Alors que la gauche partisane italienne est à bout de souffle, Domenico Lucano, le maire de Riace, arrêté à l’automne pour aide à l’immigration clandestine, est en train de devenir une figure de ralliement pour les opposants à la politique de Matteo Salvini. Récit d’une ascension, de maire banni à homme politique courtisé.
Palerme (Italie), correspondance – La salle Alessi du palais Marino bruisse d’impatience. Plusieurs centaines de personnes se serrent sous les plafonds du salon de la mairie de Milan pour assister à l’événement « De Riace à Lodi, solidarité et droits » organisé par le groupe « Milano in commune ». Dehors, près de deux cents personnes ont fait la queue pendant des heures sans réussir à rentrer.
« Mimmo, Milan est avec toi », crie la foule. « Mimmo », ce surnom est désormais celui de l’homme que tous attendent ce soir de fin octobre : Domenico Lucano, ancien maire de Riace, suspendu de ses fonctions. Arrêté le 2 octobre pour aide à l’immigration clandestine et attribution frauduleuse du marché de ramassage des ordures, le maire calabrais est devenu en un mois un symbole qui dépasse largement les frontières de sa Calabre natale, dans le sud du pays.
Costume bleu marine et chemise blanche, Domenico tient le micro d’une main, l’autre lui servant à ponctuer chacune de ses phrases de grands gestes : « Je n’aurais jamais imaginé qu’un jour une grande ville comme Milan m’accueillerait, je n’ai jamais eu comme objectif de devenir aussi célèbre, comme ça, à l’improviste, mais il y a une faim d’humanité. » Tonnerre d’applaudissements. « Riace nous montre qu’une autre humanité est possible », conclut Domenico Lucano. La salle se lève, applaudit, encore. Un homme brandit un journal sur lequel s’étale ce titre en grosses lettres : « Unis et solidaires contre le gouvernement ». Une voix entonne « Bella Ciao » avant que tout le monde ne reprenne en chœur.
La scène a de quoi surprendre, mais elle est symbolique de l’aura qu’a soudainement acquise celui qui est devenu l’un des maires les plus célèbres du pays. En Italie, pas une semaine sans qu’une conférence, un sit-in ou un rassemblement ne soit organisé en soutien au maire. La société civile se mobilise, tous azimuts, quitte à brouiller parfois le message. L’association Recosol, le Réseau des communes solidaires, appelle les communes italiennes à faire du maire déchu leur citoyen d’honneur dans le cadre d’une campagne intitulée « 10, 100, 1000 Riace ».
À Marsala en Sicile, à Santa Maria del Cedro en Calabre, à Milan en Lombardie, à Piombino en Toscane, des pétitions sont lancées pour répondre favorablement à l’initiative de Recosol. À Sutri, dans le Latium, le très controversé maire Vittorio Sgarbi – élu au Parlement italien sur la liste de Forza Nuova en mars 2018 et sans groupe politique depuis le 4 octobre – est l’un des premiers à proclamer Domenico Lucano citoyen d’honneur de sa ville. La cérémonie officielle aura lieu en décembre.
La ville de Ferrara qui avait suspendu tous ses jumelages vient de faire une exception en en créant un avec Riace, après une proposition du « groupe anti-discrimination » de la ville pour « accueillir Mimmo et Riace chez nous ». Fin octobre, encore, les Giovani Democratici, le mouvement de jeunesse du Parti démocrate (PD, sociaux-démocrates) organisent un sit-in sur l’une des places centrales de Rome en l’honneur du maire calabrais. Des artistes de BD, des illustrateurs organisent un recueil de dessins.
« N’en faisons pas un martyr », commente sobrement le ministre de l’intérieur Matteo Salvini face à l’engouement croissant suscité par le maire de Riace. Un ton bien moins tranché que celui avec lequel il n’hésitait pas à qualifier Domenico Lucano de « zéro » au début de son mandat. Car les hashtags lancés dans la foulée de son arrestation – « Riace ne s’arrête pas » ou « Je suis Riace » – ne s’évanouissent pas au bout de quelques jours, comme c’est souvent le cas. C’est même plutôt le contraire : le mouvement de solidarité avec Riace et son maire déchu semble avoir réveillé une partie des Italiens.
« Cette histoire a eu le mérite de libérer toutes ces énergies qui étaient là, mais n’avaient pas forcément été déployées par le passé », reconnaît Giulia Galera. La jeune femme fait partie des organisateurs de « Solidarity Poetry Riace », un événement organisé dimanche 4 novembre en soutien au modèle Riace. Aux quatre coins de l’Italie, mais aussi à Paris et dans plusieurs villes d’Espagne, une poésie d’Erri de Luca est lue, le moment est filmé puis posté sur les réseaux sociaux.
« C’est une toute petite contribution, symbolique pour montrer notre solidarité », commente Giulia Galera. Chercheuse au sein d’Euricse, un institut de recherche européen sur les coopératives et les entreprises sociales, la jeune femme décrit un « moment historique préoccupant sur les questions migratoires » qui l’a poussée à l’action.
