• La #répartition_des_tâches entre les femmes et les hommes dans le travail de la #conversation (Première partie)

      Contrairement à l’impression première que l’on a, la conversation n’est pas une activité à laquelle on se livre spontanément ou inconsciemment. Il s’agit d’une activité structurée, ne serait-ce que par son ouverture, ses séquences et sa fermeture, et elle a besoin d’être gérée par les participant-e-s. Nous parlerons indifféremment de conversations, de dialogues ou de discussions pour faire référence à tout échange oral. Nous les caractériserons par le fait qu’aucun scénario n’en a été fixé à l’avance et que ces conversations sont en principe égalitaires, à la différence des entretiens dirigés, des cérémonies ou des débats. Nous allons donc nous intéresser à la gestion du dialogue mixte au regard du genre des personnes impliquées. Ainsi, nous verrons que les pratiques conversationnelles sont dépendantes du genre et nous en chercherons les conséquences sur le déroulement de la conversation.

      La conversation est une forme fondamentale de communication et d’interaction sociale et, à ce titre, elle a une fonction des plus importantes. Elle établit et maintient des liens entre les personnes, mais c’est aussi une activité « politique », c’est-à-dire dans laquelle il existe des relations de pouvoir. Dans une société où la division et la hiérarchie des genres est si importante, il serait naïf de penser que la conversation en serait exempte. Comme pratique sur laquelle nous fondons notre vie quotidienne, elle ne peut que refléter la nature genrée de la société. Nous nous demanderons si, au-delà du fait d’être un miroir de la société, elle ne réactive et ne réaffirme pas à chaque fois les différences et les inégalités de genre.

      La longueur des contributions

      Nous nous référerons constamment au modèle de conversation décrit par Sacks H., Schegloff E. et Jefferson G. en 1974. Selon ce modèle, les systèmes d’échange de parole sont en général organisés afin d’assurer deux choses : premièrement, qu’une seule personne parle à un moment donné et deuxièmement que les locutrices/teurs se relaient. La/le locutrice/teur peut désigner la/le prochain-e mais en général, ce sont les conversant-e-s qui décident de l’ordre des prises de parole. Le dialogue idéal suppose donc que l’un-e parle pendant que l’autre écoute, puis vice-versa et ainsi de suite, sans qu’il y ait de chevauchements de parole, d’interruptions ou de silence entre les tours. L’hypothèse est que ce modèle doit être valable pour tou-te-s les locuteurs/trices et toutes les conversations. Il devrait donc tendre dans son application à une symétrie ou à une égalité. Ce modèle est décrit comme indépendant du contexte, c’est-à-dire des facteurs tels que le nombre de personnes, leur identité sociale ou les sujets de discussion. Une fois mis en application, il devient toutefois sensible au contexte et s’adapte aux changements de circonstances dus aux facteurs évoqués plus haut.

      La première question sur laquelle nous nous interrogerons à propos du dialogue mixte concerne le temps de parole que chacun-e s’octroie. On présuppose généralement que les deux personnes aient un temps de parole assez similaire pour qu’elles puissent toutes deux exprimer leur point de vue, leurs sentiments, intentions ou projets de façon égalitaire. Le dialogue est perçu couramment par une majorité de personnes comme un lieu de partage et d’échange permettant de promouvoir une compréhension mutuelle où un-e interlocuteur/trice n’est pas censé-e prendre une plus grande partie de ce temps que l’autre.

      Selon l’opinion communément admise, ce sont les femmes qui parleraient plus que les hommes. Le stéréotype de la femme bavarde est certainement, en ce qui concerne la différence des sexes et la conversation, l’un des plus forts et des plus répandus. Paradoxalement, c’est aussi celui qui n’a jamais pu être confirmé par une seule étude. Bien au contraire, de nombreuses recherches ont montré qu’en réalité, ce sont les hommes qui parlent le plus. Déjà en 1951, Strodtbeck a mis en évidence que dans des couples hétérosexuels mariés, les hommes parlaient plus que les femmes.

