• « Rwanda, la fin du silence » : un ancien officier français raconte

    http://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/03/15/operation-turquoise-les-revelations-d-un-officier-francais_5271183_3212.html

    Extraits de « Rwanda, la fin du silence, témoignage d’un officier français », de Guillaume Ancel, et qui paraît vendredi 16 mars aux éditions Les Belles Lettres.

    [En juin 1994, au moment où la France décide d’intervenir au Rwanda, Guillaume Ancel est officier de guidage de tir aérien. Ce pays de la région des Grands Lacs est alors plongé en plein génocide contre les Tusti mené par les Forces armées rwandaises et par les milices extrémistes hutu, proches du gouvernement intérimaire, soutenu par Paris. Parallèlement, le Front patriotique rwandais, dominé par les Tutsi, a lancé une offensive pour mettre fin aux massacres et s’emparer du pays. Le livre de Guillaume Ancel contredit la version officielle d’une intervention avant tout « humanitaire ». Selon lui, la France a tardé à prendre ses distances avec le régime génocidaire. Extraits.]

    Base militaire de Valbonne, près de Lyon, France. 22 juin 1994

    (…) En fin d’après-midi, un officier du bureau des opérations entre brusquement et me remet personnellement un exemplaire numéroté d’un ordre préparatoire, dont manifestement Colin () dispose déjà. Il s’agit de réaliser un raid terrestre sur Kigali, la capitale du Rwanda, pour remettre en place le gouvernement, ordre expliqué par quelques schémas et des hiéroglyphes militaires appelés « symboles » :

    Nous débarquerons en « unité constituée » à Goma [principale ville de l’est du Zaïre, près de la frontière rwandaise], et l’opération s’appuiera sur la vitesse et la surprise liées à notre arrivée ultrarapide. A ce stade, la mission n’est pas encore confirmée, mais elle devient très probable.

    Cet ordre ne me surprend pas vraiment. J’apprécie les subtiles analyses de politique internationale et les débats sur la pertinence des interventions, mais en l’occurrence nous serons projetés à 6 000 kilomètres de la métropole pour faire notre métier, qui est de mener des opérations militaires, et celle-ci rentre dans nos cordes.

    En théorie, c’est assez simple, je dois dégager un couloir en guidant les frappes des avions de chasse, couloir dans lequel la compagnie de légionnaires s’engouffre, suivie par d’autres unités aguerries. La rapidité est telle que les unités d’en face ne doivent pas avoir le temps de se réorganiser tandis que nous rejoignons aussi vite que possible la capitale, Kigali, pour remettre les insignes du pouvoir au gouvernement que la France soutient.

    Tactiquement, c’est logique, puisque nous nous exerçons depuis plusieurs années à ce type d’opération avec les unités de la Force d’action rapide qui seront déployées sur ce théâtre, comme si nous allions jouer une pièce maintes fois répétée. En pratique, c’est évidemment risqué, très violent et nous sommes suffisamment entraînés pour savoir que ce raid terrestre ne se passera jamais comme nous l’avions prévu.

    (…)

    *Aéroport de Goma, Zaïre. 26 juin 1994

    Un officier d’état-major nous rend visite sur notre campement de fortune. J’aimerais l’interroger sur la suite de la mission puisque nous étions censés arriver par surprise pour mener une action offensive, mais il ne me répond pas et se contente de récupérer avec d’inhabituelles précautions l’ordre préparatoire reçu à Nîmes [où est basé le 2e régiment étranger d’infanterie, de la Légion étrangère]. Normalement, en opération, le simple fait d’ordonner la destruction d’un ordre écrit suffit, mais cet officier vérifie chaque exemplaire page par page, comme si ce document ne devait plus exister…

    (…)

    Aéroport de Bukavu, Zaïre. 30 juin 1994

    (…) La forêt de Nyungwe constitue un îlot tropical sur la route menant à Kigali via Butare, à moins d’une centaine de kilomètres de notre position. Les légionnaires l’ont survolée en hélicoptère et me l’ont décrite comme très dense, quasi impénétrable pour une unité armée et motorisée, en dehors de la route nationale qui la traverse d’est en ouest, comme un canyon de verdure verticale.

    Nous devons – comprendre « nous allons tout faire pour » – stopper l’avancée militaire des soldats du FPR [Front patriotique rwandais, rébellion d’obédience tutsi, dirigée par Paul Kagame] quand ils arriveront à l’est de la forêt et qu’ils devront s’engouffrer sur cette unique route pour la traverser. Dans notre jargon, c’est un coup d’arrêt, qui consiste à bloquer brutalement l’avancée ennemie par une embuscade solidement adossée au massif forestier, à un endroit précis qu’ils ne pourront contourner.

    Je n’ignore pas la difficulté de la situation, car les légionnaires n’ont pas d’armes lourdes. Même les mortiers légers dont ils disposent n’ont toujours pas leurs munitions et ce sera difficile de tenir face aux soldats du FPR connus pour leur discipline et leur endurance. Un détail, nous sommes 150, les éléments en face seraient au moins dix fois plus, rien que sur cette route. Aussi, pour contrebalancer ce déséquilibre, il nous faut les avions de chasse… et je suis bien placé pour savoir que le dispositif d’appui aérien n’est pas rodé.

    Aéroport de Bukavu, Zaïre. 01 juillet 1994

    (…) Nous rejoignons le tarmac, sur lequel nous attendent cinq hélicoptères de transport Super Puma. Le sifflement de leurs turbines crisse dans nos tympans. Les lumières de position des hélicos forment une ligne vers l’est où le ciel s’éclaire lentement des signes précurseurs du lever du jour. Nous embarquons dans le premier hélicoptère, sur ces sièges en toile toujours trop étroits, les sacs comprimés entre nos genoux. Les visages des légionnaires sont fermés. L’intérieur de la cabine est faiblement éclairé par une lumière blafarde qui ajoute au sentiment de tension. J’observe Tabal, très concentré sur la suite, il me renvoie sa mine confiante, celle de la Légion étrangère qui ne doute pas, ne tremble pas.

