Comment lâargent de lâUE permet aux pays du Maghreb dâexpulser des migrants en plein dĂ©sert
Par Nissim Gasteli (Tunis, correspondance), Maud Jullien (Lighthouse Reports), Andrei Popoviciu (Lighthouse Reports) et Tomas Statius (Lighthouse Reports)
s des droits humains et avec le renfort de moyens européens.
A Rabat, au Maroc, Lamine (toutes les personnes citĂ©es par un prĂ©nom ont requis lâanonymat), un jeune GuinĂ©en, a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© six fois par la police, en 2023, avant dâĂȘtre renvoyĂ© sans mĂ©nagement Ă lâautre bout du pays. En Mauritanie, Bella et Idiatou, Ă©galement guinĂ©ennes, ont Ă©tĂ© abandonnĂ©es en plein dĂ©sert aprĂšs avoir Ă©tĂ© interpellĂ©es, puis incarcĂ©rĂ©es. Leur crime ? Avoir pris la mer pour tenter de rejoindre lâEspagne. En Tunisie, François, un Camerounais, sâest orientĂ© comme il a pu aprĂšs que les forces de sĂ©curitĂ© lâont lĂąchĂ©, au beau milieu des montagnes, prĂšs de la frontiĂšre avec lâAlgĂ©rie. CâĂ©tait la troisiĂšme fois quâil Ă©tait dĂ©portĂ© en lâespace de quelques mois.
Ces trois rĂ©cits de personnes migrantes se ressemblent. Ils se dĂ©roulent pourtant dans trois Etats diffĂ©rents du nord de lâAfrique. Trois pays distincts qui ont en commun dâĂȘtre les Ă©tapes ultimes des principales routes migratoires vers lâEurope : celle de la MĂ©diterranĂ©e centrale, qui relie les cĂŽtes tunisiennes Ă lâĂźle italienne de Lampedusa ; celle de la MĂ©diterranĂ©e occidentale, qui part du Maghreb vers lâEspagne ou encore la route dite « Atlantique », qui quitte les rivages du SĂ©nĂ©gal et du Sahara occidental pour rejoindre les Ăźles Canaries.
Pour cette raison, le Maroc, la Tunisie et la Mauritanie ont aussi en commun de faire lâobjet de nombreuses attentions de lâUnion europĂ©enne (UE) dans la mise en place de sa politique de lutte contre lâimmigration irrĂ©guliĂšre. Alors que la question migratoire crispe les opinions publiques et divise les Etats membres sur fond de montĂ©e de lâextrĂȘme droite dans de nombreux pays, lâEurope mobilise dâimportants moyens pour Ă©viter que les Subsahariens candidats Ă lâexil ne parviennent jusquâĂ la mer. Au risque que lâaide apportĂ©e aux gouvernements du Maghreb participe Ă des violations rĂ©pĂ©tĂ©es des droits humains.
Depuis 2015, les trois Etats ont perçu plus de 400 millions dâeuros pour la gestion de leurs frontiĂšres, rien que par lâentremise du fonds fiduciaire dâurgence (FFU), lancĂ© par lâUE lors du sommet sur la migration de La Valette, capitale de Malte. Une somme Ă laquelle sâajoutent des aides accordĂ©es directement par certains Etats membres ou relevant dâautres programmes. En juillet 2023, lâUE a encore signĂ© un accord avec la Tunisie, qui inclut une aide de 105 millions dâeuros pour lutter contre lâimmigration irrĂ©guliĂšre. Peu de temps avant, le 19 juin, le ministre de lâintĂ©rieur français, GĂ©rald Darmanin, en dĂ©placement Ă Tunis, sâĂ©tait engagĂ© Ă verser plus de 25 millions dâeuros Ă Tunis pour renforcer le contrĂŽle migratoire. Plus rĂ©cemment, le 8 fĂ©vrier, la prĂ©sidente de la Commission europĂ©enne, Ursula von der Leyen, annonçait de Nouakchott la signature dâun soutien financier pour 210 millions dâeuros Ă destination de la Mauritanie, dont une partie serait allouĂ©e Ă la « gestion des migrations ».
