• Coronavirus : à l’hôpital, une parenthèse « extraordinaire » se referme, Elisabeth Pineau, François Béguin, le 11 mai 2020

    https://www.lemonde.fr/planete/article/2020/05/11/a-l-hopital-une-parenthese-extra-ordinaire-se-referme_6039275_3244.html

    Contraintes de se réinventer au fur et à mesure de l’avancée de l’épidémie, les équipes de soignants mesurent les « miracles » accomplis et les largesses financières inédites dont elles ont pu bénéficier.

    Avec près de 100 000 patients atteints du Covid-19 pris en charge depuis le 1er mars, l’hôpital public a subi en quelques semaines un « électrochoc » qui l’a obligé à se réinventer dans l’urgence. A l’heure de la décrue, les personnels hospitaliers décrivent cette période comme une « parenthèse extraordinaire » , certes « douloureuse » , « stressante » et « fatigante » , mais où furent possibles un « formidable bouillonnement d’idées » et un « fonctionnement miraculeux » , selon les termes de plusieurs d’entre eux.

    « Les personnels ont goûté à autre chose : il y a eu de l’invention et de l’autonomisation, ça a complètement changé la façon de voir leur métier » , témoigne François Salachas, neurologue à la Pitié-Salpêtrière et membre du Collectif inter-hôpitaux (CIH). « Nous obtenions tout ce que nous demandions, jamais nous n’entendions parler de finance… Je me suis demandé s’il s’agissait d’un miracle ou d’un mirage » , a raconté Hélène Gros, médecin au service des maladies infectieuses de l’hôpital Robert-Ballanger, à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), lors d’une conférence de presse du CIH, le 5 mai.

    C’est donc avec appréhension que les soignants voient aujourd’hui cette parenthèse se refermer, les mesures du « plan massif d’investissement et de revalorisation » en faveur de l’hôpital, promis par Emmanuel Macron, le 25 mars, à Mulhouse, n’étant toujours pas connues. Jeudi 7 mai, quelques membres du CIH ont défilé en blouse blanche dans les couloirs de l’hôpital Robert-Debré, à Paris, l’un d’entre eux portant une pancarte sur laquelle était écrit : « Pas de retour à l’anormal » .

    Le matériel. A l’hôpital, tout le monde a en tête les propos tenus par le chef de l’Etat lors de son allocution solennelle du 12 mars. « Le gouvernement mobilisera tous les moyens financiers nécessaires pour porter assistance, pour prendre en charge les malades, pour sauver des vies. Quoi qu’il en coûte. » Un feu vert présidentiel immédiatement répercuté sur le terrain. Dès le début, « les barrières financières ont sauté. On (…) a dit : “Ce sera oui à tout” » , selon un directeur médical de crise à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP).

    Si la pénurie d’équipements de protection, comme les masques ou les surblouses, a suscité la colère dans de nombreux établissements, d’autres besoins ont été immédiatement satisfaits. « Toute l’année, notre référente logistique se bat pour avoir le moindre matériel, là elle m’a dit : “C’est open bar !” J’ai pu commander ce dont j’ai besoin, comme des stéthoscopes, des thermomètres… alors même que le budget mensuel alloué avait été dépassé » , relate Claire Guil-Paris, infirmière au CHU de Nantes.

    « Etonnamment, tout pouvait se commander en urgence » , renchérit Florence Pinsard. Sept ans que cette cadre en gériatrie au centre hospitalier de Pau demandait en vain des thermomètres sans contact. « On a presque dit “vive le Covid-19 !” » , lance-t-elle. Le 28 avril, la Fédération hospitalière de France a chiffré entre 600 et 900 millions d’euros le surcoût de la crise pour les hôpitaux publics. Une cadre supérieure d’un hôpital de l’AP-HP rappelle toutefois que de nombreux matériels (pousse-seringues, respirateurs, etc.) ont été obtenus grâce la solidarité privée, notamment de la part d’associations comme Protège ton soignant.

    Les effectifs. Dans certains hôpitaux, la crise est survenue dans une situation tendue en ce qui concerne les effectifs de personnels. Faute de candidats, il manquait, par exemple, près de neuf cents infirmiers début mars dans les trente-neuf établissements de l’AP-HP, entraînant la fermeture de plusieurs centaines de lits.