    Plus un mouvement, les pilotes ont terminé leur procédure de décollage, les rotors se mettent à tourner, faisant vibrer tout l’appareil. J’aperçois par la porte latérale, grande ouverte, la courbe d’un soleil orangé qui émerge maintenant à l’horizon. Notre hélico se soulève par l’arrière, les têtes rentrent dans les épaules, la mission est lancée, nous partons au combat.

    Brusquement, sur le tarmac, un officier surgit de l’estancot qui sert d’état-major aux forces spéciales et fait signe, les bras en croix, de stopper immédiatement l’opération. L’hélicoptère atterrit brutalement, à la surprise générale. Je défais ma ceinture de sécurité et saute par la porte pour rejoindre le stoppeur, c’est le capitaine de Pressy, en charge des opérations pour ce secteur. Il comprend à ma mine mauvaise que j’ai besoin d’explications.

    « Nous avons passé un accord avec le FPR, nous n’engageons pas le combat. »

    Les rotors s’immobilisent, et les hommes descendent sans attendre des cabines restées ouvertes, avec leurs sacs immenses et leurs armes sur l’épaule.

    Tabal me rejoint avec calme, et Pressy reprend :

    « Les Tutsi stoppent leur avance et nous allons protéger une zone qu’ils n’occupent pas encore, à l’ouest du pays. Ce sera une “zone humanitaire”, qui passe sous notre contrôle.

    – Si je comprends bien, on renonce à remettre au pouvoir ce qui reste du gouvernement ?

    – Oui, pour l’instant, nous allons vite voir quel cap nous prenons maintenant. »

    Tous ces militaires étaient déterminés à aller se battre, et ils ont été stoppés dans leur élan, comme si, au bout de la nuit, un responsable politique avait enfin décidé que ce combat ne pouvait pas avoir lieu. Les soldats désarment bruyamment leur arsenal après avoir ôté les chargeurs. Nous sommes un peu groggy, à la fois soulagés mais aussi frustrés.

    Je retourne aux grandes tentes avec Tabal, qui se moque gentiment en s’interrogeant sur la fonction que je vais maintenant pouvoir occuper. J’étais le responsable des frappes aériennes, il me propose de devenir « responsable des frappes humanitaires », ironisant sur la tonalité nouvelle et un peu surprenante de notre intervention, car c’est la première fois que nous entendons parler d’« humanitaire ».

    Aéroport de Cyangugu, Rwanda. Juillet 1994

    Je suis vraiment contrarié.

    En rentrant tard dans l’après-midi sur la base de Cyangugu, je trouve un groupe de journalistes qui assiègent le petit état-major, ils attendent un point de situation et s’impatientent bruyamment. Je ne veux pas m’en mêler, je les contourne discrètement pour aller poser mes affaires sous mon lit et faire le point avec Malvaud, l’officier rens [de renseignement].

    Le lieutenant-colonel Lemoine, l’adjoint de Garoh, m’intercepte et me demande de l’aider : les journalistes ne devaient pas rester au-delà de 15 heures, mais leur programme a été prolongé sans son avis. Ils attendent un brief alors « qu’un convoi de camions doit quitter la base pour transporter des armes vers le Zaïre ». Je ne comprends pas de quoi il parle, mais Lemoine me propulse devant les journalistes sans me laisser le temps de poser plus de questions.

    Les journalistes m’entourent aussitôt, comme s’ils m’encerclaient. Je parle doucement pour les obliger à se concentrer sur mes propos. Je leur fais un brief rapide sur la situation dans la zone et sur mes activités de recherche et de sauvetage de rescapés. La plupart s’en contentent, cependant un reporter du journal Le Monde n’en reste pas là :

    « Capitaine, vous désarmez les Rwandais qui traversent votre zone ? Même les militaires des FAR [Forces armées rwandaises] ?

    – Bien sûr, nous protégeons la zone humanitaire sûre, donc plus personne n’a besoin de porter une arme dans ce périmètre.

    – Et pourquoi vous ne confisquez pas aussi les machettes ?

    – Pour la simple raison que tout le monde en possède. Dans ce cas, il faudrait aussi supprimer les couteaux, les pioches et les bâtons ! »

    Rire de ses confrères, mais la question est loin d’être anodine ; ne rien faire dans ces situations alors qu’on en a le pouvoir, c’est se rendre complice. J’aperçois dans leur dos, de l’autre côté de la piste, une colonne d’une dizaine de camions transportant des conteneurs maritimes, qui quittent le camp en soulevant un nuage de poussière.

    Le journaliste n’abandonne pas.

    « Et les armes saisies, qu’en faites-vous ? »

    Je n’ai pas envie de mentir ni de nous mettre en difficulté, alors j’esquive avec un sourire.
    « Nous les stockons ici dans des conteneurs, et nous attendons que leurs propriétaires les réclament. »

    Les journalistes rient encore, ils doivent penser que je suis plein d’humour. Ils plient bagage après m’avoir remercié et remontent dans l’avion qui les attend enfin sur la piste.

    J’attends avec impatience le débriefing du soir auquel assistent tous les chefs de détachement du groupement. Nous sommes une douzaine autour de la table et j’aborde sans attendre le sujet du convoi, pour lequel on m’a demandé de détourner l’attention des journalistes. Je sens que Garoh hésite et cherche ses mots :

    « Ces armes sont livrées aux FAR qui sont réfugiées au Zaïre, cela fait partie des gestes d’apaisement que nous avons acceptés pour calmer leur frustration et éviter aussi qu’ils ne se retournent contre nous. »

    Je suis sidéré.

