• Le skyrmion, mémoire en attente

    http://www.lemonde.fr/sciences/article/2013/08/26/le-skyrmion-memoire-en-attente_3466646_1650684.html

    Un nom imprononçable. Une définition impénétrable. Une représentation insaisissable. Mais des promesses palpables. Tels sont les skyrmions, nouveaux venus dans le catalogue des particules et prêts à bousculer bien des technologies.

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    Observés pour la première fois en 2009 en Allemagne, ils suscitent la passion de plusieurs groupes de recherche dans le monde, car ils pourraient remplacer rien de moins que les vaillants électrons dans tout ce qui sert à stocker et à traiter l’information dans les puces ou les disques durs des ordinateurs. Après l’électronique, la skyrmionique ?

    « Au début, nous avons observé quelque chose que nous ne comprenions pas. Les explications proposées avaient l’air tellement compliquées qu’on ne voulait même pas en entendre parler. Nous avions comme un blocage mental. Et puis cette idée inhabituelle s’est imposée », raconte Christian Pfleiderer, de l’université de Munich, auteur dans Science du premier article ayant identifié des skyrmions dans un cristal de silicium et de manganèse.

    « POUR NOUS AUSSI C’EST COMPLIQUÉ ! »

    Mais qu’est-ce qu’un skyrmion ? « Pour nous aussi c’est compliqué ! », prévient André Kubetzka, de l’université de Hambourg, qui, dans Science, vient d’expliquer comment son groupe a fait pour la première fois apparaître et disparaître à sa guise des skyrmions un à un.

    En fait, un skyrmion n’est pas une particule élémentaire comme peut l’être un électron. C’est plutôt une bille d’électrons dont le caractère surprenant vient d’une propriété subtile de l’électron : le spin. Le spin est une sorte de petite aiguille aimantée portée par les électrons, qui sont généralement utilisés comme porteurs des charges électriques négatives que les différents composants d’un ordinateur comptent, stockent, déplacent...

    Le spin, lui, peut bouger, sans que l’électron se déplace. Tête en haut, tête en bas, tête inclinée... Souvent les spins ont tendance à s’orienter tous dans la même direction : cela crée des aimants. C’est aussi la clé du stockage de l’information dans les disques durs.

    Dans un skyrmion, au contraire, les spins ne sont pas au garde-à-vous. Ils semblent s’enrouler de proche en proche, chaque spin pivotant par rapport à son voisin. La beauté est que cette configuration finale est stable et robuste, comme un simple noeud bien serré. Pas facile à défaire sans ciseaux. Finalement, le skyrmion se comporte comme une particule que les physiciens rêvent d’utiliser pour développer de nouveaux systèmes plus performants.

    « UN STOCKAGE D’INFORMATIONS PUREMENT ÉLECTRONIQUE »

    « Dans un disque dur, une tête de lecture se déplace mécaniquement au-dessus d’une surface pour lire les informations magnétiques. Les skyrmions défileraient, eux, devant une tête fixe. Un stockage d’informations purement électronique, sans dispositif mécanique, aurait beaucoup d’avantages », résume Albert Fert, Prix Nobel de physique 2007 et directeur d’un groupe de recherche commun à Thales et au CNRS.

    Sa passion pour ces états bizarres de spin remonte à loin. Il avait en effet prévu les forces au coeur des matériaux qui leur donnent naissance dès 1990. Mais sans les baptiser d’après le nom du physicien anglais Skyrme qui, en 1962, avait proposé cet objet mathématique pour décrire les particules élémentaires (mais sans succès). "A l’époque j’avais d’autres « soucis » ; ces états de spin pouvaient attendre", ironise le chercheur en évoquant son travail d’alors qui lui vaudra le prix Nobel : la découverte d’un effet magnétique géant qui dopera la quantité d’informations stockables dans les disques durs.

    L’autre avantage du skyrmion est qu’il est minuscule, de la taille de quelques atomes, et donc occupe cent fois moins de place que les domaines magnétiques qui servent aujourd’hui à stocker l’information, promettant des densités de stockage encore plus importantes.

    Encore faut-il être capable de les créer, de les voir, de les effacer, de les déplacer... Les skyrmions apparaissent en fait « naturellement » dans des cristaux bien choisis ou à l’interface entre une mince couche magnétique et un substrat de métal lourd. Des interactions particulières ont lieu alors entre les spins qui font que ceux-ci préfèrent s’entortiller plutôt que de pointer tous dans la même direction.

    « COUPURE » DU NOEUD MAGNÉTIQUE

    C’est ce que l’équipe de M. Pfleiderer a eu du mal à croire pendant presque deux ans entre 2007 et 2009. Puis que les Japonais de l’université de Tokyo ont confirmé par une autre méthode. Le 9 août, l’équipe d’André Kubetzka montrait sa capacité à détruire et à créer des skyrmions. Un effet étonnant puisqu’ils sont réputés stables. Les chercheurs ont en fait « coupé » le noeud magnétique grâce à la fine pointe d’un microscope à effet tunnel et en faisant passer un assez fort courant électrique... « Cependant on ignore ce qui se passe pendant le passage d’un état à l’autre. Les théoriciens ont encore du travail », souligne André Kubetzka.

    Les expérimentateurs aussi. Car pour l’instant aucun système n’est exploitable hors du laboratoire. Les champs magnétiques utilisés sont trop forts. Les températures très basses. Et la fabrication n’est pas simple : l’équipe de Kubetzka utilise une couche de fer aussi fine qu’un seul atome !

    Albert Fert reste optimiste. « Les simulations effectuées avec Vincent Cros et Joao Sampaio, que nous allons publier, montrent que des couches un peu plus épaisses, plus faciles à fabriquer, peuvent aussi contenir des skyrmions. Et des courants électriques polarisés peu intenses peuvent déplacer aussi ces objets. » Des expériences sont aussi en cours pour confirmer la faisabilité. Pour le Prix Nobel, « les skyrmions peuvent représenter l’entité ultime d’information magnétique manipulable. L’excitation actuelle devrait durer ». A moins de tomber sur un noeud vraiment costaud.