A travers quelles pratiques ? Au terme de prĂšs dâun an dâenquĂȘte, Le Monde, le mĂ©dia Ă but non lucratif Lighthouse Reports et sept mĂ©dias internationaux partenaires ont pu documenter pour la premiĂšre fois le recours Ă des arrestations massives et Ă des expulsions collectives dans ces trois Etats. Au Maroc, en 2023, prĂšs de 59 000 migrants auraient Ă©tĂ© interpellĂ©s sur le territoire par les forces de sĂ©curitĂ©, dâaprĂšs un dĂ©compte officiel. Une partie dâentre eux ont Ă©tĂ© dĂ©portĂ©s vers le sud et vers lâintĂ©rieur du pays comme Ă Agadir, Khouribga, Errachidia, BĂ©ni Mellal. En Mauritanie, plusieurs bus rejoignent chaque semaine les Ă©tendues arides de la frontiĂšre avec le Mali et y abandonnent des groupes de migrants sans ressources. En Tunisie, ce sont onze renvois collectifs vers les frontiĂšres libyenne et algĂ©rienne, organisĂ©s par les forces de sĂ©curitĂ© entre juillet 2023 et mai 2024, que nous avons pu documenter grĂące Ă des tĂ©moignages, des enregistrements audio et vidĂ©o. Une pratique aux consĂ©quences dramatiques : au moins 29 personnes auraient pĂ©ri dans le dĂ©sert libyen, selon un rapport de la mission dâappui des Nations unies en Libye, paru en avril.
Des migrants subsahariens abandonnĂ©s par la police tunisienne sans eau ni abri, dans le dĂ©sert, non loin de la ville frontaliĂšre libyenne dâAl-Assah, le 16 juillet 2023.
InterrogĂ© sur le cas tunisien, en marge du discours sur lâĂ©tat de lâUnion devant le Parlement europĂ©en, le 15 septembre, le vice-prĂ©sident de la Commission europĂ©enne, le Grec Margaritis Schinas, assurait : « [Ces pratiques] ne se dĂ©roulent pas sous notre surveillance, et ne font pas partie de nos accords. Lâargent europĂ©en ne finance pas ce genre de tactiques. » Notre enquĂȘte dĂ©montre le contraire.
En Tunisie, des pick-up Nissan utilisĂ©s par la police pour arrĂȘter les migrants correspondent Ă des modĂšles livrĂ©s par lâItalie et lâAllemagne entre 2017 et 2023. Au Maroc, les forces auxiliaires de sĂ©curitĂ©, Ă lâorigine de nombreuses arrestations, reçoivent une partie de lâenveloppe de 65 millions dâeuros allouĂ©s par lâUE au royaume chĂ©rifien, entre 2017 et 2024, pour le contrĂŽle de la frontiĂšre. En Mauritanie, les Vingt-Sept financent, dans les deux principales villes du pays et pour une enveloppe de 500 000 euros, la reconstruction de deux centres de rĂ©tention. Ceux-lĂ mĂȘmes oĂč des migrants sont enfermĂ©s avant dâĂȘtre envoyĂ©s dans le dĂ©sert, acheminĂ©s dans des pick-up Toyota Hilux en tout point similaires Ă ceux livrĂ©s par lâEspagne en 2019. Des exemples, parmi dâautres, qui dĂ©montrent que ces opĂ©rations, contraires Ă la Convention europĂ©enne des droits de lâhomme, bĂ©nĂ©ficient du soutien financier de lâUE et de ses Etats membres.
Lamine, 25 ans, connaĂźt les rues de Rabat comme sa poche. Le jeune homme, natif de Conakry, est arrivĂ© au Maroc en 2017 « pour suivre une formation » de cuisine, relate-t-il lorsque nous le rencontrons, en octobre 2023, dans le quartier de Takaddoum, devenu le lieu de passage ou dâinstallation des migrants. Le jeune homme est enregistrĂ© auprĂšs du Haut-Commissariat des Nations unies pour les rĂ©fugiĂ©s (HCR) comme demandeur dâasile, ce qui est censĂ© le protĂ©ger dâune expulsion.
