de cette histoire, Carl Elliott est rompu aux questions éthiques qu’elle soulève. Né en 1961, il grandit dans une petite ville de Caroline du Sud aux Etats-Unis, durant la période de l’abolition des lois de ségrégation raciale. « A l’école, je jouais au basket avec mes amis noirs, et j’ai compris que ces lois étaient une injustice institutionnalisée. Dans mon entourage proche, j’ai connu beaucoup de gens respectables, qui restaient pourtant aveugles aux questions de race », raconte-t-il. Fils d’un médecin, il emboîte les pas de son père. Mais une fois son diplôme obtenu, il abandonne la médecine pour une thèse de philosophie, qu’il obtient à la fin des années 1980 à l’université de Glasgow, en Ecosse. Son sujet ? La responsabilité des patients psychiatriques dans les crimes qu’ils commettent. Il enchaîne ensuite plusieurs post-doctorats, dans différentes universités aux Etats-Unis, en Nouvelle-Zélande et en Afrique du Sud, avant d’obtenir un poste de bioéthicien à l’université McGill à Montréal, puis à l’université du Minnesota, en 1997.

    Au cours de sa carrière, apparaissent des thèmes récurrents, dont l’analyse des stratégies utilisées par l’industrie pharmaceutique pour développer le marché de ses médicaments, ou la recherche médicale impliquant les patients vulnérables, tels que les prisonniers ou les patients psychiatriques. Il est aussi l’auteur de livres remarqués et d’articles dans de grands titres de la presse américaine dont The New Yorker, The New York Times, The Atlantic et MotherJones, un journal d’investigation de gauche. Intellectuel engagé, il y pointe sans détours les enjeux éthiques et philosophiques des mutations contemporaines. Dans l’article « The Drug Pushers » (« Les trafiquants de médicaments » ou « Les dealers », The Atlantic, 2006), il mêle ainsi souvenirs personnels et enquête pour analyser l’évolution de la relation entre médecins et visiteurs médicaux, et lever le voile sur les stratégies commerciales des industries pharmaceutiques.

    Un voile qu’il s’efforcera de lever aussi, pour comprendre ce qui est arrivé à Dan Markingson. A une nuance près. Il s’agit, cette fois, d’enquêter sur sa propre université. Et rapidement, il acquiert la conviction qu’elle est en cause. Dans un article publié en 2010 dans MotherJones, il livre une analyse implacable des enjeux de l’essai clinique CAFE, en le replaçant dans le contexte des stratégies développées par les industriels, pour augmenter les prescriptions des antipsychotiques atypiques, dont font partie les trois médicaments testés. Dès lors, la notoriété de l’affaire augmente, et les efforts de Carl Elliott finissent par payer. En décembre 2013, une nouvelle enquête indépendante est ordonnée.

    Publié en février 2015 et fondé sur l’analyse de 20 essais cliniques en cours à l’université du Minnesota, son rapport révèle des négligences systématiques dans la protection des sujets vulnérables et le cumul des rôles, entre médecin traitant et investigateur de l’essai clinique. Des thématiques s’inscrivant une fois de plus dans un contexte bien plus large que celui de l’université de Minnesota. « Cette histoire ouvre toute la complexité du soin, note ainsi le psychiatre Bruno Falissard, directeur du Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations de la Maison de Solenn, à Paris. Aujourd’hui, on a l’impression que soigner, c’est technologique. Mais soigner le sujet pensant qu’est le patient, ce n’est pas seulement soigner ses organes. C’est plus complexe que cela, et lorsque vous mettez là-dedans de l’argent plus des firmes pharmaceutiques, c’est un bazar intégral. »

    A l’université du Minnesota, les qualités qui avaient valu à Carl Elliott son recrutement lui valent désormais de la défiance. « Sans savoir ce qu’il vous a dit et quels documents il a partagés, il m’est difficile d’ajouter des commentaires », répond à son sujet par email Brian Lucas, directeur de la communication. Fidèle à lui-même, Carl Elliott, lui, tire les conclusions qui s’imposent. « Je n’étais pas surpris d’apprendre que l’industrie manipule les essais cliniques. Mais j’ai longtemps été un partisan de l’université, car je pensais que c’était plus sain. Cela a été un choc pour moi de découvrir à quel point l’argent avait de influence », conclut-il.