    « Attendez, on les désarme, et ensuite on va leur livrer des armes, dans des camps de réfugiés, alors que ce sont des unités en déroute, sans doute liées aux milices et, pire encore, au ravage de ce pays ? »

    Garoh me répond avec son calme imperturbable,

    « Oui, parce que les FAR sont à deux doigts d’imploser et d’alimenter effectivement les bandes de pillards. En donnant ces armes à leurs chefs, nous espérons affermir leur autorité. De plus, nous ne sommes que quelques centaines de combattants sur le terrain, et nous ne pouvons pas nous permettre le risque qu’ils se retournent contre nous, alors que le FPR nous menace déjà. »

    Lemoine, son adjoint, ajoute pour l’aider :

    « Ancel, nous payons aussi leur solde, en liquide, pour éviter qu’ils ne deviennent incontrôlables, ce que nous sommes souvent obligés de faire dans ces situations. »

    Je trouve le raisonnement court-termiste et indéfendable : comment avaler qu’en livrant des armes à ces militaires nous améliorons notre propre sécurité ? Je leur rappelle que nous n’avons plus vraiment de doutes sur l’implication des FAR dans les massacres de grande ampleur qu’aucun d’entre nous ne nomme encore « génocide ». Mais Garoh stoppe là le débat, même s’il semble troublé aussi par cette situation.

    Après cet événement, j’ai demandé aux pilotes d’hélicos et aux gendarmes chargés du contrôle des armes saisies de les balancer au-dessus du lac Kivu. Garoh aurait pu s’y opposer, mais il a validé cette pratique…

    Retour à Bisesero, ouest du Rwanda

    (…)

    Comme je l’ai relaté, au lever du jour du 1er juillet, cette mission de combat contre les ennemis des génocidaires a été annulée in extremis. J’en connais désormais plus de détails grâce au témoignage d’Oscar, un des pilotes de chasse engagés dans cette opération et dont je raconterai le parcours un peu plus loin.

    En croisant nos témoignages, il apparaît que cette mission a été annulée par le PC Jupiter situé sous le palais présidentiel de l’Elysée, alors que les avions de chasse, des Jaguar, étaient déjà en vol pour frapper, et que nous-mêmes décollions en hélicoptère pour rejoindre la zone de guidage. Pourtant, le PC Jupiter n’a pas vocation à diriger ce type d’opération, qui est plutôt du ressort du bien nommé Centre opérationnel interarmées. C’est une procédure tout à fait inhabituelle que m’a décrite mon camarade et, compte tenu de ma compréhension du sujet, il est probable que les événements se soient enchaînés ainsi : cette opération de combat contre le FPR a été décidée sans réel contrôle politique, mais l’intervention des Jaguar a déclenché une procédure quasi automatique de confirmation auprès du PC de l’Elysée, qui s’en est effrayé. En effet, l’engagement au combat d’avions de chasse est considéré comme stratégique du fait de leur puissance de feu, ainsi que du risque médiatique : difficile de faire croire qu’un bombardement n’a pas été organisé, tandis qu’il est toujours possible d’habiller un échange de tirs au sol en accrochage accidentel ou en riposte à une tentative d’infiltration.

    En conséquence, la patrouille de Jaguar, au moment de rejoindre la zone de combat, demande la validation de son engagement, sans doute par l’intermédiaire de l’avion ravitailleur KC135 qui les soutient et qui est équipé d’un système radio longue portée en l’absence d’Awacs. Le PC Jupiter alerte l’Elysée – l’étage du dessus –, qui découvre l’opération, prend brutalement conscience des conséquences possibles d’un tel engagement et l’interdit aussitôt.

    L’annulation, au tout dernier moment, de cette mission, par la présidence de la République, déclenche un débat – plutôt que d’en être l’issue – sur le risque que la France soit effectivement accusée de complicité de génocide et mise au ban des nations, alors même que la crise de Bisesero [un secteur de collines où des dizaines de miliers de personnes ont été massacrées] vient de débuter. Dans les jours qui suivent, des spécialistes de l’Afrique des Grands Lacs sont consultés, et probablement dépêchés sur place, pour négocier un compromis avec le FPR, c’est la suite de l’opération « Turquoise » avec la création d’une zone humanitaire sûre.

  • Les secrets de la France au Rwanda : les révélations d’un officier français

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    Ancien militaire, Guillaume Ancel a participé à l’opération « Turquoise ». Son livre contredit la version officielle d’une intervention avant tout « humanitaire ».

    Le livre s’intitule Rwanda, la fin du silence, témoignage d’un officier français (éditions Les Belles Lettres, sortie vendredi 16 mars). L’officier en question, c’est Guillaume Ancel, 52 ans, dont vingt passés dans l’armée. Comme d’autres, il a participé, en juin 1994, à l’opération « Turquoise » lancée par la France dans ce pays d’Afrique, théâtre du dernier génocide du XXe siècle (800 000 morts en trois mois, en majorité tutsi), orchestré par le gouvernement en place, à dominante hutu. Le récit que l’ex-capitaine tire de cette expérience contredit la version officielle d’une opération avant tout humanitaire. Pour lui, les autorités politiques et militaires de l’époque, sous la présidence de François Mitterrand, ont surtout cherché, du moins dans un premier temps, à sauver un régime « ami » emporté par la folie meurtrière.

    Un événement particulier a incité Guillaume Ancel à témoigner. Il remonte au 27 février 2014. Ce jour-là, la Fondation Jean-Jaurès, le think tank du Parti socialiste, organise à Paris un colloque à huis clos sur la politique africaine de François Mitterrand. Une quarantaine de personnes – juristes, historiens, diplomates… – y participent, sous la présidence de Paul Quilès, ancien ministre de la défense. Les intervenants se succèdent, tous si proches du PS que les contributions sont unanimes dans la louange.

