Dans les écoles, « les valeurs de la République se transmettent » - Page 1

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  • Dans les écoles, « les valeurs de la République se transmettent » (Mediapart)
    https://www.mediapart.fr/journal/france/191020/dans-les-ecoles-les-valeurs-de-la-republique-se-transmettent

    Quatre chercheuses, spécialistes de l’école et de l’enseignement de la laïcité, décrivent ce qu’elles constatent sur le terrain : des tensions parfois, mais qui prennent rarement de l’ampleur, et des profs peu formés face à des élèves qui se vivent stigmatisés.

    #éducation #laïcité

    • « Enseigner la nuance. » Dimanche, à Paris, une manifestante brandissait cette pancarte, ornée de roses blanches, à l’occasion du rassemblement en hommage à Samuel Paty. Mais, déjà, les débats sont à vif sur les leçons qu’il faudrait immédiatement tirer de cet attentat. Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’éducation nationale, promet de nouvelles mesures et « un cadrage pédagogique fort » à la rentrée des vacances de la Toussaint, le 2 novembre.

      Mais sur le terrain, que disent les chercheurs et les chercheuses qui s’occupent des formations à la laïcité, et des enseignements d’éducation morale et civique (EMC) ? Que rapportent celles et ceux qui ont travaillé sur ce qui s’est passé en classe, après les attentats de janvier et de novembre 2015 ? Et sur les débats et les vives tensions qui traversent parfois l’école dès qu’il est question de laïcité, d’islam, de Charlie Hebdo et des caricatures du prophète Mahomet ?

      Pour échapper aux propos d’estrade, nous en avons interrogé quatre, qui travaillent sur ces questions depuis plusieurs années, en lien étroit avec le terrain : Fanny Gallot, historienne et formatrice à l’Inspé de Créteil (Val-de-Marne), qui mène actuellement une enquête sur l’enseignement de la laïcité en Seine-Saint-Denis ; Françoise Lorcerie, directrice de recherches au CNRS qui travaille depuis des années sur la laïcité, l’inclusion de l’islam et la formation des enseignant·e·s à la diversité de la société ; Valérie Orange, qui a consacré une thèse soutenue l’an dernier et intitulée Enseigner la laïcité en éducation prioritaire en France ; et Alice Simon, chercheuse en sociologie politique, qui a réalisé une étude dans une école de REP+ juste après l’attentat visant la rédaction de Charlie Hebdo, et mené un projet sur la citoyenneté au collège du Bois d’Aulne de Conflans-Sainte-Honorine (lire son entretien ici).

      Toutes sont prudentes : les anathèmes sont légion dès qu’on aborde ces sujets, et les doutes et les interrogations affleurent nécessairement après un acte d’une telle barbarie, qui saisit d’effroi toute la communauté éducative. « On est catastrophés. Par le geste lui-même et par les retombées qu’il va provoquer, glisse l’une d’elles. Tout le monde est abasourdi, anéanti. Et puis, on s’interroge sur l’efficacité de notre travail », dit une autre.

      Samuel Paty a en effet été assassiné après avoir présenté à ses élèves, lors d’un enseignement d’éducation morale et civique (EMC), des caricatures du prophète Mahomet publiées par Charlie Hebdo. Un cours qui, cette année, a provoqué une mobilisation d’une poignée de parents d’élèves du collège du Bois d’Aulne de Conflans-Sainte-Honorine (Val-d’Oise), soutenus par des milieux islamistes.

      Que disent les études de terrain ?

      Mais, d’après les travaux disponibles, ce type de mobilisations religieuses reste largement minoritaire en France, y compris dans les quartiers populaires à forte population de confession ou de culture musulmane.

      « Le discours majoritaire des médias faisant état d’une école qui serait assaillie par les islamistes est un discours qui se fait peur. Mais vu de l’école, ce n’est pas du tout ce qui fait problème, affirme la directrice de recherches au CNRS Françoise Lorcerie. Depuis 1989, et la loi d’orientation de Lionel Jospin, les écoles ont toutes appris à rapprocher les enseignants de leurs élèves, et des familles. Le confinement l’a d’ailleurs montré… L’école a de vrais problèmes, mais pas forcément ceux que l’on croit. »

      Pour sa thèse de sociologie, Valérie Orange a mené une quarantaine d’entretiens au long cours (dits « qualitatifs »), répartis sur une vingtaine d’établissements de l’académie d’Aix-Marseille, entre 2016 et 2017.