Au fil des annĂ©es, Lamine sâest habituĂ© aux « rafles » quotidiennes par les forces auxiliaires de sĂ©curitĂ© marocaines visant des migrants comme lui. A Takaddoum, nombreux sont ceux qui assurent avoir Ă©tĂ© tĂ©moins de lâune de ces arrestations de ressortissants subsahariens. « Tous les Blacks savent que sâils sortent entre 10 et 20 heures, ils risquent de se faire embarquer », ajoute Mafa Camara, prĂ©sident de lâAssociation dâappuis aux migrants mineurs non accompagnĂ©s. Une affirmation « sans fondement », selon le ministĂšre de lâintĂ©rieur marocain. SollicitĂ©, le HCR confirme quâ« il arrive parfois que les rĂ©fugiĂ©s et les demandeurs dâasile soient arrĂȘtĂ©s ». La suite est Ă©galement connue : les personnes sont amenĂ©es dans des bĂątiments administratifs faisant office de centres de rĂ©tention, avant dâĂȘtre transfĂ©rĂ©es dans un commissariat de la ville oĂč des bus viennent les rĂ©cupĂ©rer. Elles sont alors dĂ©portĂ©es, le plus souvent dans des zones reculĂ©es ou dĂ©sertiques. Ce harcĂšlement serait un des maillons essentiels de la stratĂ©gie du royaume pour lutter contre lâimmigration irrĂ©guliĂšre. « Le but est bien sĂ»r de rendre la vie des migrants difficile, soutient un consultant requĂ©rant lâanonymat. Si lâon vous emmĂšne dans le Sahara deux fois, la troisiĂšme, vous voulez rentrer chez vous. » Lâhomme, qui a participĂ© au Maroc Ă plusieurs projets de dĂ©veloppement financĂ©s par lâUE, soutient que les autoritĂ©s marocaines agissent de la sorte pour justifier les nombreux financements europĂ©ens quâelles reçoivent, dont 234 millions dâeuros uniquement du FFU. « La relocalisation des migrants vers dâautres villes est prĂ©vue par la lĂ©gislation nationale. Elle permet de les soustraire aux rĂ©seaux de trafic et aux zones dangereuses », oppose, de son cĂŽtĂ©, le ministĂšre de lâintĂ©rieur marocain.
DĂ©but 2023, Rabat soutenait avoir empĂȘchĂ© plus de 75 000 dĂ©parts vers lâEurope, dont 59 000 sur son territoire et 16 000 en mer. En 2023, Lamine, lui, a Ă©tĂ© arrĂȘtĂ© Ă six reprises avant dâĂȘtre envoyĂ© Ă lâautre bout du pays.
Pendant plusieurs jours, nous avons suivi et filmĂ© les minivans des forces auxiliaires qui sillonnent les rues de Rabat. Des tĂ©moignages, des vidĂ©os et des enregistrements audio rĂ©unis par ailleurs attestent de lâampleur du phĂ©nomĂšne de harcĂšlement des migrants de Tanger Ă FĂšs, de Nador Ă Laayoune. Au cours de notre enquĂȘte, nous avons pu identifier deux types de vĂ©hicules utilisĂ©s pour ces opĂ©rations, achetĂ©s grĂące Ă des financements europĂ©ens. Comme ces utilitaires Fiat Doblo, visibles sur une vidĂ©o dâarrestation de migrants, diffusĂ©e en mai 2021 Ă la tĂ©lĂ©vision marocaine, identiques Ă ceux dâun lot achetĂ© Ă partir de 2019 grĂące au FFU. Ou ces 4 Ă 4 Toyota Land Cruiser, utilisĂ©s lors dâarrestations dont les images ont Ă©tĂ© diffusĂ©es sur les rĂ©seaux sociaux, et qui correspondent aux modĂšles achetĂ©s par lâEspagne, puis par lâEurope dans le cadre du FFU.
