• (J’ai lu pour vous...)

    Une agriculture sans agriculteurs, François Purseigle et Bertrand Hervieu (2023)

    A la réflexion, le titre est un peu étrange, il pourrait laisser penser qu’il s’agit de dépeindre une évolution allant vers une agriculture entièrement robotisée. En fait ce n’est pas tellement le sujet. Le livre traite de l’évolution de l’organisation sociale du travail agricole, mais sans vraiment s’attarder sur les techniques vers plus de mécanisation - ce fait est sous-entendu, avec simplement une note de bas de page vers le livre Reprendre la terres aux machines de l’Atelier paysan (p. 112) comme étant le fait d’agriculteurs résistant à cette tendance.

    Le livre aurait pu avoir comme titre, « la fin prochaine de l’agriculture familiale » ou plutôt « la fin de l’agriculteur qui fait tout », puisqu’il s’agit essentiellement de montrer que notre vision de l’organisation du travail agricole présent est déjà erronée et en décalage avec la réalité.

    Il y a bien eu un modèle de l’organisation du travail agricole, sur lequel l’industrialisation de l’agriculture s’est appuyée après 1945 : la ferme à 2 UTH, l’agriculteur et sa conjointe, un agriculteur locataire ou propriétaire de ses terres, qui cultive lui-même ces terres, avec ses outils et machines et qui habite sur place, avec un statut de travailleur indépendant. Aujourd’hui en France ce modèle ne concerne 37% des exploitations agricoles et 40% de la production agricole.

    Je résume le 2ème chapitre intitulé « Des entreprises éclatées ».

    A la place on a ce qu’on peut appeler une agriculture de firme, et en fait une organisation qui ressemble à celle des autres secteurs de productions industrielles, c’est-à-dire recourant à de la sous-traitance, faisant appel à des services extérieurs pour déléguer le travail agricole, et avec des montages juridiques plus complexes, et recourant à du salariat.

    « La ferme, entité juridique unipersonnelle rassemblant capitaux et conduite de l’activité, fait place à un enchevêtrement de sociétés dont les membres, souvent encore issus d’une même parentèle mais d’horizons désormais différents, possèdent des parts dans des proportions variables et n’entretiennent avec l’activité de production que des liens d’intérêt exclusivement financier. La dissociation des sphères de gestion est si affirmée que le travail lui-même peut être délégué ou sous-traité. C’est ce que nous avons appelé le processus d’abstraction du travail agricole. »

    On assiste donc à une délégation du travail agricole, à différentes échelles, là où ce qu’on appelait « l’agriculteur » faisait tout lui-même.

    Le principal moteur de cette tendance à la délégation du travail agricole ? La dégradation du taux de renouvellement des générations, combinée à la concentration croissante des structures (p. 116).

    On peut même avoir des tâches agricoles entièrement déléguées, avec un « chef de culture », salarié d’une ETA (entreprise de travaux agricoles) ou d’une CUMA (coopérative d’utilisation du matériel agricole), gérant ce qu’on appelle le « chantier complet » ou de « A à Z ».
    Ou même encore une délégation intégrale des travaux agricoles comprenant, en plus de cela, la gestion économique et administrative de l’exploitation. Une CUMA dite intégrale peut ainsi mutualiser du matériel et de la main-d’oeuvre, mais aussi le foncier de plusieurs exploitants pour définir un assolement commun. Le chef de culture peut faire ses choix seul ou conjointement avec les exploitants. Le chef de culture (ou land manager) supervise les chantiers, en faisant lui-même appel à d’autres entreprises, le semis étant réalisée par l’une, les traitements phytosanitaires, l’irrigation et la moisson par d’autres. Là dedans, ce qu’on appelle des « agriculteurs » encore considérés juridiquement comme exploitants peuvent être mobilisés à la marge pour quelques opérations.

    Citation d’un exploitant et également gérant d’une ETA :

    "Il y a beaucoup d’agriculteurs aujourd’hui qui font faire les travaux de A à Z parce que vous, vous héritez d’une propriété de votre père, vous avez un métier à côté, vous n’avez pas la connaissance, vous ne voulez pas vous embêter à ça et vous n’avez pas envie de laisser le foncier, vous avez envie de gagner un peu d’argent (...). Vous allez voir une ETA qui vous fait tout de A à Z et qui va vous dire à 350 € l’hectare, je vous fais tout, du labour à la récolte. Ne vous embêtez pas. Vous choisissez quelqu’un avec qui vous avez confiance, qui fait le travail comme il faut en lui faisant un contrat, le type, il vous fait tout.