Si le phénomène s’ancre dans le temps et du nord au sud du pays, c’est aussi parce qu’il n’est pas qu’une réaction épidermique au nouveau gouvernement. Le modèle Riace représente tout une partie de l’opinion publique déçue par les politiques du PD sur une question aussi cruciale que l’immigration. « D’un côté, on a plusieurs gouvernements successifs qui nous ont martelé que ce n’était pas un phénomène structurel, qu’il fallait y répondre au coup par coup, qui pratiquaient une politique de l’autruche », rappelle Francesco Pallante, professeur de droit constitutionnel à l’université de Turin.
À cette politique de l’urgence, le modèle Riace oppose un modèle durable destiné à la fois à accueillir les migrants, mais aussi à faire revivre un territoire en déclin. « C’est l’exemple qu’on peut transformer en mieux notre société », commente Giulia Galera. La figure même de Domenico Lucano n’est probablement pas étrangère à l’adhésion qu’il suscite. Simple, au verbe franc, il stupéfait les téléspectateurs lorsque, interrogé sur un plateau de télévision, il explique avoir dormi dans sa voiture, sous le panneau de sa commune, lorsqu’il a été contrait à quitter sa ville, le 17 octobre.
« Et puis de l’autre côté, poursuit le professeur d’université, il faut admettre que le gouvernement de Paolo Gentiloni [PD, au pouvoir de 2016 à 2018 – ndlr] a mené une politique dure sur l’immigration, avec le ministre de l’intérieur Marco Minniti et que Matteo Salvini porte à l’extrême les conséquences de politiques déjà amorcées – moins brutalement – ou héritées du vide laissé par ceux qui n’ont jamais nettement pris position. »
En février dernier – avant l’arrivée au pouvoir de la Ligue de Salvini –, l’Italie a par exemple signé un mémorandum d’entente avec le premier ministre du gouvernement d’unité nationale libyen Fayez al-Sarraj afin de contenir les départs de migrants. Huit mois plus tôt, en juin 2017, le Sénat se penchait sur la nouvelle loi de citoyenneté votée en 2015 au Parlement avec l’introduction du jus soli pour les enfants de parents immigrés, sous certaines conditions.
Ce cheval de bataille pour le PD, qui a enflammé le débat politique, s’est soldé par un échec : le texte a été rejeté au Sénat en décembre 2017 sans même avoir été examiné, car le nombre de sénateurs présents n’était pas suffisant. Parmi les absents, 29 des 89 sénateurs du PD. « Domenico Lucano est aussi devenu un symbole parce qu’au sein des grands partis, personne n’a assumé un discours politique différent des autres », résume Francesco Pallante, également membre de l’association Justice et Liberté.
Dans les rangs des partis de gauche, pas grand monde n’a échappé au phénomène Lucano. Parmi les premiers poids lourds de la politique italienne à manifester leur soutien au modèle Riace, Enrico Rossi, président de la région Toscane et membre du parti Article 1er Mouvement démocrate et progressiste, né d’une scission avec le PD l’année dernière. Dans la presse, les rumeurs les plus incongrues circulent : le PD aurait proposé à Domenico Lucano de devenir le porte-parole du parti dans le sud du pays pour la campagne des européennes du mois de mai.
L’hypothèse semble peu probable si l’on se rappelle que le PD avait été le premier à attaquer violemment le modèle Riace et à bloquer les fonds dévolus au système d’accueil de la ville en août 2017. Une chose est sûre : plus personne ne semble douter de la carrure politique du maire calabrais en cette période préélectorale. Le maire de Palerme Leoluca Orlando, ouvertement pro-migrants, l’a invité dans sa ville dès qu’il s’est retrouvé contraint à l’exil à la mi-octobre.
Mais l’ouverture pourrait bien venir de Naples. Le maire de la ville, Luigi de Magistris, a fait une invitation similaire sur Twitter à Domenico Lucano, lançant surtout sur son site personnel un appel à soutenir le modèle d’accueil promu par Riace. Après avoir été député européen de 2009 à 2011, Luigi de Magistris a créé l’année dernière son propre parti Démocratie et Autonomie (demA), grâce auquel il souhaite construire un « front populaire démocratique » face au gouvernement, allié avec l’ex-ministre des finances grec Yanis Varoufakis.
Domenico Lucano, lui, reste stoïque face à cet emballement médiatique et politique. « Moi qui dis tout le temps des bêtises, ils ont réussi à me rendre important, s’amuse le maire dans un entretien au quotidien La Repubblica. Ils auraient aimé effacer l’histoire de Riace et la faire disparaître à l’intérieur de sa géographie, au fin fond des montagnes calabraises. Mais c’est l’inverse. Tout le monde comprend que Riace n’a jamais été aussi vivante. »