      Mais comment expliquer un tel décalage entre le stéréotype et la réalité ? Comment se fait-il que, bien que tou-te-s nous nous soyons retrouvé-e-s dans des situations où il était clair que les hommes monopolisaient la parole, si peu d’entre nous en aient profité pour questionner le bien fondé de cette croyance ?

      Dale Spender s’est penchée sur ce mythe de la femme bavarde afin d’en analyser le fonctionnement. Ce stéréotype est souvent interprété comme affirmant que les femmes sont jugées bavardes en comparaison des hommes qui le seraient moins. Mais il n’en va pas ainsi. Ce n’est pas en comparaison du temps de parole des hommes que les femmes sont jugées bavardes mais en comparaison des femmes silencieuses (Spender, 1980). La norme ici n’est pas le masculin mais le silence, puisque nous devrions toutes être des femmes silencieuses. Si la place des femmes dans une société patriarcale est d’abord dans le silence, il n’est pas étonnant qu’en conséquence, toute parole de femme soit toujours considérée de trop. On demande d’ailleurs avant tout aux femmes d’être vues plutôt qu’entendues, et elles sont en général plus observées que les hommes (Henley, 1975).

      On voit bien déjà ici que ce n’est pas la parole en soi qui est signifiante mais le genre. Une femme parlant autant qu’un homme sera perçue comme faisant des contributions plus longues. Nos impressions sur la quantité de paroles émises par des femmes ou des hommes sont systématiquement déformées. Je recourrai ici au concept toujours aussi pertinent du double standard utilisé par les féministes pour expliquer nombre de situations en rapport avec le genre. Un même comportement sera perçu et interprété différemment selon le sexe de la personne et les assignations qu’on y rapporte. Quel que soit le comportement en question, le double standard tendra à donner une interprétation à valeur positive pour un homme et négative pour une femme. Nous verrons que si les hommes peuvent donc parler autant qu’ils le désirent, les femmes, elles, pour la même attitude, seront sévèrement sanctionnées. De nombreux travaux se servent de l’évaluation différentielle des modes de converser des femmes et des hommes, nécessaire à l’étude de la communication genrée. Une étude faite lors de réunions mixtes dans une faculté montre la différence énorme de temps de parole entre les femmes et les hommes (Eakins & Eakins, 1976). Alors que le temps moyen de discours d’une femme se situe entre 3 et 10 secondes, celui d’un homme se situe entre 10 et 17 secondes. Autrement dit, la femme la plus bavarde a parlé moins longtemps que l’homme le plus succinct ! Beaucoup d’études à ce propos portent sur des contextes éducationnels, comme des classes. Bien que ceci dépasse le cadre du dialogue, il me semble intéressant d’en dire quelques mots. Sans faire une liste des différences de socialisation selon le sexe, qui sont déterminantes pour l’accès à la parole, je vais juste m’arrêter sur celles qui concernent plus spécifiquement l’espace de parole laissé à l’école aux filles et aux garçons.

      Les enfants n’ont pas un accès égal à la parole (Graddol & Swann, 1989). Dans les interactions de classe, les garçons parlent plus que les filles. Les enseignant-e-s donnent beaucoup plus d’attention aux garçons. Elles et ils réagissent plus vivement aux comportements perturbateurs des garçons, les renforçant de ce fait. Elles/ils les encouragent aussi beaucoup plus. Les échanges verbaux plus longs se passent majoritairement avec les garçons ainsi que les explications données. Et l’on sait combien il est difficile d’agir égalitairement, même en faisant des efforts. Une étude de Sadker & Sadker (Graddol & Swann, 1989) portant sur cent classes montre que les garçons parlent en moyenne trois fois plus que les filles. Qu’il est aussi huit fois plus probable que ce soient des garçons qui donnent des réponses sans demander la parole alors que les filles, pour le même comportement, sont souvent réprimandées.