    Vient alors le tour de M. Ancel de raconter sa guerre, lui qui était alors « officier de guidage de tir aérien », chargé de diriger au sol les missiles largués par l’aviation. Ce qu’il raconte va à l’encontre des propos des autres intervenants. D’après lui, « Turquoise » fut bien une opération de guerre avant de se muer en intervention humanitaire. « A ce moment-là, quarante mâchoires se décrochent », se souvient-il. La tension monte, l’atmosphère devient électrique. Paul Quilès intervient. « Sorti de son contexte, jeune homme, votre témoignage pourrait faire gravement douter les Français, dit-il en pointant un doigt rageur. Je vous demande, par conséquent, de ne pas raconter de telles choses, pour ne pas troubler la vision qu’ont les Français du rôle que nous avons joué au Rwanda. »

    Le « jeune homme » de 49 ans est stupéfait. Sa réponse fuse : « Le problème, il n’est pas dans mon témoignage, il est dans votre version officielle, qui est bien plus romancée que la mienne. » Rouge de colère, Paul Quilès finit par quitter la salle. Deux jours plus tard, M. Ancel entend les mêmes reproches menaçants, relayés par une de ses relations professionnelles : son histoire pourrait faire « gravement douter les Français ». « Ces menaces ont déclenché ma volonté de témoigner », affirme-t-il aujourd’hui.

    D’autres « anciens » ont brisé l’omerta

    Fils de bonne famille de la bourgeoisie lyonnaise, il n’avait pourtant rien pour sortir du rang. Il a fait son chemin dans l’artillerie, spécialité technique mais indispensable aux conflits modernes, et enchaîné les missions (Cambodge, Rwanda, ex-Yougoslavie). Diplômé de l’Ecole de guerre, il était programmé pour devenir général et transformer l’armée de terre, mais il a finalement décidé, en 2005, de changer de vie et de basculer dans le privé.

    Avant lui, d’autres « anciens » de « Turquoise » ont brisé l’omerta. Parmi eux, Jean-Rémi Duval, alias « Diego ». Engagé volontaire à 20 ans comme deuxième classe, il a gravi tous les échelons des forces spéciales, jusqu’à prendre le commandement du CPA 10, les commandos parachutistes de l’air alors basés à Nîmes. Le 27 juin 1994, au Rwanda, c’est lui qui découvre avec ses hommes les rescapés tutsi des collines de Bisesero, 2 000 survivants sur environ 50 000. Il leur promet de revenir les protéger aussi vite que possible, mais ceux-ci devront finalement attendre trois jours le retour des Français ; trois jours où ils subiront plusieurs assauts meurtriers des milices hutu. Pourquoi les Français ont-ils tant tardé à intervenir ? L’épisode reste nébuleux et fait l’objet d’une vive polémique : Duval assure avoir informé aussitôt son supérieur direct, ce que ce dernier conteste.

    Si « Diego » a toujours refusé de témoigner publiquement, il s’est expliqué devant la Mission d’information parlementaire en 1998, puis en 2007 face aux enquêteurs qui l’interrogeaient dans le cadre d’une information judiciaire pour « complicité de génocide ». « Sans rentrer dans les détails, indique-t-il alors aux policiers, disons qu’à la fin de ma carrière, soit au moment de ma retraite [il a quitté l’armée en septembre 1995], j’étais en désaccord avec la politique française menée d’une manière générale en Afrique et notamment au Rwanda. Je n’ai pas de précision à donner à ce sujet, mais cela n’a fait que précipiter mon départ. » Défendre son honneur sans rompre avec la solidarité de corps : l’exercice est délicat pour ceux qui ont quitté le service actif.

    Les foudres du commandement

    En 2005, un autre ancien de « Turquoise » se rebelle, publiquement cette fois, sur France Culture : l’adjudant-chef Thierry Prungnaud, une légende du GIGN, l’unité d’élite de la gendarmerie. Considéré comme un tireur d’élite d’exception, il a participé, pendant dix-huit ans, aux opérations les plus délicates. Engagé dans « Turquoise » en 1994, il affirme avoir été berné par ses chefs du commandement des opérations spéciales, qui lui auraient parlé lors du « briefing de situation », de massacres commis par des Tutsi sur les Hutu, et non l’inverse. Puis, il raconte comment son supérieur direct lui aurait interdit d’aller à la rescousse des survivants de Bisesero et comment, avec d’autres camarades, il a désobéi pour essayer de les sauver.

    Prungnaud est bien placé pour mesurer l’ampleur du drame puisqu’il a lui-même formé, en 1992, un groupe de choc au sein de la garde présidentielle rwandaise, devenue entre-temps un des fers de lance des tueries. Lorsqu’il en prend conscience, ses convictions de gendarme républicain sont ébranlées. En 2010, alors que son témoignage de 2005 n’a pas soulevé de réactions outrées, il s’attire les foudres du commandant de l’opération, le général Lafourcade. Ce dernier publie un livre (Opération Turquoise : Rwanda, 1994, Perrin, 2010), et conteste, dans un entretien au Point, le récit de Prungnaud : « Pour ce brillant et très courageux soldat, la situation vécue au Rwanda a été très difficile, je regrette vivement qu’à partir de ce témoignage pour le moins suspect, on conclue que les Français ont laissé tuer les Tutsi de Bisesero, donc qu’ils sont complices du génocide. C’est terrible ! »

    Exigence de vérité

    A l’heure de publier à son tour son récit, Guillaume Ancel ne cache pas ses propres faiblesses. Le 11 juillet 1994, il a commis un crime de guerre. En récupérant des armes dans une villa avec son équipe de légionnaires, il croise un groupe de génocidaires. « L’un des miliciens se tourne vers moi et me provoque du regard, il porte un gilet pare-éclats ensanglanté, au camouflage de l’armée belge avec la bande patronymique du sergent P. Van Moyden », écrit-il. Comme neuf de ses compagnons d’armes, ce sous-officier belge a été lynché, le 7 avril 1994, parce qu’il protégeait la première ministre Agathe Uwilingiyimana, assassinée par la garde présidentielle rwandaise. Or, quelques années auparavant, M. Ancel a connu le sergent Van Moyden lors d’un stage européen. Il ordonne à ses hommes de récupérer le gilet. « Alors, les légionnaires ouvrent le feu presque simultanément, dans un bref échange de tirs, sans rafales, juste des tirs ajustés, écrit-il. Les miliciens sont trop lents pour riposter efficacement, ils s’effondrent en quelques secondes. » Un crime de guerre, aujourd’hui prescrit, mais qui pèse sur sa conscience.