Au Maroc, les forces auxiliaires de sĂ©curitĂ©, Ă lâorigine de nombreuses arrestations, filmĂ©es Ă Rabat, le 19 octobre 2023.
Au Maroc, les forces auxiliaires de sĂ©curitĂ©, Ă lâorigine de nombreuses arrestations, filmĂ©es Ă Rabat, le 19 octobre 2023.
Lors de ces arrestations collectives, le mode opĂ©ratoire est toujours identique : deux minivans blancs stationnent dans un quartier frĂ©quentĂ© par des migrants, tandis que plusieurs agents en civil se mĂȘlent Ă la foule. Ils contrĂŽlent, puis apprĂ©hendent les migrants, avant de les faire monter dans les vĂ©hicules. Une vingtaine de personnes, que nous avons interrogĂ©es, assurent avoir Ă©tĂ© tĂ©moins ou victimes de violences policiĂšres lors de ces arrestations.
Le 19 octobre 2023 Ă lâoccasion dâune opĂ©ration que nous avons documentĂ©e, un bus des forces auxiliaires a pris la direction de Khouribga, une bourgade Ă 200 kilomĂštres au sud de Rabat. En pleine nuit, les officiers ont dĂ©posĂ© une dizaine de jeunes hommes Ă lâentrĂ©e de la petite ville. Ces derniers ont ensuite marchĂ© vers la gare routiĂšre, avant de rejoindre un petit groupe de migrants, eux-mĂȘmes dĂ©portĂ©s quelques jours plus tĂŽt. Parmi eux, Aliou, un GuinĂ©en de 27 ans, affirme avoir Ă©tĂ© dĂ©placĂ© de la sorte « prĂšs de 60 fois » depuis son arrivĂ©e au Maroc, en 2020.
Câest une valse incessante qui se joue ce 25 janvier, en fin de matinĂ©e, devant le commissariat du quartier de Ksar, Ă Nouakchott. Des vĂ©hicules vont et viennent. A lâintĂ©rieur de lâun dâeux â un minibus blanc â, une dizaine de migrants, le visage hagard. A lâarriĂšre dâun camion de chantier bleu, une cinquantaine dâexilĂ©s se cramponnent pour ne pas basculer par-dessus bord. Tous ont Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s par la police mauritanienne. Chaque jour, ils sont des centaines Ă dĂ©couvrir lâintĂ©rieur dĂ©crĂ©pi de ces petits baraquements ocre. Cette Ă©tape ne dure que quelques jours au plus. « Il y a plusieurs bus par semaine qui partent vers le Mali », confirme un visiteur du commissariat faisant office de centre de rĂ©tention.
Sur ces images filmĂ©es en Mauritanie, en camĂ©ra cachĂ©e, plus dâune dizaine de migrants sont sur le point dâĂȘtre dĂ©posĂ©s devant le centre de rĂ©tention de Ksar, Ă Nouakchott, avant dâĂȘtre dĂ©portĂ©s loin de la ville, le 25 janvier 2024.