      S’il me semblait important de commencer par la remise en question de ce premier mythe, c’est parce que parler plus longtemps que les autres est un bon moyen de gagner du pouvoir et de l’influence dans un dialogue. Ceci est d’ailleurs bien perçu par tout le monde. Chez Strodtbeck citée plus haut par exemple, les couples interrogés, et autant les femmes que les hommes, associaient à une plus grande quantité de parole une plus grande influence. Il s’agit maintenant de voir concrètement comment s’exerce cette influence et de montrer en quoi la quantité de paroles émises est un indicateur de dominance conversationnelle. En effet, le temps de parole est fonction de nombreux facteurs interactionnels, parmi lesquels le fait de pouvoir terminer son tour de parole sans interruption de la part de son interlocuteur semble être un des plus importants.

      http://lmsi.net/La-repartition-des-taches-entre

      Deuxième partie : Les pratiques conversationnelles des hommes
      http://lmsi.net/La-repartition-des-taches-entre,702

  • Lettre à Alain Finkielkraut, par Dominique EDDE (L’Orient-Le Jour), via @mona
    https://www.lorientlejour.com/article/1160808/lettre-a-alain-finkielkraut.html

    Cher Alain Finkielkraut, je vous demande et je demande aux responsables politiques de ne pas minorer ces petites victoires du bon sens sur la bêtise, de la banalité du bien sur la banalité du mal. Préférez les vrais adversaires qui vous parlent aux faux amis qui vous plaignent. Aidez-nous à vous aider dans le combat contre l’antisémitisme : ne le confinez pas au recours permanent à l’injonction, l’intimidation, la mise en demeure. Ceux qui se font traiter d’antisémites sans l’être ne sont pas moins insultés que vous. Ne tranchez pas à si bon compte dans le vécu de ceux qui ont une autre représentation du monde que vous. Si antisionisme n’est plus un mot adapté, donnez-nous-en un qui soit à la mesure de l’occupation, de la confiscation des terres et des maisons par Israël, et nous vous rendrons celui-ci. Il est vrai que beaucoup d’entre nous ont renoncé à parler. Mais ne faites pas confiance au silence quand il n’est qu’une absence provisoire de bruit. Un mutisme obligé peut accoucher de monstres. Je vous propose pour finir ce proverbe igbo : « Le monde est comme un masque qui danse : pour bien le voir, il ne faut pas rester au même endroit. »

    • Lettre à Alain #Finkielkraut - Dominique EDDE - L’Orient-Le Jour

      En général avec Finkielkraut ou BHL, je préfère quand on les ignore tant leur pensée est totalement oblitérée, mais la lettre de Dominique Edde est tellement belle (Merci @mona de me l’avoir fait connaître sur twitter) que ça méritait d’être dûment référencé ici, voire discuté. Je vous encourage chaudement à la lire avec attention.

      Morceaux choisis :

      « Vous êtes parti sans faire de place à ma colère. »

      « votre intelligence est décidément mieux disposée à se faire entendre qu’à entendre l’autre. »

      « nous sommes défaits. Oui, le monde arabe est mort. Oui, tous les pays de la région, où je vis, sont morcelés, en miettes. Oui, la résistance palestinienne a échoué. Oui, la plupart desdites révolutions arabes ont été confisquées. Mais le souvenir n’appartient pas que je sache au seul camp du pouvoir, du vainqueur. Il n’est pas encore interdit de penser quand on est à genoux. »

      « Ne faites pas confiance au silence quand il n’est qu’une absence provisoire de bruit. Un mutisme obligé peut accoucher de monstres. Je vous propose pour finir ce proverbe igbo : « Le monde est comme un masque qui danse : pour bien le voir, il ne faut pas rester au même endroit. »

      l’islam salafiste, notre ennemi commun et, pour des raisons d’expérience, le mien avant d’être le vôtre, vous a-t-il fait plus d’une fois confondre deux milliards de musulmans et une culture millénaire avec un livre, un verset, un slogan. Pour vous, le temps s’est arrêté au moment où le nazisme a décapité l’humanité.

      #antisémitisme #anisionisme #israël #palstine #occupation #démolition #colonisation #liban #humanité #extrémisme

    • Oui, le monde arabe est mort. Oui, tous les pays de la région, où je vis, sont morcelés, en miettes. Oui, la résistance palestinienne a échoué. Oui, la plupart desdites révolutions arabes ont été confisquées. Mais le souvenir n’appartient pas que je sache au seul camp du pouvoir, du vainqueur. Il n’est pas encore interdit de penser quand on est à genoux.

