Les musées urbains de la Shoah comme objets d’enjeux géopolitiques et espace-temps de l’entre-deux.Peer review
Dominique Chevalier
Le champ mémoriel occupe, depuis la fin des années 1970, une nouvelle fonction sociale, tant à l’échelle individuelle que collective. Si, dès 1950, le sociologue Maurice Halbwachs explicite la notion de mémoire collective, ce sont finalement les historiens rattachés à la Nouvelle Histoire, qui, à partir des années 70, ont contribué à faire de cet objet un champ de recherche à part entière. En 1978, Pierre Nora définit à son tour la mémoire collective comme « le souvenir ou l’ensemble de souvenirs, conscients ou non, d’une expérience vécue et/ou mythifiée par une collectivité vivante de l’identité de laquelle le sentiment du passé fait partie intégrante » (1978 p. 398), dans l’ouvrage La Nouvelle histoire. Depuis, s’il est communément admis qu’histoire et mémoire entretiennent des relations privilégiées, liaisons à la fois passionnées et conflictuelles, il est plus inhabituel de trouver semblables affinités entre géographie et mémoire. Des travaux commencent néanmoins à baliser cette thématique, au cours de cette période qualifiée de « moment mémoire » par Pierre Nora (1997, p. 4710) : Jean-Luc Piveteau1 (1995) établit des liens entre mémoire, lieu et territoire ; Christian Grataloup (1996) publie Lieux d’histoire, essai de géohistoire systématique, synthèse impressionnante et complément « spatialisé » des Lieux de mémoire de Pierre Nora (1984-1993), et André Micoud (1998) invente le concept de « hauts lieux » pour évoquer les espaces qui possèdent des propriétés symboliques signifiantes. Les travaux contemporains s’inscrivant dans le champ de la géographie culturelle se réfèrent d’ailleurs volontiers à cette notion de « haut lieu » (Debarbieux 1993, Gentelle 1995). Le haut lieu n’est alors pas tant fragment que concrétion d’espace-temps (Bédard 2002). Mais la mémoire, en tant que nouvelle forme de notre rapport au passé, reste cependant assez marginale dans les travaux des géographes, au regard de ce qui est produit par les historiens. Pourtant, en raison de leur caractère foncièrement polysémique, les mémoires, à court et/ou long terme, collectives et/ou individuelles, liées aux capacités motrices, aux faits et/ou aux émotions, modulent, nourrissent et transforment fortement les espaces dans lesquels elles s’inscrivent et se logent. L’objet « mémoire », en tant que tel, constitue donc aussi, pour reprendre et transformer l’expression de Jean-Pierre Rioux2, « un bon gibier pour les géographes ».