Les jeunes clandestins, petits soldats jetables du narcotrafic dans les grandes villes de France

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  • Les jeunes clandestins, petits soldats jetables du narcotrafic dans les grandes villes de France
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    Les jeunes clandestins, petits soldats jetables du narcotrafic dans les grandes villes de France
    Par Luc Bronner , Anne-Hélène Dorison (Nantes, correspondance), Luc Leroux (Marseille, correspondant), Richard Schittly (Lyon, correspondant) et Thomas Saintourens
    C’est un après-midi ordinaire au tribunal judiciaire de Bobigny. Devant la 13e chambre, surnommée la « chambre des stups », sont convoqués vendeurs et guetteurs ; ces « petites mains » à qui les trafiquants confient quelques grammes de drogue à vendre, de jour comme de nuit, sur les « fours » de Seine-Saint-Denis. Un après-midi ordinaire qui en dit long, aussi, sur les profils désormais prisés par les gestionnaires des points de deal : sur treize prévenus condamnés, six sont des jeunes hommes en situation irrégulière. Aucun n’est défendu par un avocat. Un seul est venu à la barre. Les autres ont été jugés en leur absence. A défaut de visages, de voix, de biographies complètes, se succèdent des dossiers qui semblent interchangeables – comme les positions de ces intérimaires, au plus bas de l’échelle du narcotrafic. (...)
    Les peines prononcées cet après-midi, entre six et douze mois de prison, souvent avec sursis, mettent fin aux éphémères carrières de ces petits soldats du deal, aussitôt remplacés sur les chaises en plastique et les murets qui leur servent de poste de travail.
    Quelques étages au-dessus de la salle d’audience, dans les bureaux de la division des affaires criminelles et de la délinquance organisée (Dacrido), ces profils-là ne sont pas inconnus. Avant d’engorger les audiences, sans guère pouvoir aider à démanteler les filières, ils sont repérés sur les points de deal les plus importants, aux portes de Paris : Aubervilliers-Pantin-Quatre-Chemins, La Capsulerie à Bagnolet, Saint-Denis… Alice Dubernet, cheffe de la Dacrido, dresse le portrait-robot de ces jeunes « difficilement traçables » par les services d’enquête autant que par les services sociaux : « Ces migrants isolés sont une main-d’œuvre ponctuelle, facilement exploitable, qui n’évolue pas dans la hiérarchie. Pour les réseaux de trafic, ce sont des fusibles faciles, payés moins que le personnel habituel : pas plus de 80 euros par jour pour un guetteur, 100 euros pour un vendeur. »
    Les études sociologiques les plus récentes tracent les contours de parcours migratoires où l’implication dans les réseaux de deal survient lors des moments de grande précarité. « Les profils sont souvent des jeunes garçons qui arrivent en France sans base familiale suffisante pour s’insérer. Au bout de quelques mois, ils vivent de petits boulots, logent dans des squats ou sont à la merci de marchands de sommeil, décrit le sociologue Olivier Peyroux, chercheur à Sciences Po. Dans de nombreux cas, ce sont des revendeurs de cigarettes à la sauvette, criblés de dettes pour acheter les paquets à crédit, qui se retrouvent ensuite à faire les “choufs” afin de récupérer de l’argent au plus vite. »D’autres effectuent le passage vers les trafics de cannabis ou de cocaïne après avoir été déjà « captés » par des réseaux criminels de ressortissants de leur pays d’origine, liés au vol à l’arraché, aux cambriolages ou encore au trafic de médicaments (Lyrica et Rivotril en particulier). « Il est ici question de traite des êtres humains, avec des jeunes sous la contrainte de commettre des crimes et des délits, poursuit le chercheur. Ce qui les relie, c’est une logique d’asservissement d’une main-d’œuvre sous emprise chimique, une exploitation de la misère économique. » Les situations varient selon la géographie et les « marchés ». Le recours à ces « choufs » en situation irrégulière dépend des liens migratoires, parfois établis de longue date, et de l’organisation des points de deal.
    Au-delà de l’Ile-de-France, c’est à Marseille que cette économie criminelle offre le panorama le plus large.
    A Lyon, l’exploitation de clandestins dans le trafic de stupéfiants n’est pas éloignée de la situation marseillaise, selon un ancien chef de service de la police judiciaire, qui décrit les nombreux clandestins contraints de pratiquer la revente de drogue pour rembourser leur voyage. Ils doivent assurer un chiffre d’affaires et payer leur loyer, sous peine de rétorsion. « C’est comparable aux méthodes des réseaux de prostitution », avance le policier.
    (...) Mais ces audiences express de flagrants délits pour quelques grammes ne suffisent plus à raconter la nature des missions confiées à ces petites mains. C’est sur les scènes de crime que se retrouvent aussi désormais ces travailleurs précaires. Sur les quatre victimes d’homicides liés à des règlements de comptes sur fond de trafic de stupéfiants recensés à Nantes depuis le début de l’année 2023, trois se trouvaient en situation irrégulière et venaient d’Algérie. L’un des derniers hommes admis aux urgences du CHU après avoir été blessé par balle, quartier Bellevue, le 9 décembre 2023, venait, lui aussi, de ce pays. « C’est de la chair à canon parfaite, souffle un enquêteur nantais. Ces jeunes gens ont vécu tant de choses qu’ils n’ont plus peur de rien. Certains passent leurs journées et leurs nuits dehors. Ils ont besoin d’argent. Bref, c’est tout bénef pour les trafiquants. Ces nouvelles recrues ignorent tout de la hiérarchie du trafic et ne pourront rien balancer en cas d’interpellation. Et pour cause : ces jeunes ne savent même pas pour qui ils travaillent. »
    Les questions sont nombreuses sur le parcours et le mode de vie de ces petits soldats du trafic, mais un même schéma revient pour nombre d’entre eux : avant d’être visés sur les points de deal, plusieurs avaient été contrôlés dans le centre-ville de Nantes. Ils y vendaient des cigarettes de contrebande sous le manteau. « Certains sont arrivés en France très récemment. On sait très peu de choses les concernant, explique le même policier. Et c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles leurs profils intéressent de plus en plus les patrons [du trafic de drogue]. » Il faut parfois des jours aux enquêteurs de la direction territoriale de la police judiciaire de Nantes pour identifier formellement la victime. Il en faut plus encore avant de trouver l’adresse de son domicile, si elle en a un. « Tout est allé très vite, constate le procureur de la République de Nantes, Renaud Gaudeul. En l’espace de deux ans, on est passé de jeunes mineurs du quartier à des individus venus de la région parisienne, puis à des jeunes hommes bien souvent en situation irrégulière. Ce qui est assez remarquable, c’est la rapidité avec laquelle les choses évoluent… Ce phénomène a été identifié fin 2022. Il reste aujourd’hui assez difficile à lire. » Cette situation nouvelle ne manque pas d’inquiéter. « Depuis leur arrivée, tout semble indiquer que l’usage des armes se débride, observe aussi Renaud Gaudeul. Le constat est terrible, mais c’est comme si ces vies humaines valaient moins que les autres. Les tirs sont plus nombreux. Aujourd’hui, quand on a un message à faire passer, on tire et on vise. Ce sont des tirs pour tuer, pas des coups de semonce. Ces changements pourraient induire une multiplication de ce type de faits. »

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