    La suspension des activités hors Covid non urgentes a d’abord permis de réquisitionner du personnel supplémentaire. Dans le Grand-Est ou en Ile-de-France, des renforts – payés en moyenne à l’AP-HP 30 % de plus que les titulaires, selon nos informations – sont en outre venus d’autres régions moins exposées. « En trois jours, on a pu recruter un collègue de Rouen pour nous aider à monter un système permettant de surveiller en continu la saturation des patients dans le secteur Covid de pneumologie, avec l’aide de sociétés privées qui ont prêté de l’appareillage » , explique Thomas Gille, pneumologue à l’hôpital Avicenne, à Bobigny (Seine-Saint-Denis). Beaucoup de soignants sont également venus travailler en intérim.

    Alors que les hôpitaux redémarrent leur activité sans rapport avec le Covid-19, les personnels titulaires s’inquiètent de voir repartir ces effectifs. « Ce ne sont pas des moyens exceptionnels. Ils sont juste à peine à la hauteur de ce qu’il faudrait le reste du temps pour s’occuper des malades non-Covid » , estime Mme Pinsard. « Alors même qu’ils se sont souvent plu chez nous, ces renforts ne veulent pas rester, ils nous disent qu’ils ne peuvent pas se loger à Paris. Les conditions ne sont pas là pour qu’ils se disent que ça vaut le coup de revenir » , regrette sous le couvert de l’anonymat une cadre supérieure d’un grand hôpital de l’AP-HP.

    Le sens du métier. Les médecins hospitaliers saluent le changement de discours de leur direction pendant ces quelques semaines. « D’habitude, on ne nous parle que de tarification d’activité, de rentabilité, de fermeture de lits, d’augmentation de l’activité et de réduction du personnel. Là, d’un seul coup il n’était plus question de tout ça, mais de l’intérêt des malades » , relève Isabelle Simon, pneumologue au Centre hospitalier de Compiègne-Noyon (Oise). « On a eu l’impression d’être libérés, comme si on avait ouvert une porte de prison » , a fait valoir, le 5 mai, Agnès Hartemann, la chef du service de diabétologie de la Pitié-Salpêtrière, à Paris.

    Au cours de cette période où il leur a fallu gérer un afflux massif et soudain de patients atteints du Covid-19, les personnels hospitaliers disent avoir retrouvé le sens de leur métier. « On arrivait à une saturation de cet #hôpital-entreprise avec des tableaux Excel et des alignements de chiffres pour taper sur les médecins en leur disant : “Vous ne travaillez pas assez” » , résume François Braun, chef du service des urgences du centre hospitalier régional de Metz-Thionville (Moselle) et président du syndicat SAMU-Urgences de France. « C’est une parenthèse où on a pu faire notre métier comme on aurait envie de le faire tous les jours » , ajoute Mme Guil-Paris.

    S’ils se sont sentis enfin écoutés, les médecins ont également eu le sentiment de reprendre l’organisation des services en main, avec les paramédicaux, et de ne plus se voir imposer des schémas directeurs d’organisation. « On a redécouvert les vertus de la gestion locale, décentralisée, ça va être difficile pour tout le monde de revenir en arrière quand le siège central va resserrer la bride » , souligne le docteur Gille.

    La coopération entre services. La crise a vu se dessiner une synergie inédite à l’hôpital. L’arrêt de toutes les activités programmées a conduit tout le corps médical à se concentrer sur un objectif commun. La concurrence entre médecins, entre disciplines, entre personnels médicaux et paramédicaux, entre seniors et internes, s’est subitement évaporée, relèvent de nombreux soignants. « C’était comme une grande famille qui se retrouve, la glace qui se brise, des distanciations et hiérarchies qui n’existent plus, il y avait plus d’attention pour les brancardiers, les infirmières, les aides-soignants… C’est ce qui nous a permis de tenir, alors qu’on était dans l’œil du cyclone », décrit la docteure Simon, à Compiègne, le premier centre hospitalier, avec celui de Creil, à avoir accueilli des patients atteints du Covid-19.

    A l’hôpital, une question est désormais dans tous les esprits : à quoi ressemblera l’« après-Covid » ? « Le temps n’est plus aux tergiversations » , a mis en garde le professeur Jean-Luc Jouve, chirurgien orthopédiste à Marseille, lors de la conférence de presse du CIH. « Notre système a pu résister à cette vague en laissant l’hôpital à genoux. Il ne résistera pas à des vagues successives » , a-t-il fait valoir, en rappelant que « les personnels hospitaliers ont besoin d’une revalorisation immédiate » et qu’il n’y a eu, selon lui, pour le moment, « aucune annonce gouvernementale qui permette d’avoir un véritable espoir » .