    « Qu’est-ce que je gagne dans cette polémique sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi ?, s’interroge-t-il. Rien d’autre que des ennuis et des tensions. Je redoute que mes compagnons d’armes craignent que je les mette en cause, alors que j’ai admiré leur professionnalisme et leur courage, sur le terrain. Je crains aussi que ce débat n’ait pas lieu. Ce que je dis devrait susciter l’effroi. Je ne prétends pas avoir raison, je dis simplement que mon témoignage est incompatible avec la fable humanitaire. » Cette exigence de vérité est le point commun de tous les militaires français marqués par le génocide rwandais. L’ex-capitaine Ancel voudrait que ceux dont il a recueilli les confidences « off » – en changeant leurs noms – pour nourrir son témoignage s’expriment un jour comme lui, à visage découvert.

  • Les secrets de la France au Rwanda : les ambiguïtés de l’opération « Turquoise »

    http://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/03/15/intervention-francaise-au-rwanda-les-ambiguites-de-l-operation-turquoise_527

    Les secrets de la France au Rwanda 1/3. Vingt-quatre ans après le génocide, « Le Monde » revient, documents et témoignages à l’appui, sur cet épisode tragique.

    Il y a deux façons de raconter l’histoire : par le haut ou par le bas. Pour comprendre l’engagement de la France au Rwanda au printemps 1994, savoir notamment si elle a été complice des génocidaires rwandais et si son armée a soutenu un régime enivré par la folie meurtrière qui fit 800 000 morts en à peine trois mois, il faut d’abord examiner les décisions prises au plus haut niveau de l’Etat, au cœur du pouvoir. Et remonter le temps jusqu’au mercredi 15 juin 1994, à Paris…

    Ce jour-là, une réunion de crise se tient au palais de l’Elysée, en présence de François Mitterrand. Voilà près de dix semaines que le génocide a débuté, plus exactement depuis le crash de l’avion du président hutu Juvénal Habyarimana, abattu au-dessus de Kigali, la capitale, par un commando inconnu.

    Sa mort entraîne de violentes représailles de la part des Forces armées rwandaises (FAR), de la gendarmerie et des miliciens hutu Interahamwe. Leurs cibles : des hutu modérés et surtout la minorité tutsi, accusée d’avoir voulu renverser le pouvoir.

    A l’époque, une guerre oppose en effet le Front patriotique rwandais (FPR, la rébellion à majorité tutsi), aux forces hutu. La France a beau soutenir le régime hutu depuis des années, elle s’interroge sur l’attitude à adopter face à ces massacres, dont les victimes se comptent déjà par centaines de milliers. Le Conseil de défense restreint organisé à l’Elysée vise précisément à définir la stratégie à suivre.

    Il est aujourd’hui possible de savoir ce qui s’est dit, ce mercredi de juin 1994, au palais présidentiel. Le compte rendu de la réunion, classé « confidentiel défense », a été déclassifié le 14 janvier 2008 par Nicolas Sarkozy à la demande des juges d’instruction chargés de l’enquête pour « complicité de génocide » sur l’opération « Turquoise » menée par l’armée française au Rwanda. Ce document aide à comprendre la façon dont les autorités ont géré ce dossier sensible en période de cohabitation entre François Mitterrand, président socialiste, et son premier ministre de droite, Edouard Balladur.

    « Nous commencerons par le Rwanda car la situation exige que nous prenions d’urgence des mesures », débute Mitterrand. Le ministre de la coopération, Michel Roussin, dépeint alors un tableau très sombre : « La situation ne s’améliore pas. Les massacres se poursuivent, côté hutu et côté tutsi. L’opinion publique internationale et l’opinion française sont horrifiées devant ce spectacle d’enfants massacrés, d’orphelinats envahis. »

    François Léotard, le ministre de la défense, prône la retenue : « Nous ne pourrions faire quelque chose qu’avec l’accord des deux parties et un soutien international. Or, je vois mal comment nous pourrions obtenir l’accord du FPR [la rébellion tutsi] et le soutien international. Nous ne pourrions intervenir qu’en zone hutu. Nous serions condamnés par le FPR et victimes de manœuvres médiatiques. Je suis donc très réticent. »

    « Il faut faire vite »

    Alain Juppé, le ministre des affaires étrangères, lui, est plus va-t-en-guerre : « Il faut faire vite, 2 000 à 3 000 hommes pourraient mettre fin aux combats. Faut-il aller plus loin et envisager une intervention pour exfiltrer les populations ? » Quant à Edouard Balladur, il est partant, mais prudent : « Nous ne pouvons plus, quels que soient les risques, rester inactifs. Pour des raisons morales et non pas médiatiques. Je ne méconnais pas les difficultés. »

    François Mitterrand reprend la balle au bond : « J’approuve cette façon de voir. Mais nous pourrions limiter nos objectifs. (…) Notre effort pourrait être limité à la protection de certains sites, des hôpitaux ou des écoles, sans entrer dans une opération militaire d’ensemble qui serait difficile car il n’y a pas de front continu. »

    Alors que la réunion se termine, François Léotard demande : « Monsieur le président, dois-je comprendre que cette opération est une décision ou qu’il s’agit seulement d’en étudier la possibilité ? » François Mitterrand conclut, tranchant : « C’est une décision dont je prends la responsabilité. (…) Ce que j’approuve, c’est une intervention rapide et ciblée, mais pas une action généralisée. Vous êtes maître des méthodes, Amiral. » L’amiral, le « maître des méthodes », c’est Jacques Lanxade, le chef d’état-major des armées.