      « Dans ce travail, il est tout à fait frappant par rapport au discours ambiant de voir que les tensions liées à l’islam ou la laïcité sont peu nombreuses », explique-t-elle à Mediapart. Et quand elle rencontrait plusieurs enseignants de la même équipe, « c’était toujours le même exemple grave qui revenait ».

      « La question des caricatures, du rapport à l’islam cristallise dans les salles des profs et les Inspés [les centres de formation des profs – ndlr], affirme Fanny Gallot, qui dispense des formations à la laïcité pour les enseignants et mène actuellement une étude sur la Seine-Saint-Denis avec la chercheuse Francine Nyambek-Mebenga. Mais avec les élèves, dans les écoles primaires où nous sommes allées, ce n’était pas du tout conflictuel. Nous n’avons pas constaté de tensions : cela discute énormément en classe, mais de manière apaisée. »

      Les derniers rapports officiels le disent aussi. Les données des équipes « Valeurs de la République » mises en place dans toutes les académies pour veiller aux atteintes à la laïcité indiquent que, sur l’ensemble du territoire, 935 signalements ont été comptabilisés sur l’année scolaire 2019-2020. Un chiffre en baisse par rapport à 2018-2019, mais l’année a été amputée du fait du confinement. Il reste de toute façon très faible au regard des 12,3 millions d’élèves en France.

      Les signalements sont concentrés dans certaines académies (avec, en tête, Créteil, suivi de la Normandie, de Toulouse et de Versailles), et 45 % des faits recensés ont eu lieu au collège (37 % en maternelle/primaire et 18 % au lycée). Dans la majorité des cas, les atteintes à la laïcité sont le fait d’élèves (57 %).

      Elles recouvrent, toujours selon la même source, des formes très différentes : le port de signes ou de tenues à connotation religieuse ; la contestation d’enseignements (« remise en cause de la laïcité lors de la présentation de la charte de la laïcité ; refus de suivre le thème du programme d’histoire-géographie de 5e intitulé “Chrétientés et Islam (VIe-XIIIe siècles), des mondes en contact”, évitement du cours de natation ») ; des propos, insultes ou bagarres « sur des arguments religieux », ou des absences prolongées pendant les fêtes religieuses, etc.

      Les données présentées par le ministère de l’éducation nationale.

      Un sondage de l’Ifop pour le Comité national d’action laïque (CNAL) en 2018, auprès de 650 enseignants du public exerçant du primaire au lycée, avait aussi montré que les atteintes à la laïcité, quoiqu’en augmentation, étaient très minoritaires dans l’Éducation nationale et que, dans 98 % des cas, « le dialogue a permis de régler les problèmes ».
      Le moment Charlie à l’école

      C’est après les attentats de janvier 2015 que l’organisation d’une minute de silence et les débats organisés en classe avaient suscité de nombreuses polémiques, avec des profs qui se sentaient parfois démunis, et des élèves accusés, dans certains quartiers populaires à forte population de culture et/ou de croyance musulmane, de ne « pas être Charlie ». Plusieurs procédures pour apologie du terrorisme avaient été lancées, y compris visant de jeunes enfants.

      De fait, « après Charlie et les attentats de novembre 2015, beaucoup d’enseignants ont évoqué avoir rencontré un certain nombre de réactions en classe, des remarques, des attitudes fermées par rapport à la minute de silence », explique Valérie Orange.

      L’enquête menée par la sociologue Alice Simon, dans une école REP+ d’un quartier défavorisé d’une métropole du sud de la France, le montre aussi, avec des enfants de CM2 qui contestaient vivement les « Je suis Charlie » affichés par leur professeur à l’entrée de la classe (lire son article ici).

      Mais, selon ces chercheuses, les débats ont été plus ou moins virulents en fonction des écoles, des classes, des enseignants, entre des enfants, musulmans, qui se sentaient exclus par la société et visés par les débats sur la laïcité, et une communauté éducative qui ne comprenait pas toujours leur réaction.

      « Plus les enseignants étaient choqués par certains propos tenus en classe, et plus ils étaient envahis par leurs propres émotions, plus l’effet était négatif, explique Valérie Orange. Certains enseignants finissent par se demander si leurs élèves, qu’ils aiment bien, ne sont pas en réalité des monstres. D’autres, au contraire, sont allés au-delà de l’effroi et ont réussi à mener la discussion. »

      Et là, poursuit la chercheuse, ils ont trouvé des raisons variées à la réaction parfois violente des enfants : « Certains enfants réagissaient parce qu’ils avaient peur, peur que l’image des musulmans soit de nouveau écornée. » D’autres faisaient de la provocation devant leurs camarades. « La proportion de réactions intégristes est extrêmement marginale en réalité », affirme Valérie Orange.

