• Un collectif de plus de deux cents trente enseignants-chercheurs à l’université explique dans une tribune au « Monde » pourquoi ils ne veulent pas classer les candidatures des bacheliers, tel que le prévoit la procédure mise en place depuis le déploiement de la plate-forme Parcoursup :

    « Enseignants à l’université, nous refusons d’examiner les dossiers des lycéens »
    Tribune collective, Le Monde, le 6 avril 2018
    http://www.lemonde.fr/idees/article/2018/04/06/enseignants-a-l-universite-nous-refusons-d-examiner-les-dossiers-des-lyceens

    Le 31 mars, les bacheliers ont confirmé leurs voeux de poursuite d’études sur la plate-forme Parcoursup . Ils ont eu raison de le faire parce qu’étudier à l’université accroît les connaissances et élargit les horizons. Le diplôme constitue, aussi, la meilleure protection face au chômage. Leur avenir est désormais dans les mains d’une poignée d’enseignants-chercheurs désignée pour examiner leur dossier dans les formations de leur choix.

    Nous faisons partie de ces enseignants, mais nous refusons d’accomplir cette tâche. Nous refusons de classer les candidatures parmi des milliers d’autres (pour une centaine de places dans nos formations). Nous refusons de porter un jugement sur les espoirs, les aspirations et la capacité de chacun à réaliser ses rêves. Cette lettre vise à expliquer pourquoi nous nous considérons incapables d’accomplir une telle tâche.

    Notre métier n’est pas de prédire

    En tant qu’enseignants à l’université, notre métier n’est pas de prédire les chances des uns et des autres de réussite, mais d’accompagner les étudiants dans la poursuite de leur parcours universitaire. Notre mission est de transmettre nos connaissances pour qu’elles puissent leur servir à l’avenir. Il s’agit de leur offrir, tant que possible, les moyens de réaliser leurs ambitions et, en aucun cas, de les restreindre.

    Cette mission est difficile et nous échouons parfois à la mener à bien. Les difficultés que nous rencontrons ne tiennent pas à la « qualité » des dossiers scolaires des bacheliers ou la cohérence de leurs choix (qui à 18 ans n’ont heureusement rien de certain), mais au manque de moyens dont nous disposons pour les soutenir. Amphis parfois bondés, salles occasionnellement non chauffées, équipement informatique insuffisant, enseignants précaires, secrétariat surchargé, les gouvernements successifs ont abandonné l’université au profit d’autres établissements, réservés à une « élite ».

    Des moyens, nous n’en avons pas davantage pour examiner avec soin les dossiers soumis par les bacheliers. Nous disposons d’un outil d’aide à la décision (un logiciel) qui va permettre d’ordonner automatiquement les milliers de candidatures. Les enseignants ne seront pas en mesure de regarder (ou à la marge) le projet de formation motivé et le CV. Ce classement ne pourra donc se faire autrement qu’en donnant la priorité aux notes au lycée. Or, les sociologues l’ont montré, ces dernières reflètent d’autres choses que le « mérite ».

    Dans le dossier d’une bachelière, que l’on nommera Céline, cette dernière explique vivre avec sa mère et sa soeur sans grande aide financière de son père avec qui elle a peu de contacts. Elle raconte avoir réalisé son année de terminale en parallèle d’un emploi à mi-temps dans un fast-food. Cela a sans doute eu un effet sur ses notes au lycée (cas extrait de la plate-forme, anonymisé).

    Désavantagée sur la base de ses notes

    Mais dans le flot de candidatures, cette lettre, les enseignants ne la liront pas ! Si sa situation familiale (son origine sociale) a pesé sur sa scolarité (sur ses dispositions à répondre aux exigences de l’école), elle sera à nouveau désavantagée et, sur la base de ses notes, elle tombera bas dans le classement.

    Matthieu a obtenu de meilleures notes, notamment en anglais. Il se trouve qu’il a réalisé un séjour de plusieurs mois aux Etats-Unis (cas extrait de la plate-forme, anonymisé). Il ne le précise pas, mais on peut supposer que ce dernier a été financé par ses parents (qui ont davantage de ressources), il aura la chance de recevoir des « oui » pour l’ensemble de ses voeux dès sa première connexion.

    Ordonner les dossiers sans moyens de les examiner précisément ou devoir fermer à certains la porte de nos formations faute de ressources, ce n’est rien d’autre que cautionner des classements scolaires dont on sait pourtant à quel point ils reflètent les inégalités sociales. C’est aussi refuser aux bacheliers la possibilité de découvrir leur voie quelles que soient leurs scolarités antérieures.

    Certains disent que, de toute façon, il y en a déjà partout de la sélection, dès le collège et ensuite au lycée. Certes. Justement, il nous paraît d’autant plus important de garder un espace à l’abri de cette aggravation de la sélection. L’université était le seul endroit qui permettait encore à chacun de tenter sa chance dans le supérieur et qui offrait la possibilité à certains de se réconcilier avec l’école.

    Laisser à chacun la possibilité d’entrée à l’université

    Les bacheliers ont pu entendre dire qu’ils risquaient de se « planter » à l’université. Certes, 9 % des étudiants ne poursuivent finalement pas leurs études et 25 % se réorientent ( direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance , 2013) vers une autre formation. L’université constitue donc un moment de réflexion avant de réaliser d’autres projets professionnels ou d’études. Ce serait dommage de s’en priver et cette mission d’accompagnement nous convient.

    En refusant de classer les candidatures, de nombreux départements d’administration économique et sociale (AES), de géographie, de mathématiques, de philosophie, d’histoire, de sciences de l’éducation, de sciences sociales, de science politique, de sociologie, de sciences et techniques des activités physiques et sportives, etc. de nombreuses universités d’Amiens, Aix-Marseille, Bordeaux, Brest, Evry, Lyon, Paris (I et V), Marne-la-Vallée, Nanterre, Lille, Rouen, Saint-Denis, Tours, Versailles, etc. ne souhaitent ni fermer leurs portes de leurs formations, ni envoyer de mauvais signaux.

    Au contraire, notre seul combat est de laisser à chacun, la possibilité d’entrée à l’université (en conservant le diplôme du baccalauréat comme passeport d’entrée) et de s’y investir, parce que chacun peut y réussir.

    Si nous portons tous le même combat et cette même vision, les rectorats et le ministère trouveront sans doute un moyen d’inscrire chacun tous là où va sa préférence. L’université française n’a pas besoin de trier les candidats, elle a besoin de moyens pour garantir une place à tous les bacheliers dans la formation de leur choix et assurer la réussite du plus grand nombre.

    Précédents articles sur le sujet là :
    https://seenthis.net/messages/683337

    #Parcoursup #université #sélection #france #éducation