    • @val_k

      Cher Alain Finkielkraut,

      Permettez-moi de commencer par vous dire « salamtak », le mot qui s’emploie en arabe pour souhaiter le meilleur à qui échappe à un accident ou, dans votre cas, une agression. La violence et la haine qui vous ont été infligées ne m’ont pas seulement indignée, elles m’ont fait mal. Parviendrais-je, dans cette situation, à trouver les mots qui vous diront simultanément ma solidarité et le fond de ma pensée ? Je vais essayer. Car, en m’adressant à vous, je m’adresse aussi, à travers vous, à ceux qui ont envie de paix.

      Peut-être vous souvenez-vous. Nous nous sommes connus au début des années 1980 à Paris, aux éditions du Seuil, et soigneusement évités depuis. Lors de l’invasion du Liban par Israël, vous n’aviez pas supporté de m’entendre dire qu’un immeuble s’était effondré comme un château de cartes sous le coup d’une bombe à fragmentation israélienne. Cette vérité-là blessait trop la vôtre pour se frayer un chemin. C’est l’arrivée impromptue dans le bureau où nous nous trouvions, de l’historien israélien Saul Friedländer, qui permit de rétablir la vérité. Il connaissait les faits. J’ai respiré. Vous êtes parti sans faire de place à ma colère. Il n’y avait de place, en vous, que pour la vôtre. Durant les décennies qui ont suivi, le syndrome s’est accentué. Vous aviez beau aimer Levinas, penseur par excellence de l’altérité, il vous devenait de plus en plus difficile, voire impossible, de céder le moindre pouce de territoire à celle ou celui que vous ressentiez comme une menace. Cette mesure d’étanchéité, parfaitement compréhensible compte tenu de l’histoire qui est la vôtre, n’eût posé aucun problème si elle ne s’était transformée en croisade intellectuelle. Cette façon que vous avez de vous mettre dans tous vos états pour peu que survienne un désaccord n’a cessé de m’inspirer, chaque fois que je vous écoute, l’empathie et l’exaspération. L’empathie, car je vous sais sincère, l’exaspération, car votre intelligence est décidément mieux disposée à se faire entendre qu’à entendre l’autre.

      Le plus clair de vos raisonnements est de manière récurrente rattrapé en chemin par votre allergie à ce qui est de nature à le ralentir, à lui faire de l’ombre. Ainsi, l’islam salafiste, notre ennemi commun et, pour des raisons d’expérience, le mien avant d’être le vôtre, vous a-t-il fait plus d’une fois confondre deux milliards de musulmans et une culture millénaire avec un livre, un verset, un slogan. Pour vous, le temps s’est arrêté au moment où le nazisme a décapité l’humanité. Il n’y avait plus d’avenir et de chemin possible que dans l’antériorité. Dans le retour à une civilisation telle qu’un Européen pouvait la rêver avant la catastrophe. Cela, j’ai d’autant moins de mal à le comprendre que j’ai la même nostalgie que vous des chantiers intellectuels du début du siècle dernier. Mais vous vous êtes autorisé cette fusion de la nostalgie et de la pensée qui, au prix de la lucidité, met la seconde au service de la première. Plus inquiétant, vous avez renoncé dans ce « monde d’hier » à ce qu’il avait de plus réjouissant : son cosmopolitisme, son mélange. Les couleurs, les langues, les visages, les mémoires qui, venues d’ailleurs, polluent le monde que vous regrettez, sont assignées par vous à disparaître ou à se faire oublier. Vous dites que deux menaces pèsent sur la France : la judéophobie et la francophobie. Pourquoi refusez-vous obstinément d’inscrire l’islamophobie dans la liste de vos inquiétudes ? Ce n’est pas faire de la place à l’islamisme que d’en faire aux musulmans. C’est même le contraire. À ne vouloir, à ne pouvoir partager votre malaise avec celui d’un nombre considérable de musulmans français, vous faites ce que le sionisme a fait à ses débuts, lorsqu’il a prétendu que la terre d’Israël était « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Vous niez une partie de la réalité pour en faire exister une autre. Sans prendre la peine de vous représenter, au passage, la frustration, la rage muette de ceux qui, dans vos propos, passent à la trappe.