Sur ces images filmĂ©es en Mauritanie, en camĂ©ra cachĂ©e, plus dâune dizaine de migrants sont sur le point dâĂȘtre dĂ©posĂ©s devant le centre de rĂ©tention de Ksar, Ă Nouakchott, avant dâĂȘtre dĂ©portĂ©s loin de la ville, le 25 janvier 2024. Certains migrants ont Ă©tĂ© apprĂ©hendĂ©s dans les rues de Nouakchott. « Le bus des policiers se promĂšne dans les quartiers oĂč vivent les migrants, comme le CinquiĂšme [un quartier Ă lâouest de Nouakchott], tĂ©moigne Sady, un Malien arrivĂ© en Mauritanie en 2019. Les policiers entrent dans les boutiques. Ils demandent aux gens : “Tu es Ă©tranger ?” Puis ils les emmĂšnent. A chaque fois, jâai vu des gens se faire frapper, maltraiter. On vit avec la crainte de ces refoulements. »
« Les Ă©ventuelles interpellations concernant les Ă©trangers en situation irrĂ©guliĂšre se font conformĂ©ment aux conventions, lois et rĂšglements en vigueur, sans arbitraire ni ciblage de zones ou de quartiers spĂ©cifiques », assure le porte-parole du gouvernement mauritanien, Nani Ould Chrougha. Bella et Idiatou ont, quant Ă elles, Ă©tĂ© interceptĂ©es en mer par des gardes-cĂŽtes, lors dâune tentative de traversĂ©e en direction des Ăźles Canaries, confettis dâĂźles espagnoles Ă plusieurs centaines de kilomĂštres des cĂŽtes africaines. Le traitement qui leur a Ă©tĂ© rĂ©servĂ© est le mĂȘme que pour les autres migrants, alors quâelles bĂ©nĂ©ficiaient dâun titre de sĂ©jour mauritanien : une expulsion manu militari vers les frontiĂšres sud du pays. « Des expulsions vers le SĂ©nĂ©gal et le Mali, sur des bases raciales, ont eu lieu entre 1989 et 1991, souligne Hassan Ould Moctar, spĂ©cialiste des questions migratoires. Mais les demandes rĂ©pĂ©tĂ©es de lâUnion europĂ©enne en matiĂšre migratoire ont rĂ©activĂ© cette dynamique. »Pour Bella et Idiatou comme pour Sady, la destination finale est Gogui, Ă la frontiĂšre malienne, une zone dĂ©sertique Ă plus de 1 000 kilomĂštres de Nouakchott. « Ils nous ont jetĂ©s hors du bus, puis ils nous ont poussĂ©s vers la frontiĂšre. Ils nous ont chassĂ©s comme des animaux et ils sont partis », raconte, rĂ©voltĂ©e, Idiatou, quand nous la rencontrons au SĂ©nĂ©gal, oĂč elle a trouvĂ© refuge. Ce rĂ©cit, neuf migrants au total lâont confiĂ© au Monde. Sady, qui vivait Ă Nouakchott grĂące Ă des petits boulots, a Ă©tĂ© repoussĂ© deux fois. Selon un document interne du HCR, que Le Monde a consultĂ©, plus de 300 personnes dĂ©nombrĂ©es par le Haut-Commissariat ont fait lâobjet du mĂȘme traitement en 2023. La majoritĂ© dâentre elles assurent avoir Ă©tĂ© victimes de violations des droits humains. SollicitĂ©, un porte-parole du HCR confirme avoir « reçu des rapports faisant Ă©tat de cas de refoulement vers le Mali » et « plaider auprĂšs des autoritĂ©s mauritaniennes pour mettre fin Ă de telles pratiques ». « Les migrants en situation irrĂ©guliĂšre sont reconduits aux postes-frontiĂšres officiels de leur pays de provenance », se dĂ©fend le porte-parole du gouvernement mauritanien, selon lequel le procĂ©dĂ© est conforme Ă la loi et rĂ©alisĂ© en assurant une « prise en charge totale â nourriture, soins de santĂ©, transport ». La Mauritanie est depuis quinze ans lâun des verrous des routes migratoires qui mĂšnent en Espagne. DâaprĂšs notre dĂ©compte, sans inclure lâargent promis dĂ©but 2024, plus de 80 millions dâeuros ont Ă©tĂ© investis par lâUE dans le pays depuis 2015, destinĂ©s surtout au renforcement des frontiĂšres, Ă la formation des effectifs de police ou encore Ă lâachat de vĂ©hicules. Les groupes dâaction rapide-surveillance et intervention (GAR-SI), des unitĂ©s dâĂ©lite financĂ©es par lâUE dans plusieurs pays du Sahel Ă travers le FFU, ont Ă©galement fait partie du dispositif. En 2019, ils ont ainsi livrĂ© Ă la police mauritanienne 79 personnes apprĂ©hendĂ©es sur le territoire, dâaprĂšs un document interne de lâUE. Un rapport non public de lâOrganisation internationale pour les migrations (OIM), datĂ© de fĂ©vrier 2022, mentionne quâune bonne partie de leurs effectifs â plus de 200 hommes â a Ă©tĂ© dĂ©ployĂ©e Ă Gogui pour des missions de « surveillance frontaliĂšre ».