      Des vécus différents selon les enseignants

      De manière plus générale, sur l’islam et la laïcité, les chercheuses interrogées constatent qu’un fossé s’est parfois creusé entre enseignants, ou entre certains enseignants et une partie de leurs élèves. « Là où c’est tendu, c’est dans la salle des profs. Entre les maîtres, entre collègues » qui n’ont pas tous la même conception de la laïcité, ou la même perception d’une remarque d’un·e élève, rapporte Fanny Gallot.

      « Il y a une dimension subjective de l’incident, dit de son côté Valérie Orange. Elle est très associée à la manière dont un enseignant considère la question religieuse. S’il est athée militant, ou s’il a une forte méfiance envers l’islam, l’enseignant se montrera régulièrement crispé vis-à-vis des propos à caractère religieux de ses élèves, à l’inverse d’autres collègues plus détendus face à de telles questions. Ce n’est finalement pas le fait en soi mais le regard qu’on lui attribue qui le rend problématique. » Résultat, précise la chercheuse : dans les entretiens qu’elle a menés, les profs qui avaient le plus de réserves par rapport au fait religieux étaient ceux qui rapportaient le plus d’incidents…

      Mais, dit encore Valérie Orange, cette différence de perception n’est pas seulement liée à la différence de sensibilité de l’enseignant. Si celui-ci est perçu par ses élèves comme très sensible sur ces sujets, les élèves peuvent être tentés de le provoquer en classe : « Les élèves instrumentalisent parfois le religieux pour réactualiser le chahut », raconte la chercheuse. C’est ainsi que l’on se retrouve, parfois, avec « deux enseignants qui parlent de leurs élèves de manière très différente ».

      Ils tiennent aussi parfois des propos différents à leurs élèves, selon leur sensibilité personnelle, ou l’interprétation qu’ils font de la loi de 1905. « En classe, certains enseignants disent par exemple que les élèves ne peuvent pas parler de religion à l’école, ce qui n’est pas exact », rapporte l’historienne Fanny Gallot. « Une professeure d’anglais m’avait raconté qu’une de ses élèves avait dit vouloir aller vivre à Londres car elle pourrait porter le voile à l’école. Elle n’avait pas accepté sa réponse et l’avait jugé scandaleuse », dit de son côté Valérie Orange.

      Les profs font ce qu’ils peuvent

      Mais comment pourrait-il en être autrement alors que l’école se voit confier des missions de plus en plus étendues, avec des moyens défaillants ? Les profs, visés par des menaces terroristes depuis plusieurs années, rappellent à quel point ils souvent démunis face aux injonctions contradictoires, aux directives ministérielles, à l’exigence que l’école règle tout, tout le temps et pour tout le monde (lire l’article de Faïza Zerouala).

      « Je l’ai vécu comme responsable de l’Éducation nationale, après les attentats de 2015, explique Christophe Prochasson, président de l’EHESS et ancien conseiller de François Hollande à l’Élysée (lire notre entretien). On n’a pas été au niveau des demandes [des profs]. On les a laissés se démerder face à des situations qui pouvaient être épouvantables. Nous ne l’avons pas fait, ni nous ni la droite au pouvoir aujourd’hui. »

      Les EMC, ces modules d’enseignement moral et civique mis en place dans la loi de Vincent Peillon de 2013, ont remis la « morale » au programme scolaire. Après les attentats de 2015, ils ont aussi été promus par la ministre d’alors, Najat Vallaud-Belkacem, pour permettre aux enseignants de gérer les débats avec les élèves, et contribuer, par la discussion, à transmettre les valeurs républicaines.

      « Ces EMC sont nécessaires parce que nous vivons dans une société plurielle, explique Françoise Lorcerie. Seule l’école peut y contribuer, car c’est là que nous pouvons créer une société civile, qui s’accepte dans ses différentes composantes, y compris les musulmans. » Selon la chercheuse, autrice de nombreux travaux sur le sujet, « il faut créer une compétence civile dans les classes, pour permettre aux populations minoritaires de trouver leur place dans la société, pour leur en donner une ».

      Et pour cela, une solution, selon Lorcerie : le débat. « C’est le sens même de la laïcité. Dans le cadre laïque, il y a des affrontements d’idées. Pour former des élèves qui soient matures moralement, ce qui est un objectif de l’EMC, il faudrait que l’école fasse place aux dissensions. Que l’on accepte de s’accommoder de la dissonance, et que l’on construise, sur certaines questions, des compromis. »
      Les profs y sont-ils formés ? Non, ou très insuffisamment, affirment les chercheuses. « Ils ne sont pas suffisamment formés à accueillir la parole dissonante de leurs élèves. Ils ne savent pas la gérer, ou en ont peur. Ce n’est pas de leur fait : c’est tout simplement une question de formation professionnelle », dit encore Françoise Lorcerie.