    Moi j’ai des gens, je leur fais la moisson depuis quelques années, ils arrivent à la retraite dans deux ans. Ils ont 130 hectares. ils ont deux fils, un qui est prof à Toulouse et l’autre, médecin à Montpellier. Tous les deux, c’est un patrimoine de famille, ils n’ont pas envie de laisser la terre et ils m’ont demandé de venir les voir l’autre jour, de discuter avec eux : « Je vous le prends en fermage, je vous travaille tout et je vous paye en fermage ? ». Tous les deux m’ont dit : « Non. On voudrait rester, mais on n’a pas envie de s’emmerder avec ça, on n’y connaît rien. On voudrait que tu nous fasses une prestation complète de A à Z, que tu nous fasses l’assolement, que tu nous fasses tout » Le fermage fait peur aujourd’hui. Eux ils veulent rester maîtres de leur terre."

    En 2016, 7% des exploitations sont ainsi intégralement déléguées, et particulièrement (jusqu’à 18%) dans les régions Midi-Pyrénées, Aquitaine, Poitou-Charentes, Centre, Bretagne, Basse-Normandie et Champagne-Ardenne.

    Le numérique participe de cette tertiarisation de la production agricole, au travers de plateformes d’intermédiation des échanges (il en existe entre 100 et 200 en France). Les prestataires s’inscrivent sur le site en indiquant leurs offres (outils, prix, disponibilités) tandis que les agriculteurs à la recherche d’un prestataire indiquent les caractéristiques du travail à réaliser. Il peut même y avoir des facilités de paiement en lissant les versements sur l’année.

    Les grandes entreprises agricoles en 2010 représentaient déjà 30% du produit agricole. Ses caractéristiques :
    – Un empilement de structures juridiques correspondant à des entités productives et à une multiplicité de sphères de prise de décision ayant chacune leurs finalités propres
    – Un niveau élevé d’investissement financier et technologique
    – Une mobilisation conséquente de ressources matérielles et immatérielles d’origine non agricole
    – Une distanciation de la relation famille/entreprise agricole, avec le recours à des capitaux externes, au salariat et à la délégation d’activités
    – Un développement de logiques financières et de gestion patrimoniale avec l’implication de nouveaux acteurs (société d’investissement, grande familles d’entrepreneurs, industriels, etc).
    – Une multi-localisation de l’activité, avec un degré souvent faible de relation au territoire
    Tout cela renvoie à une rationalisation de la production et du travail, ordonnée à un objectif de production de masse à bon marché.

    Le 3è chapitre est plus centré sur les différentes organisations et institutions agricoles, la représentation encore importante mais déclinante des agriculteurs dans la société française, tous ces éléments restant basés sur l’ancien modèle de l’agriculture familiale, donc une représentation erronée. Le sous-titre du livre étant « la révolution indicible », les auteurs cherchent à faire reconnaître cette réalité actuelle aujourd’hui impensée. Il y a finalement une panne de projet collectif autour de l’agriculture :

    « Face à une réussite dans précédent mais désormais inopérante pour l’avenir, les agriculteurs se trouvent en panne de projet collectif, comme si le projet propre à la seconde moitié du XXè siècle était indépassable. Ils semblent prisonniers de leur réussite, ce qui n’est pas le moindre des paradoxes pour un milieu qui a tant souhaité, par l’entrée dans la modernité, se libérer des carcans matériels et culturels hérités du passé ». (p. 191)

    Mon commentaire : Ce qui m’a intéressé dans ce livre était de comprendre comment l’agriculture évolue dès à présent, sous la contrainte des très nombreuses fermes qui ne sont pas reprises par d’autres jeunes, pour différentes raisons. Finalement, il s’opère un changement de l’organisation du travail agricole, avec des héritiers d’anciennes familles agricoles conservant la propriété des terres : les fermes ne sont pas tant « reprises », j’imagine, que séparés en différents éléments. La poursuite de l’industrialisation est en train de balayer le modèle familial de l’agriculteur et son statut de travailleur indépendant.
    Ironiquement, on observe aussi la tendance paradoxale du capitalisme à une mise en commun et à une coopération plus grande qu’au stade précédent (tout en restant dans un paradigme global concurrentiel). Tandis qu’à l’inverse, les alternatives à cette tendance (micro-fermes, permaculture, etc) montrent souvent des projets où c’est une personne seule qui s’installe comme agriculteur, et qui saurait tout et saurait tout faire... jusqu’à ses propres machines. Le degré de mutualisation est donc paradoxalement bien plus faible dans les contre-modèles à cette agriculture de firme, contre lesquels on tente de résister.

    #agriculture #capitalisme