    Le jour même, celui-ci présente à son ministre, M. Léotard, un texte « confidentiel défense » intitulé Mémoire sur une opération militaire au Rwanda. Son but : le convaincre de la nécessité de cette « intervention humanitaire ». A en croire ce document, versé au dossier judiciaire dont Le Monde a eu connaissance dans son intégralité, l’amiral a conscience de marcher sur des œufs. « Il convient de souligner que cette opération est délicate, écrit-il, qu’elle demandera des moyens de soutien importants, et qu’il faudra accepter des risques non négligeables pour nos troupes. » Aux « risques » du terrain s’ajoutent d’éventuelles secousses politiques. Edouard Balladur est conscient que le Rwanda est un « guêpier ». Depuis son arrivée à Matignon, au printemps 1993, il se montre plutôt réticent à tout engagement militaire en Afrique. Ses ministres Léotard et Roussin sont tout aussi circonspects.

    L’objectif, « faire cesser les massacres interethniques »

    Du côté du Quai d’Orsay, Alain Juppé s’est pour sa part rallié aux interventionnistes de l’Elysée, horrifié qu’il est par l’ampleur des tueries dont il reçoit des comptes rendus chaque jour plus circonstanciés. Il faut dire qu’autour de François Mitterrand, une poignée d’hommes – le secrétaire général de l’Elysée, Hubert Védrine, le chef d’état-major particulier, Christian Quesnot, et le conseiller Afrique Bruno Delaye – souhaite poursuivre un effort de guerre mené depuis octobre 1990 en soutien des FAR contre les rebelles du FPR ().

    Ces hommes de l’entourage présidentiel sont alors persuadés de lutter contre l’extension du « tutsiland » (la zone de domination de cette ethnie), perçue comme un complot anglo-saxon contre le pré carré de la France dans la région. Paul Kagame, l’homme fort du FPR, n’a-t-il pas été formé aux Etats-Unis ? N’est-il pas le protégé du président ougandais Yoweri Museveni, couvé par Washington ?

    D’après le dossier de l’amiral Lanxade, l’opération doit « faire cesser les massacres interethniques » et afficher la « neutralité » de la France à l’égard de « chaque partie en cause ». Rester « neutre » dans un génocide, voilà un premier dilemme, ainsi présenté au chapitre « Situation » : « La guerre civile, réveillée par l’assassinat du président rwandais le 6 avril 1994, a eu pour conséquence un véritable génocide perpétré par certaines unités militaires rwandaises (garde présidentielle) et par les milices hutu à l’encontre de la minorité tutsi de la population ou de certains cadres hutu modérés. » D’évidence, les planificateurs de l’armée française connaissent donc bien la situation sur le terrain. Ils la détaillent d’ailleurs dans deux paragraphes aux titres éloquents : « Qui sont les massacreurs ? » et « Qui sont les massacrables ? » A l’état-major, on sait donc qui tue qui. Mais sait-on vraiment qui soutenir ?

    Jacques Lanxade joue un rôle décisif dans ces heures où un choix s’impose. Premier marin nommé chef d’état-major des armées, il a dirigé auparavant (1989-1991) l’état-major particulier du président Mitterrand. Tous deux se comprennent à la perfection. « François Mitterrand ne donnait jamais une directive précise, se souvient l’amiral, rencontré le 2 mars à son domicile parisien. Fondamentalement, il considérait que vous deviez savoir ce que vous aviez à faire. Comme j’étais sur la même ligne que lui, j’ai eu une très grande liberté d’action. »

    Si le président se méfie des militaires (et plus encore des policiers), il a confiance en cet homme rompu aux circonvolutions diplomatiques. Après sa carrière militaire, M. Lanxade bénéficiera d’ailleurs d’une promotion rare : il deviendra ambassadeur de France en Tunisie (1995-1999).

    « L’action d’hier » et l’« inaction d’aujourd’hui »

    En attendant, en ce printemps 1994, Mitterrand lui délègue toutes les opérations militaires, y compris les contacts politiques nécessaires à l’exercice de ses fonctions. D’une certaine manière, son rôle est plus important que celui du ministre de la défense dans la conduite de la guerre. En fin connaisseur du dossier rwandais, M. Lanxade propose trois options pour intervenir. Celle retenue passe par l’aéroport de Goma, au Zaïre (l’actuelle République démocratique du Congo) voisin. Son objectif : investir et contrôler la zone tenue par les FAR (les forces génocidaires), soit environ la moitié du pays. En apparence, il s’agit bien d’une opération humanitaire. En réalité, ses buts, tels qu’évoqués dans le dossier, sont plus larges : « L’arrêt des massacres, la sauvegarde des réfugiés et l’interruption de l’extension du conflit. » Et Lanxade d’ajouter, sibyllin : « Du point de vue français, il faut éviter que nous soient reprochées et l’action d’hier et l’inaction d’aujourd’hui. » Sous cette formule se cache toute l’ambiguïté de la politique française au Rwanda.

    « L’inaction d’aujourd’hui », c’est l’immobilisme désespérant de la communauté internationale. De fait, personne n’est intervenu pour stopper le génocide depuis son déclenchement, début avril. Personne, sauf les rebelles du FPR qui, village après village, contemplent avec stupeur le désastre des fosses communes laissées par les bourreaux.

