Biodiversité Sans les insectes, les fleurs ont le bourdon
Selon une étude, en trente ans, la taille de certaines plantes a diminué. Une conséquence de la disparition des pollinisateurs : poussées à s’autoféconder, elles produisent moins de nectar.
Libération21 Dec 2023 Par Olivier Monod
Les fleurs actuelles sont 10 % plus petites et produisent 20 % de nectar
C’est un scenario catastrophe. La chute spectaculaire du nombre d’insectes que l’on observe en Europe entraîne une baisse de la production de nectar par les fleurs, qui s’adaptent à cette nouvelle donne. Et ce changement pourrait en retour accélérer la disparition des abeilles et autres bourdons dans un cercle vicieux. Voilà la conclusion d’une étude française qui paraît ce mercredi dans la revue scientifique New Phytologist.
Cette publication s’appuie sur une discipline nouvelle, l’écologie de la résurrection. S’il s’agit bien de faire revivre des plantes anciennes, aucun zombie n’est impliqué dans le protocole. Non, les chercheurs du Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive de Montpellier ont simplement replanté des graines collectées en 1992, 1993, 2000 et 2001 et conservées par les conservatoires botaniques nationaux de Bailleul (Nord) et du bassin parisien. Ils ont comparé ces fleurs, appelées ancêtres, à leurs descendantes de 2020, récoltées aux mêmes endroits en Ile-de-France.
« Il s’agit d’une approche relativement nouvelle, décrypte Pierre-Olivier Cheptou, directeur de recherche au CNRS et superviseur de l’étude. En semant, dans le même environnement, des graines anciennes et d’autres d’aujourd’hui, on peut vraiment voir les différences génétiques entre les deux populations. » Les graines utilisées avaient été récoltées dans un souci de conservation de l’espèce, mais les scientifiques ont pu les utiliser à des fins de recherche.
« évolutions rapides »
L’équipe a ensuite accompli un travail fastidieux : mesurer 4 000 fleurs et observer le comportement des bourdons pour voir s’ils préféraient butiner les pousses ancestrales ou leurs descendantes. Les résultats sont « impressionnants », selon Samson Acoca-Pidolle, doctorant à l’université de Montpellier, chargé de l’essentiel des mesures. Les fleurs actuelles sont 10 % plus petites et produisent 20 % de nectar de moins que leurs ancêtres. Elles reçoivent aussi moins de visites des pollinisateurs. « Nous étions étonnés de trouver une évolution si rapide de la part des plantes, poursuit le doctorant. Ces changements pour les fleurs montrent que les liens anciens qui relient ces plantes à leurs pollinisateurs sont en train de se rompre. »
« L’idée darwinienne de l’évolution implique classiquement un processus très lent. Mais depuis une vingtaine d’années, on constate que des évolutions rapides sont possibles », abonde Pierre-Olivier Cheptou. Les interactions entre les fleurs et les pollinisateurs constituent un moteur important de l’évolution. Des modèles théoriques avaient prédit que la baisse de la population des insectes allait pousser l’évolution des fleurs, cette étude en apporte la preuve expérimentale en seulement vingt à trente générations de plantes.
L’affaire est d’importance puisque la fleur étudiée n’a pas été choisie par hasard. Il s’agit de la pensée des champs (viola arvensis), une plante dite messicole, qui pousse dans les grandes cultures comme le colza ou le tournesol. Longtemps considérée comme une mauvaise herbe, elle peut jouer un rôle positif pour les cultures : sa présence attire les insectes pollinisateurs dans les champs en leur proposant une alimentation variée. « Ce que notre étude révèle, c’est que les pensées sont en train d’évoluer pour se passer des pollinisateurs pour leur reproduction, détaille Pierre-Olivier Cheptou. Elles évoluent vers l’autofécondation : chaque plante se reproduit avec elle-même. Cela fonctionne probablement à court terme, mais cela pourrait limiter la capacité de l’espèce à s’adapter aux changements environnementaux futurs. »
La pensée était déjà capable d’autofécondation en 1990. Concrètement, les grains de pollen pouvaient, passivement, tomber sur le pistil et féconder l’ovule, le tout au sein d’une seule et même fleur. Mais ce phénomène s’est accru ces dernières décennies. Les descendantes de 2020 ont un taux d’autofécondation plus élevé de 27 % par rapport à leurs ancêtres.
Terrible engrenage
C’est le mécanisme d’un terrible engrenage qui est mis au jour. L’utilisation des pesticides et la destruction des haies pour augmenter la taille et le rendement des cultures font baisser les populations d’insectes. Les plantes messicoles apprennent à se passer de l’aide des pollinisateurs pour leur reproduction. En conséquence, elles produisent moins de nectar. Les pollinisateurs ont donc moins à manger et leur population diminue encore plus vite. Or 75 % des cultures agricoles dépendent de ces insectes. A la fin, c’est bien le rendement agricole qui risque, lui aussi, de chuter.
« La question qui se pose maintenant est de savoir si ce phénomène est réversible. L’évolution vers l’autofécondation n’est, chez les plantes en général, pas considérée comme réversible. Mais, ici, comme il existe encore une diversité génétique au sein de la population, la question est légitime », développe Pierre-Olivier Cheptou. Et il n’est pas seulement question des pensées, des cultures au sein desquelles elles poussent ou des insectes qui en dépendent. « Les insectes sont mangés par d’autres animaux comme les oiseaux, complète le chercheur. S’ils disparaissent, c’est toute une chaîne alimentaire qui est en danger. » •
« Ces changements montrent que les liens anciens qui relient ces plantes à leurs pollinisateurs sont en train de se rompre. » Samson Acoca-Pidolle doctorant à l’université de Montpellier
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