      Vous avez cédé à ce contre quoi Canetti nous avait brillamment mis en garde avec Masse et puissance. Vous avez développé la « phobie du contact » à partir de laquelle une communauté, repliée comme un poing fermé, se met en position de défense aveugle, n’a plus d’yeux pour voir hors d’elle-même. Cette posture typique d’une certaine politique israélienne, et non de la pensée juive, constitue, entre autre et au-delà de votre cas, la crispation qui rend impossible l’invention de la paix. C’est d’autant plus dommage qu’il y a fort à parier que le monde dont vous portez le deuil est très proche de celui d’un nombre considérable de gens qui vivent en pays arabes sous la coupe de régimes mafieux et/ou islamistes. Pourquoi ceux-là comptent-ils si peu pour vous ? Pourquoi préférez-vous mettre le paquet sur vos ennemis déclarés que donner leur chance à de potentiels amis ? Le renoncement à l’idéal, dont j’évoque longuement la nécessité dans mon dernier livre sur Edward Said, est un pas que vous ne voulez pas franchir. J’entends par idéal la projection de soi promue au rang de projet collectif. Or, le seul rêve politique qui vaille, on peut aussi l’appeler utopie, c’est celui qui prend acte de la réalité et se propose d’en tirer le meilleur et non de la mettre au pas d’un fantasme. C’est précisément le contraire de l’idéal en circuit fermé qui fonctionne sur le mode d’une fixation infantile et nous fait brusquement découvrir, à la faveur d’une mauvaise rencontre, qu’il nourrit la haine de ceux qui n’ont pas les moyens de ne pas haïr. Cet homme qui vous a injurié a tout injurié d’un coup : votre personne, les Juifs et ceux que cette ignominie écœure. Il ne suffit toutefois pas de le dire pour le combattre et moins encore pour épuiser le sujet. À cet égard, je vous remercie d’avoir précisé à la radio que l’antisémitisme et l’antisionisme ne pouvaient être confondus d’un trait.

      Peut-être aurez-vous l’oreille du pouvoir en leur faisant savoir qu’ils ne cloueront pas le bec des opposants au régime israélien en clouant le bec des enragés. On a trop l’habitude en France de prendre les mots et les esprits en otage, de privilégier l’affect au mépris de la raison chaque fois qu’est évoquée la question d’Israël et de la Palestine. On nous demande à présent de reconnaître, sans broncher, que l’antisémitisme et l’antisionisme sont des synonymes. Que l’on commence par nous dire ce que l’on entend par sionisme et donc par antisionisme. Si antisioniste signifie être contre l’existence d’Israël, je ne suis pas antisioniste. Si cela signifie, en revanche, être contre un État d’Israël, strictement juif, tel que le veulent Netanyahu et bien d’autres, alors oui, je le suis. Tout comme je suis contre toute purification ethnique. Mandela était-il antisémite au prétexte qu’il défendait des droits égaux pour les Palestiniens et les Israéliens ? L’antisémitisme et le négationnisme sont des plaies contre lesquelles je n’ai cessé de me battre comme bien d’autres intellectuels arabes. Que l’on ne nous demande pas à présent d’entériner un autre négationnisme – celui qui liquide notre mémoire – du seul fait que nous sommes défaits. Oui, le monde arabe est mort. Oui, tous les pays de la région, où je vis, sont morcelés, en miettes. Oui, la résistance palestinienne a échoué. Oui, la plupart desdites révolutions arabes ont été confisquées. Mais le souvenir n’appartient pas que je sache au seul camp du pouvoir, du vainqueur. Il n’est pas encore interdit de penser quand on est à genoux.