    « L’action d’hier », c’est un soutien français sans faille au régime en place. Un soutien qui est allé de la fourniture d’armes lourdes à l’instruction des troupes, en passant par la mise à disposition de conseillers militaires issus des forces spéciales françaises (1er RPIMa, 8e RPIMa). Dans la continuité de cette politique, il est logique, aux yeux des « faucons » parisiens, d’aider les alliés de la France, même s’ils se sont transformés en gouvernement du génocide.

    *Sauvegarde du pouvoir « ami »

    « Une action initiale sera conduite sur la zone de Cyangugu avant un engagement éventuel en direction de Kigali », est-il précisé dans le document de l’amiral Lanxade. L’objectif militaire ultime est donc la capitale, où les rebelles du FPR resserrent chaque jour leur étau sur les forces gouvernementales. En cherchant à se rendre à Kigali, l’état-major français et le cercle rapproché de François Mitterrand entendent avant tout figer les fronts, et du même coup éviter l’effondrement des FAR et des miliciens ; bref, empêcher la victoire des rebelles. Le but, au fond, n’est pas de stopper le génocide : Paris sait que l’essentiel des massacres a déjà été commis dans la capitale et qu’il n’y a presque plus de Tutsi à sauver. L’important semble plutôt être la sauvegarde du pouvoir « ami ».

    Pour mener à bien cette mission, l’amiral dispose d’un atout : le Commandement des opérations spéciales (COS), placé sous sa responsabilité directe. Composé de l’élite des forces spéciales (parachutistes des troupes de marine, GIGN, commandos de l’air et de la marine…), ce nouveau corps de l’armée française a pour rôle « d’ouvrir les portes » avant une opération. En clair, faire du renseignement sur le terrain, mais aussi mener de discrètes actions commandos. Dès le départ, « Turquoise » est donc une opération schizophrène : stopper les massacres d’un côté et, dans le même temps aider le régime des bourreaux. Les soldats « réguliers » protégeront les civils menacés, tandis que les forces spéciales, « irrégulières », feront le sale travail, c’est-à-dire l’aide au gouvernement contre les rebelles.

    Le premier officier à atterrir sur la piste de Goma le 19 juin – avant même que le Conseil de sécurité de l’ONU ne donne son feu vert à l’opération « Turquoise » – s’appelle Jacques Rosier, « Romuald » de son nom de code. C’est un parachutiste, patron du détachement du COS. Dix hommes sur les 222 prévus l’accompagnent. Ancien chef de corps du 1er RPIMa, l’un des officiers les plus titrés de l’armée de terre, Rosier a déjà à son actif deux missions au Rwanda, où il a combattu le FPR de Kagame en 1992 puis en 1993. Il connaît par cœur les officiers supérieurs rwandais ; certains sont même ses amis. « Entre le 20 et le 22 juin, en attendant le reste de mes unités, j’ai pris différents contacts », explique-t-il aux policiers qui l’interrogent, le 13 septembre 2007, dans le cadre d’une instruction pour « complicité de génocide » sur plainte de six rescapés des massacres, qui accusent la hiérarchie militaire française de « complicité de génocide » et « complicité de crime contre l’humanité ».


    Arrivée des militaires français au camp de réfugiés Hutu de Butare, au sud du Rwanda, le 3 juillet 1994.

    Des soldats français aux côtés des soldats rwandais

    Parmi les « contacts » du colonel figurent divers ministres du gouvernement génocidaire, dont celui de la défense, et les principaux chefs militaires de l’armée nationale en déroute. S’il ne ment pas aux enquêteurs, M. Rosier ne dit pas non plus toute la vérité. Dans son rapport de fin de mission, il a livré un indice sur certains aspects de son travail : « Etant encore seul sur zone, le détachement effectuait également quelques missions d’extractions dans la région de Gisenyi [ville rwandaise située en face de Goma, de l’autre côté de la frontière]. » Sans davantage de précisions sur ces « extractions ».

    Avant l’arrivée dans la région du reste des troupes et de la presse, Rosier a quelques jours pour extraire des « sonnettes », des soldats français ayant passé la période du génocide auprès de leurs homologues rwandais. Combien sont-ils ? « Une dizaine », selon le général Quesnot, interrogé en 2006 par Olivier Lanotte, un chercheur belge qui avance pour sa part le chiffre d’une « bonne vingtaine de conseillers et techniciens, tous des volontaires ».

    L’information circule jusqu’à New York, si l’on en croit l’ambassadeur néo-zélandais auprès de l’ONU, Colin Keating. Le 21 juin, celui-ci écrit aux autorités de son pays : « Une information intéressante que nous avons apprise du secrétariat cet après-midi est que le FPR affirme que des conseillers militaires français sont restés dans le pays et qu’ils ont formé certaines des milices hutu. Certains sont à la campagne, mais d’autres sont à Kigali. »

    Quelle était la mission de ces fantômes ? Ont-ils conseillé des ministres, formé des militaires ? Ou bien participé aux opérations ? Ou encore fait du renseignement en temps réel ? Impossible d’avoir des certitudes, sinon qu’ils ont soutenu et accompagné les FAR depuis le début des massacres. De son côté, la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE, service de renseignements extérieurs) a mis en place un dispositif distinct, composé de clandestins, infiltrés sous couverture jusqu’au centre de Kigali pour renseigner leur hiérarchie à Paris.