    #Crise-sanitaire #Collectif_inter-hôpitaux #hôpital #staff_and_stuff #politique_du_soin #capitalisme vs #coopération #soigner_l'institution #hôpital #santé_publique

  • « Le contrôle de gestion est-il la vraie maladie de l’hôpital ? », Stéphanie Chatelain-Ponroy, Aude Deville
    https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/06/04/stephanie-chatelain-ponroy-aude-deville-le-controle-de-gestion-est-il-la-vra

    La gestion est d’abord l’outil d’une stratégie et il faut s’interroger sur les missions de l’hôpital, relèvent les universitaires Stéphanie Chatelain-Ponroy et Aude Deville.

    Tribune. Avec la crise sanitaire, le « Ségur de la santé », le manifeste pour des jours heureux, les bilans sur l’hôpital se multiplient. Les critiques fusent et les propositions affluent. Une partie d’entre elles relève de la sphère médicale et soignante ou de la régulation financière politique (Ondam), et n’est donc pas dans l’objet de cette tribune, mais d’autres concernent les dispositifs de gestion qui sont au centre de nombreuses critiques.

    Que nous disent les soignants des dispositifs mis en place ? Le centre de gravité de l’hôpital est passé des soignants aux administratifs. Les lourdeurs administratives entravent l’exercice de la médecine. Les tutelles administratives imposent aux personnels des objectifs de rentabilité les conduisant à user de techniques de valorisation déconnectées des besoins en santé. Aspirés par la technique et l’administratif, les soignants perdent le sens de leur activité. En filigrane se dessine un système inspiré de techniques de management, et plus particulièrement de dispositifs de contrôle de gestion.

    L’hôpital est ainsi marqué par le mouvement de « modernisation de la gestion publique » et ses réformes visant à faire de la gestion par les résultats la pierre angulaire de son pilotage. Or les recherches menées dans les entreprises ont montré depuis longtemps que l’application stricte de la gestion par les résultats engendre un surinvestissement des objectifs chiffrés, du stress, des comportements opportunistes et des manipulations visant à améliorer l’apparence des résultats.

    Retirer les roues des brancards

    Christopher Hood décrivait ainsi, en 2005 ( « Comment l’administration britannique cultive la performance » , Sociétal, n°47), certaines dérives du National Health Service pour satisfaire aux objectifs fixés, au prix d’abandon des efforts pour tout ce qui n’était pas exprimé sous forme d’objectifs, de transferts des problèmes d’une organisation vers une autre, voire de falsifications de données (retirer les roues des brancards pour pouvoir considérer ceux-ci comme des lits, et ainsi diminuer un indicateur de suivi : les heures passées par les malades dans « l’attente d’un lit »).

    Les soignants français ont aussi souligné de nombreux effets pervers, à commencer par la diminution recherchée des personnels dans les services – conduisant à des sous-effectifs délétères pour la qualité de la prise en charge des patients et la santé au travail des soignants –, le manque de lits vides dédiés à l’accueil aval des urgences (pour la T2A un lit vide coûte et ne rapporte rien), ou encore la création de postes administratifs consacrés à la seule optimisation du codage des soins nécessaire pour la sécurité sociale. Ils indiquent aussi, selon le psychiatre Christophe Dejours dans une tribune au « Monde » daté du 17 février 2018, que « les gestionnaires ne connaissent pas le travail et ne veulent pas le connaître […], tout ce qui importe, c’est de mesurer les performances » , et que si les activités programmées standardisées, notamment les actes chirurgicaux, se prêtent bien au dénombrement et à la quantification, il n’en est pas de même des pathologies complexes, des maladies chroniques ou encore des soins palliatifs.

    Mais la gestion par les résultats n’est heureusement pas la seule manière de mettre en place des dispositifs de contrôle de gestion. Dans un papier fondateur, William G. Ouchi ( A conceptual framework for the design of organizational control mechanisms . Management Science, 1979) définissait trois mécanismes de contrôle : le contrôle par le marché, le contrôle par le clan et le contrôle par la bureaucratie. Il prenait l’exemple de l’hôpital pour illustrer le contrôle clanique marqué par la reconnaissance par les pairs, le partage des valeurs et la validation de compétences par le groupe.