      Un dernier mot avant de vous quitter. Je travaille au Liban avec des femmes exilées par la guerre, de Syrie, de Palestine, d’Irak. Elles sont brodeuses. Quelques-unes sont chrétiennes, la plupart musulmanes. Parmi ces dernières, trois ont perdu un fils. Toutes sont pratiquantes. Dieu est pour ainsi dire leur seul recours, leur seule raison de vivre. Réunies autour d’une grande table, sur laquelle était posée une toile de chanvre, nous étions une douzaine à dessiner un cargo transportant un pays. Chacune y mettait un morceau du sien. L’une un tapis, l’autre une porte, une colonne romaine, un champ d’olivier, une roue à eau, un coin de mer, un village du bord de l’Euphrate. Le moment venu d’introduire ou pas un lieu de culte, la personne qui dirigeait l’atelier a souhaité qu’il n’y en ait pas. Face à la perplexité générale, il a été proposé que ces lieux, s’il devait y en avoir, soient discrets. À la suggestion d’ajouter une synagogue, l’une des femmes a aussitôt réagi par ces mots : « S’il y a une église et une mosquée, il faut mettre une synagogue pour que chacun puisse aller prier là où il veut. Et elle a ajouté avec le vocabulaire dont elle disposait : « Nous ne sommes pas antisémites, nous sommes antisionistes. » Toutes ont approuvé, faisant valoir que « dans le temps », tout ce monde-là vivait ensemble.

      Cher Alain Finkielkraut, je vous demande et je demande aux responsables politiques de ne pas minorer ces petites victoires du bon sens sur la bêtise, de la banalité du bien sur la banalité du mal. Préférez les vrais adversaires qui vous parlent aux faux amis qui vous plaignent. Aidez-nous à vous aider dans le combat contre l’antisémitisme : ne le confinez pas au recours permanent à l’injonction, l’intimidation, la mise en demeure. Ceux qui se font traiter d’antisémites sans l’être ne sont pas moins insultés que vous. Ne tranchez pas à si bon compte dans le vécu de ceux qui ont une autre représentation du monde que vous. Si antisionisme n’est plus un mot adapté, donnez-nous-en un qui soit à la mesure de l’occupation, de la confiscation des terres et des maisons par Israël, et nous vous rendrons celui-ci. Il est vrai que beaucoup d’entre nous ont renoncé à parler. Mais ne faites pas confiance au silence quand il n’est qu’une absence provisoire de bruit. Un mutisme obligé peut accoucher de monstres. Je vous propose pour finir ce proverbe igbo : « Le monde est comme un masque qui danse : pour bien le voir, il ne faut pas rester au même endroit. »

      Dominique EDDÉ est romancière et essayiste. Dernier ouvrage : « Edward Said. Le roman de sa pensée » (La Fabrique, 2017).

      –—
      Note de l’auteure

      Rédigée le 23 février dernier, cette lettre à Alain Finkielkraut a été acceptée par le journal Le Monde qui demandait qu’elle lui soit « réservée », puis elle a été recalée, sans préavis, 9 jours plus tard alors qu’elle était en route pour l’impression.

      L’article qui, en revanche, sera publié sans contrepoids ce même jour, le 5 mars, était signé par le sociologue Pierre-André Taguieff. Survol historique de la question du sionisme, de l’antisionisme et de « la diabolisation de l’État juif », il accomplit le tour de force de vider le passé et le présent de toute référence à la Palestine et aux Palestiniens. N’existe à ses yeux qu’un État juif innocent mis en péril par le Hamas. Quelques mois plus tôt, un article du sociologue Dany Trom (publié dans la revue en ligne AOC) dressait, lui aussi, un long bilan des 70 ans d’Israël, sans qu’y soient cités une seule fois, pas même par erreur, les Palestiniens.

      Cette nouvelle vague de négationnisme par omission ressemble étrangement à celle qui en 1948 installait le sionisme sur le principe d’une terre inhabitée. Derrière ce manque d’altérité ou cette manière de disposer, à sens unique, du passé et de la mémoire, se joue une partie très dangereuse. Elle est à l’origine de ma décision d’écrire cette lettre. Si j’ai choisi, après le curieux revirement du Monde, de solliciter L’Orient-Le Jour plutôt qu’un autre média français, c’est que le moment est sans doute venu pour moi de prendre la parole sur ces questions à partir du lieu qui est le mien et qui me permet de rappeler au passage que s’y trouvent par centaines de milliers les réfugiés palestiniens, victimes de 1948 et de 1967.