En outre, plusieurs vĂ©hicules utilisĂ©s pour assurer les expulsions de Nouakchott vers le sud du pays correspondent Ă des modĂšles livrĂ©s par des Etats membres. Comme ces pick-up Toyota Hilux fournis par lâEspagne, « pour la surveillance du territoire ou la lutte contre lâimmigration irrĂ©guliĂšre ». Depuis 2006 et en vertu dâun accord bilatĂ©ral de rĂ©admission de migrants entre les deux pays, une cinquantaine de policiers espagnols sont dĂ©ployĂ©s en permanence Ă Nouakchott et Ă Nouadhibou, les deux principales villes du pays. Des moyens techniques, dont des bateaux, sont Ă©galement mis Ă disposition. En 2023, prĂšs de 3 700 interceptions en mer ont ainsi Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©es par des patrouilles conjointes, dâaprĂšs un dĂ©compte du ministĂšre de lâintĂ©rieur espagnol, consultĂ© par Le Monde. Plusieurs sources policiĂšres et un visiteur des centres de rĂ©tention mauritaniens attestent de la prĂ©sence frĂ©quente de policiers ibĂ©riques Ă lâintĂ©rieur. Bella et Idiatou assurent avoir Ă©tĂ© prises en photo par ces derniers au commissariat de Nouakchott. InterrogĂ©e sur ce point, lâagence espagnole Fiiapp, principal opĂ©rateur de ces projets de coopĂ©ration policiĂšre, a niĂ© la prĂ©sence dâagents dans le centre de rĂ©tention. Les autoritĂ©s mauritaniennes, quant Ă elles, ont confirmĂ© lâexistence dâ« Ă©change dâinformations dans le domaine de la lutte contre lâimmigration clandestine », mais « dans le respect de la vie privĂ©e des personnes et de la protection de leurs donnĂ©es personnelles ». Selon un autre document du HCR, datĂ© de janvier 2023, des migrants rapportent que les Espagnols ont participĂ© aux raids les visant. « Parfois, ils essayaient mĂȘme dâexpulser des gens quâon avait identifiĂ©s comme rĂ©fugiĂ©s », se souvient un salariĂ© de lâagence, que nous avons interrogĂ©. « Notre Ă©quipe de policiers sur le terrain nâest pas au courant de telles pratiques », assure la Fiiapp. Quand le ministĂšre de lâintĂ©rieur espagnol se borne Ă rĂ©pondre que ses effectifs travaillent « dans le respect des droits de lâhomme, et en accord avec la lĂ©gislation nationale et internationale ».
Un matin de novembre 2023, dans la ville tunisienne de Sfax, Moussa, un demandeur dâasile camerounais de 39 ans, et son cousin sortent dâun bureau de poste lorsquâils sont interpellĂ©s par les autoritĂ©s. En quelques heures, les deux hommes se retrouvent Ă la frontiĂšre libyenne, remis aux mains dâune milice, puis enfermĂ©s dans lâun des centres de dĂ©tention pour migrants du pays. Pendant plusieurs mois, ils subissent des violences quotidiennes.
Selon la Mission dâappui des Nations unies en Libye (Manul), prĂšs de 9 000 personnes ont Ă©tĂ© « interceptĂ©es » depuis lâĂ©tĂ© 2023 par les autoritĂ©s de Tripoli, Ă la frontiĂšre tunisienne. Dans une note interne que nous avons consultĂ©e, la Manul dĂ©plore des « expulsions collectives » et des « retours forcĂ©s sans procĂ©dure », exposant les migrants Ă de « graves violations et abus des droits humains, avec des cas confirmĂ©s dâexĂ©cution extrajudiciaire, de disparition, de traite, de torture, de mauvais traitement, dâextorsion et de travail forcĂ© ». « Ils repartent dâoĂč ils viennent, car ils causent des problĂšmes », justifie, sous le couvert de lâanonymat, un agent de la garde nationale. SollicitĂ©, le ministĂšre des affaires Ă©trangĂšres tunisien rĂ©fute les accusations dâ« expulsion de migrants dâorigine subsaharienne vers des zones dĂ©sertiques », les qualifiant dâ« allĂ©gations tendancieuses ».