    Avec les réformes de la gestion publique, le pouvoir politique tente de remplacer le contrôle clanique historiquement en vigueur dans les communautés de pairs (l’Université, l’Hôpital, les Tribunaux, etc.) par un contrôle bureaucratique. Le gestionnaire devient un bureaucrate surveillant des acteurs qui appartiennent à un clan dont lui-même ne fait pas partie et dont il ne partage pas l’expertise.

    Le pouvoir retrouvé des équipes

    Or que nous disent les soignants de cette période de crise sanitaire ? Que le codage, les barrières financières, les reporting, les questions tarifaires et de rentabilité ont disparu pour laisser le champ libre à la responsabilité des professionnels de santé, à leur inventivité, que le pouvoir est revenu au sein des équipes soignantes. Autrement dit, que les dispositifs de contrôle par les résultats et la bureaucratie ont laissé la place à nouveau au contrôle par le clan, c’est-à-dire un contrôle fondé sur une implication forte, une adhésion aux objectifs de l’organisation, une culture partagée, une internalisation et un engagement moral concernant les normes, les valeurs, les objectifs et la manière de faire les choses au sein de l’organisation, bref, tout ce qui donne un sens à leur métier.

    Le contrôle de gestion n’est donc pas une maladie. Ses outils déclinent la stratégie décidée par les dirigeants. C’est son rôle, et la logique de gestion par les résultats peut conduire à la mise en œuvre de décisions politiques non explicitées : elle fait alors passer pour une mesure technique ce qui relève d’un choix politique. Dans son ouvrage Les fondements du contrôle de gestion (PUF, Que sais-je ?, 2011), Henri Bouquin le rappelait très bien : « Le contrôle de gestion d’aujourd’hui est né du besoin de manœuvrer efficacement des organisations complexes. »

    L’hôpital public est une organisation complexe, et pour savoir comment le manœuvrer efficacement, il faut avant tout s’interroger sur ses missions, son efficacité et savoir qui sont les acteurs de cette efficacité qui lui donnent sa raison d’être.

    Stéphanie Chatelain-Ponroy, professeure des universités en sciences de gestion et du management au Conservatoire national des arts et métiers ; Aude Deville, professeure des universités en sciences de gestion et du management à l’Université Côte d’Azur-IAE de Nice.

    Redite nécessaire du constat bien connu : Un organisme de santé... malade de « #gestionnite », Mathieu Detchessahar, Anouk Grevin, 2009
    https://www.cairn.info/revue-gerer-et-comprendre1-2009-4-page-27.htm#

    #hôpital #système_de_santé #management #économie #bureaucratie #contrôle_de_gestion #santé_publique #soigner_l'institution

  • « La folie n’est concevable qu’irréductiblement liée à la condition humaine. » Plusieurs psychiatres réunis dans le Collectif des 39 lancent aujourd’hui un appel pour protester contre la généralisation de la contention, une pratique le plus souvent illégale jugée inhumaine, inefficace et incohérente. En décembre 2009, Patrick Coupechoux fustigeait l’approche de plus en plus sécuritaire de la #psychiatrie qui tend à s’imposer en France.

    (…) il faut s’attarder quelques instants sur ce qui s’est passé en France depuis la Libération. Au sein de la Résistance est né le mouvement « désaliéniste », qui a voulu en finir avec l’asile dans lequel on enfermait les gens, parfois leur vie durant ; un mouvement qui a réaffirmé avec force une idée déjà exprimée au temps de la Révolution française par Philippe Pinel, le fondateur de la psychiatrie française : celle de l’humanité de la folie (4). En d’autres termes, si les fous sont des êtres humains, il faut leur permettre de vivre parmi les hommes, tels qu’ils sont, y compris en affirmant leur droit à la folie. Mais il ne suffit pas, pour cela, de faire tomber les murs de l’asile — la folie fait peur, et les fous peuvent être laissés à l’abandon, on le voit aujourd’hui ; il faut organiser ce retour « à la cité ».

    http://www.monde-diplomatique.fr/2009/12/COUPECHOUX/18632 [#st]

    Le collectif des 39 contre la nuit sécuritaire
    http://www.collectifpsychiatrie.fr

    http://zinc.mondediplo.net/messages/7192 via Le Monde diplomatique