      Alors que j’écris ces lignes, j’apprends qu’a eu lieu, cette semaine, un défilé antisémite en Belgique, dans le cadre d’un carnaval à Alost. On peine à croire que la haine et la bêtise puissent franchir de telles bornes. On peine aussi à trouver les mots qui tiennent tous les bouts. Je ne cesserai, pour ma part, d’essayer de me battre avec le peu de moyens dont je dispose contre la haine des Juifs et le négationnisme, contre le fanatisme islamiste et les dictatures, contre la politique coloniale israélienne. De tels efforts s’avèrent de plus en plus dérisoires tant la brutalité ou la surdité ont partout des longueurs d’avance.

      Que les choses soient claires : l’antisémitisme n’est pas, de mon point de vue, un racisme comme un autre. Il est le mal qui signe la limite irrationnelle de l’humain dans notre humanité. Le combattre de toutes nos forces n’est pas affaiblir la Palestine, c’est la renforcer. Alerter un certain milieu intellectuel et politique sur les dangers d’une mémoire sioniste exclusive, c’est l’alerter sur la grave injustice qu’elle signifie, mais aussi sur le désastreux effet d’huile sur le feu antisémite que peut produire cette occultation de l’autre.

      D.E.

    • Et aussi

      Note de l’auteure

      Rédigée le 23 février dernier, cette lettre à Alain Finkielkraut a été acceptée par le journal Le Monde qui demandait qu’elle lui soit « réservée », puis elle a été recalée, sans préavis, 9 jours plus tard alors qu’elle était en route pour l’impression.

      L’article qui, en revanche, sera publié sans contrepoids ce même jour, le 5 mars, était signé par le sociologue Pierre-André Taguieff. Survol historique de la question du sionisme, de l’antisionisme et de « la diabolisation de l’État juif », il accomplit le tour de force de vider le passé et le présent de toute référence à la Palestine et aux Palestiniens. N’existe à ses yeux qu’un État juif innocent mis en péril par le Hamas. Quelques mois plus tôt, un article du sociologue Dany Trom (publié dans la revue en ligne AOC) dressait, lui aussi, un long bilan des 70 ans d’Israël, sans qu’y soient cités une seule fois, pas même par erreur, les Palestiniens.


      #le_monde

    • @touti : quand tu préconises Tor, c’est « Tor Browser » ou le réseau Tor ? J’ai pas encore osé me lancer dans ce truc car ça m’a l’air complexe.
      Sinon, j’utilise un service qui fournit des accès à des VPN, ce qui me permet de « délocaliser » mon IP, d’anonymiser mes connections et d’en crypter le contenu. Ça s’appelle « Cyberghost » et c’est payant aussi, mais bon ...

    • Oui TOR browser, et ça utilise le réseau TOR, faut arrêter d’avoir peur (les médias dominants ont bien travaillé avec le dark web, raaaa bouououuoouh TOR c’est le mal) , c’est aussi simple que n’importe quel navigateur.

    • Euh ... En fait, c’est pas le darquouèbe qui me fout les jetons, c’est la complexité technique du bouzin. Faudra que je teste sur une vieille machine sous Linux.
      Sinon, à propos de Cyberghost, un peu de doc ici même :
      https://www.tomsguide.com/us/cyberghost-vpn,review-4458.html

      Mais si j’arrive à maîtriser Tor (et son « brouteur »), j’abandonne derechef mon service payant. (Désolé @monolecte d’avoir squatté ton post avec mes angoisses techniques.)

    • Non mais ya rien à faire, tu ouvres TorBrowser et c’est fini. C’est juste un Firefox pré-configuré pour passer par Tor. Dès que tu l’allumes il fait un chemin au hasard dans les nœuds Tor, et du coup c’est comme si tu faisais ta requête depuis ailleurs (mais le nœud sortant est aussi en France). À tout moment t’as une entrée de menu « rouvrir avec un autre chemin » si tu veux le changer.