DĂšs le 7 juillet 2023, Frontex, lâagence europĂ©enne de garde-frontiĂšres, est pourtant informĂ©e â selon un rapport interne dont nous avons pris connaissance â de ces « opĂ©rations » consistant Ă « conduire des groupes de ressortissants subsahariens jusquâĂ la frontiĂšre [de la Tunisie] avec la Libye et lâAlgĂ©rie, en vue de leur refoulement ». Frontex ajoute que ces opĂ©rations sont surnommĂ©es sur les rĂ©seaux sociaux « mĂ©nage de blacks ». Une source europĂ©enne anonyme, au fait du dossier, veut croire quâ« aucune ressource provenant de lâUE nâa contribuĂ© Ă ce processus [dâexpulsion] », mais reconnaĂźt toutefois quâil est « trĂšs difficile de tracer une limite, car [lâUE soutient] les forces de sĂ©curitĂ© ».
Utilisation de ressources européennes
Depuis une dizaine dâannĂ©es, de fait, lâUE participe au renforcement de lâappareil sĂ©curitaire tunisien, dâabord Ă des fins de lutte contre le terrorisme, puis contre lâimmigration irrĂ©guliĂšre. Jusquâen 2023, elle a investi plus de 144 millions dâeuros dans la « gestion des frontiĂšres », auxquels sâajoutent les aides directes des Etats membres, permettant lâachat dâĂ©quipements comme ââdes navires, des camĂ©ras thermiques, des radars de navigation⊠PrĂšs de 3 400 agents de la garde nationale tunisienne ont par ailleurs reçu des formations de la part de la police fĂ©dĂ©rale allemande entre 2015 et aoĂ»t 2023 ; et deux centres dâentraĂźnement ont Ă©tĂ© financĂ©s par lâAutriche, le Danemark et les Pays-Bas, Ă hauteur de 8,5 millions dâeuros.
LâenquĂȘte du Monde et de ses partenaires montre que certaines de ces ressources ont directement Ă©tĂ© utilisĂ©es lors dâexpulsions. Ainsi, Moussa a formellement identifiĂ© lâun des vĂ©hicules dans lequel il a Ă©tĂ© dĂ©portĂ© vers la Libye : un pick-up Navara N-Connecta blanc du constructeur Nissan â modĂšle analogue aux 100 vĂ©hicules offerts Ă la Tunisie par lâItalie, en 2022 pour « lutter contre lâimmigration irrĂ©guliĂšre et la criminalitĂ© organisĂ©e ». A Sfax, en Tunisie, ces vĂ©hicules utilisĂ©s par la police lors dâune arrestation collective sont du mĂȘme modĂšle que ceux fournis par lâItalie en 2022, comme le montre un document nos Ă©quipes se sont procurĂ©.
En 2017, le gouvernement allemand avait, lui aussi, offert Ă la Tunisie 37 Nissan Navara, en plus dâautres Ă©quipements, dans le cadre dâune aide Ă la « sĂ©curisation des frontiĂšres ». Deux vidĂ©os publiĂ©es sur les rĂ©seaux sociaux, et que nous avons vĂ©rifiĂ©es, montrent Ă©galement lâimplication des mĂȘmes vĂ©hicules dans les opĂ©rations dâarrestation et dâexpulsion menĂ©es par les autoritĂ©s tunisiennes dans la ville de Sfax. ContactĂ©, le ministĂšre de lâintĂ©rieur allemand sâest dit attachĂ© « Ă ce que les Ă©quipements remis dans le cadre de la coopĂ©ration bilatĂ©rale soient utilisĂ©s exclusivement aux fins prĂ©vues », tout en estimant que les vĂ©hicules dĂ©crits par notre enquĂȘte sont « trĂšs rĂ©pandus en Afrique ». Les autoritĂ©s italiennes nâont pas rĂ©pondu Ă nos sollicitations.