      Sur la laïcité, aussi, les formations manquent. Elles étaient totalement inexistantes des IUFM et ne sont apparues que depuis la mise en place des Inspé – mais de manière inégale et insuffisante. « Alors qu’il est question de laïcité en permanence, il y a assez peu de formations là-dessus, et les enseignants sont très peu accompagnés. C’est aussi un problème de moyens », affirme Fanny Gallot.

      Alors, dit la chercheuse François Lorcerie, « les profs se dépatouillent avec des nécessités contradictoires ».

      Des expériences qui marchent

      Souvent, aussi, ils inventent, ils créent, ils expérimentent, ils font ce qu’ils peuvent, et souvent, disent les chercheuses interrogées, cela fonctionne. « Un prof de français en lycée a travaillé la laïcité à partir des débats parlementaires de la loi de 1905 : les enfants comprennent alors que la laïcité est ancienne et qu’elle ne vise pas expressément les musulmans », raconte Valérie Orange.

      Elle cite aussi le cas d’un prof d’histoire-géo en collège, à Marseille : « C’était un prof chevronné dans l’encadrement des débats et il en a organisé un sur l’absence de viande hallal à la cantine. Petit à petit, en discutant, les élèves ont reconstruit les raisons. C’était acquis. »

      Autre exemple, en Seine-Saint-Denis : « Étant donné que les élèves musulmans sont stigmatisés dans la société et qu’une défiance s’est parfois créée avec l’école, des enseignants s’appuient sur des supports qui échappent à ces questions pour mieux transmettre les valeurs d’égalité et de respect », raconte Fanny Gallot.

      Elle cite l’exemple de modules de la Ligue de l’enseignement : la question du port de signes religieux y est traitée non par le

      Dans une séquence d’EMC pour des enfants en CE1, l’objectif est ainsi décrit : « Aborder la laïcité comme liberté de croire ou de ne pas croire / Respecter les croyances de chacun ».

      Elle utilise une image d’enfants bouddhistes pour évoquer les signes ostentatoires : les élèves sont amenés à commenter l’image et l’enseignant à répondre aux questions :
      « De quelle religion sont les enfants sur la photo ?
      -- Le bouddhisme
      Comment sont-ils habillés ?
      -- Une robe orange. Il s’agit de l’habit que les moines bouddhistes portent.
      A-t-on le droit de venir habillé ainsi à l’école ?
      -- Non, on vient habillé normalement comme tout le monde.
      Connaissez-vous d’autres signes religieux que l’on n’a pas le droit de porter ?
      -- Le voile, la kippa.
      Pourquoi à votre avis ?
      -- Parce qu’on ne doit pas influencer les autres. Chacun construit sa propre opinion et sa propre croyance. La croyance c’est personnel. »

      « C’est une stratégie d’évitement, pour contourner l’actualité, tout en parlant des enjeux de fond, explique l’historienne Fanny Gallot. À la fin, bien sûr, tout le monde finit par parler des religions monothéistes, mais l’idée est de ne pas être aussitôt frontal, pour ne stigmatiser personne. »

      « En termes de pédagogie, comment fait-on pour affronter des situations aussi délicates ? Jules Ferry disait aux instituteurs de “ne pas choquer un seul père de famille”. Ça ne veut pas dire qu’il faut la fermer, ne rien dire. Mais il faut trouver la bonne méthode pour passer des savoirs qui peuvent heurter », explique aussi le président de l’EHESS Christophe Prochasson.

      N’est-ce pas de l’autocensure ? Voire une censure de fait ? « L’école doit accueillir tout le monde, rétorque Fanny Gallot, coautrice d’un manuel sur l’enseignement de l’égalité filles-garçons. C’est valable pour toutes les questions dites “socialement vives” à l’école. Il faut toujours être inclusif, pour recréer du lien : c’est au cœur même de la mission du service public d’éducation. »

      Et ça marche, jure l’historienne. Malgré les défaillances, le manque de moyens, l’insuffisance des formations, les tensions de la société. Valérie Orange le dit aussi : « Jusqu’à présent, contrairement aux discours qu’on entend souvent, les valeurs de la République se transmettent. L’école fait bien son boulot. »

      #école