    Livraisons d’armes « défensives »

    Le colonel Rosier a d’autres objectifs secrets, dans la continuité de la politique française dans ce pays. Parmi eux, les livraisons d’armes. Là encore, le sujet est si délicat que le général Quesnot, en poste à l’Elysée, adresse une note au président de la République le 25 juin 1994 : « Le coût total des équipements et des munitions cédés aux armées et à la gendarmerie rwandaises au cours des trois dernières années s’élève à 54,8 millions de francs. (…) Les armes et munitions données par la France consistaient exclusivement en matériel de guerre lourd de nature défensive destiné à arrêter l’offensive du FPR. Nous n’avons livré aucune arme individuelle qui ait pu être utilisée ultérieurement dans les massacres (et a fortiori, aucune machette). »

    Ici, le général Quesnot joue sur les mots et sur la « nature défensive » du matériel, car outre l’artillerie (canons de 105 mm, radars et obus), la France a fourni des mitrailleuses (12,7 mm) et leurs cartouches. D’autres pays ont été sollicités pour fournir le reste : l’Egypte, Israël et l’Afrique du Sud ont livré à Kigali des obus de mortiers et des lance-roquettes. Enfin, la liste du général n’est pas tout à fait exhaustive, comme le prouvent les archives de la Mission militaire de coopération, en annexe du rapport de la Mission d’information sur le Rwanda de 1998. Rien qu’en 1992, 20 000 mines anti-personnelles et 700 000 cartouches de 5,56 mm ont été autorisées à l’exportation, sans compter les émetteurs-récepteurs, les appareils de vision nocturnes, les parachutes. En 1993 : 250 pistolets de 9 mm, 530 fusils d’assaut, des milliers de munitions de mortier 120 mm.

    Le 17 mai 1994, l’ONU finit par décréter un embargo sur les armes. Dès lors, toute fourniture de matériel militaire peut relever de la « complicité de crime contre l’humanité ». A plusieurs reprises, en mai et juin, des émissaires du régime de Kigali viennent néanmoins à Paris présenter leurs doléances. Ils ont besoin d’armes, y compris pour exterminer les Tutsi. C’est l’une des idées reçues sur ce génocide : il serait principalement l’œuvre de miliciens armés de machettes. Faux : les machettes sont à l’origine de la mort de 36 % des victimes recensées. La plupart des tueries de groupe, dans les églises, les écoles, sur les collines, ont été faites par des hommes en uniforme, à coups de grenades, de fusils, d’armes automatiques. Les miliciens se sont chargés de « finir le travail ».

    Mercenaires et marchands d’armes

    Quand tombe la nouvelle de l’embargo, il devient donc crucial, pour les génocidaires, d’organiser des circuits parallèles d’approvisionnement en armes. D’après l’organisation humanitaire Human Rights Watch, au moins cinq chargements destinés aux FAR ont été débarqués sur l’aéroport de Goma entre mai et juillet 1994. Les circuits du mercenariat sont également mis à contribution. L’ex-gendarme du GIGN et de l’Elysée Paul Barril et le célèbre mercenaire Bob Denard sont sollicités. Barril signe un contrat d’assistance et de service pour plus d’un million de dollars : il fournira bien des mercenaires, mais pas les armes et munitions pourtant prévues en quantité.

    Des trafiquants d’armes s’activent eux aussi en coulisse. Considéré comme le cerveau du génocide, le colonel Théoneste Bagosora orchestre le tout. Des avions-cargos déchargent à Goma leurs cargaisons d’armes, aussitôt transférées vers Gisenyi, côté rwandais, puis vers les camps de réfugiés hutu installés au Zaïre après la débâcle des FAR. Or, Gisenyi et l’aéroport de Goma sont entièrement sous le contrôle du dispositif « Turquoise » : à défaut de les initier, l’armée française ferme donc les yeux sur ces trafics.

    Dans le même temps, l’un des objectifs demeure la capitale, Kigali. Le général Quesnot, à l’Elysée, et les plus hauts responsables de l’armée française sont convaincus que « le FPR n’a pas les moyens militaires de contrôler l’ensemble du pays ». Cette analyse est une erreur majeure : elle sous-estime la vitesse de progression des rebelles. Le 30 juin, au moment même où le dispositif français est prêt à passer à l’action, Paris se résout à abandonner l’option Kigali. Interrogé par Le Monde, l’amiral Jacques Lanxade conteste aujourd’hui cette présentation des faits, malgré l’accumulation d’indices. Pour lui, « il n’a jamais été question d’aller jusqu’à Kigali. On ne pouvait pas y aller, assure-t-il, c’était se mettre au milieu des combats ».

    Des soldats français capturés ?

    Le tableau de la stratégie française serait incomplet sans la liste des incidents entre le COS et les rebelles de Kagame : accrochages, embuscades… Parmi les zones d’ombre de l’opération « Turquoise », figure ainsi un épisode jusqu’ici méconnu : la capture, en juillet 1994, de soldats français par les troupes du FPR. L’épisode est révélé par Paul Kagame lui-même, dans le documentaire Inkotanyi de Christophe Cotteret, programmé le 10 avril sur Arte.

    Dans ce film, celui qui est désormais président du Rwanda, raconte comment ses hommes ont piégé le COS, autour du 15 juillet, en lisière de la zone humanitaire sûre (ZHS). « On a capturé vingt-trois soldats français, on les a encerclés, indique M. Kagame. On les a pratiquement utilisés pour marchander en disant : “C’est notre pays et nous allons entrer sur ce territoire, que vous le vouliez ou non. Donc, si vous acceptez de nous laisser entrer, parce que c’est notre pays, je n’ai aucun problème à laisser ces gens [les hommes du COS] partir”. Cela nous a vraiment aidés à résoudre le problème. » Très vite, l’Elysée aurait accepté l’échange de ces prisonniers contre l’engagement de restituer la ZHS le 18 août, laissant ainsi les mains libres au FPR pour prendre le contrôle de ce territoire.

    La capture de soldats français n’a jamais été reconnue officiellement. L’amiral Lanxade la nie. En « off », plusieurs officiers français confirment sa réalité tout en la qualifiant de « non-événement ». L’embarras des uns et des autres trahit une vérité inavouable : depuis que la justice cherche à percer les secrets de « Turquoise », la zizanie règne entre les anciens frères d’armes.