En dĂ©pit de la situation, largement relayĂ©e par la presse, de centaines de migrants repoussĂ©s dans les zones frontaliĂšres du pays, lâUE a signĂ©, le 16 juillet 2023, un mĂ©morandum dâentente avec la Tunisie, devenue le premier point de dĂ©part des migrants vers le continent. Un accord Ă©rigĂ© en « modĂšle » par Mme von der Leyen. La mĂ©diatrice europĂ©enne, Emily OâReilly, a toutefois ouvert une enquĂȘte sur ce mĂ©morandum : « Le financement de lâUE (âŠ) ne doit pas soutenir les actions ou mesures susceptibles dâentraĂźner des violations des droits de lâhomme dans les pays partenaires », a rappelĂ© Mme OâReilly Ă Mme von der Leyen, dans une lettre rendue publique le 13 septembre 2023.
« Les Etats europĂ©ens ne veulent pas avoir les mains sales. Ils sous-traitent donc Ă des Etats tiers des violations des droits de lâhomme, estime, pour sa part, Marie-Laure Basilien-Gainche, professeure de droit public Ă lâuniversitĂ© Jean-Moulin-Lyon-III. Mais, du point de vue du droit, ils pourraient ĂȘtre tenus pour responsables. » La Commission europĂ©enne nous informe par la voix dâun porte-parole que « lâUE attend de ses partenaires quâils remplissent leurs obligations internationales, y compris le droit au non-refoulement » et que « tous les contrats de lâUE contiennent des clauses relatives aux droits de lâhomme permettant Ă la Commission dâajuster leur mise en Ćuvre si nĂ©cessaire ». Or, des documents que nous nous sommes procurĂ©s attestent de la connaissance que les instances de lâUE ont de ces arrestations et de ces dĂ©portations collectives. Une dĂ©cision de la Commission europĂ©enne, de dĂ©cembre 2019, Ă propos des financements de lâUE au Maroc, fait par exemple rĂ©fĂ©rence Ă une « vaste campagne de rĂ©pression » contre des migrants subsahariens, se traduisant par des arrestations et des expulsions « illĂ©gales » dans des zones reculĂ©es. Dans un rapport finalisĂ© en 2019, la Cour des comptes europĂ©enne sâinquiĂ©tait, dĂ©jĂ , de lâopacitĂ© avec laquelle les fonds attribuĂ©s par les Vingt-Sept aux autoritĂ©s marocaines Ă©taient utilisĂ©s, ainsi que du manque de « procĂ©dures de contrĂŽle ».
En Mauritanie, plusieurs officiels du HCR, de lâOIM ou des forces de police espagnoles confient avoir connaissance de la pratique dâexpulsion en plein dĂ©sert. Des Ă©lĂ©ments repris dans un rapport et une recommandation du Parlement europĂ©en datĂ©s de novembre 2023 et janvier 2024. Alors que le dĂ©ploiement de Frontex en Mauritanie est en cours de discussion, lâagence rappelait, en 2018, dans un guide de formation Ă lâanalyse de risques, destinĂ© aux Etats africains partenaires dans la lutte contre lâimmigration irrĂ©guliĂšre, que la « charte africaine des droits de lâhomme et des peuples interdit les arrestations ou dĂ©tentions arbitraires ». En dĂ©pit de cette attention, Frontex a ouvert une cellule de partage de renseignement Ă Nouakchott, dĂšs lâautomne 2022, et procĂ©dĂ© Ă la formation de plusieurs policiers. Parmi eux se trouvent plusieurs agents en poste au centre de rĂ©tention de Nouakchott. Celui-lĂ mĂȘme par lequel transitent chaque jour des migrants victimes de dĂ©portation collective.