Inoculation du parfait bonheur — Albert Robida

/inoculation-du-parfait-bonheur-albert-r

  • Inoculation du parfait bonheur — Albert Robida | ArchéoSF & Retrodrama
    http://archeosf.publie.net/inoculation-du-parfait-bonheur-albert-robida

    Historique de la découverte

    Oui, certes, auprès de la grande découverte de Éloi Modeste Aventurin Guilledaine, naguère simple entomologiste amateur à Noyon, en Picardie, toutes les autres découvertes dont le XIXème siècle avait le droit de s’enorgueillir ne sont que de la Saint-Jean, de pures vétilles ! Les chemins de fer, le télégraphe électrique, le naturalisme sont des inventions enfantines dont on ne parle plus du tout ; nous vous le demandons un peu, qu’est-ce que l’électricité ou le naturalisme peut ajouter au bonheur des peuples ? Rien du tout ! On s’en passait autrefois, on s’en serait parfaitement privé jusqu’au jour du Grand Jugement.

    Mais la grande, l’énorme, la sublime invention de Modeste Guilledaine !

    Si toutes les académies, tous les instituts, tous les corps savants de France, d’Allemagne, d’Angleterre, d’Amérique, d’Océanie et d’autres lieux se sont entendus pour bombarder Eloi Guilledaine membre actif ou correspondant, ou même président d’honneur, c’est que toutes les sommités des sciences, des lettres ou de la politique ont reconnu la splendeur de la découverte et l’immensité de ses résultats pratiques !

    Aventurin Guilledaine, l’entomologiste amateur de Noyon (Oise) (Picardie) est donc devenu la grande personnalité scientifique du siècle, et cela bien soudainement, comme nous allons avoir l’honneur de vous l’exposer, nous son confident et un peu son collaborateur.

    • Tout a changé. Les villes de province les plus gourmées sont devenues gaies comme des petites folles ; l’ennui s’est envolé des salons des faubourgs aristocratiques ; plus d’étiquette glaciale, on rit toujours et partout. Il faut voir quelles sauteries pleines d’entrain ont remplacé les solennels quadrilles d’autrefois. Ô vidâmes d’antan, ô douairières des jours passés, levez vos bras au ciel !

      Plus de poètes tristes ! Plus de romanciers lugubres ! Du jour au lendemain, la littérature a été transformée. On cite des auteurs qui ont voulu, après l’inoculation du parfait bonheur, recommencer tous leurs ouvrages et les traduire en langue gaie. Tous les épisodes tristes, tous les événements lamentables sont supprimés ou radicalement changés. Le naturalisme noir est devenu le naturalisme rose. À ce travail, quelques auteurs sont devenus fous, mais d’une folie très gaie : on les a enfermés dans le théâtre du Palais-Royal, où des artistes dévoués leur jouent du Labiche toute la journée.

      Bien des vices ont été tués par la découverte Guilledaine. Nous ne citerons que l’ivrognerie. Il n’y a plus de pochards et la raison en est simple : puisque, par l’inoculation, on obtient le résultat recherché autrefois dans les liquides sophistiqués, puisqu’on a la petite et joyeuse ivresse perpétuelle, pourquoi boirait-on ? Les ivrognes les plus endurcis ont été guéris immédiatement.

      Plus de fainéants non plus. Plus de lundis passés devant le comptoir de zinc. La gaieté donnée par le procédé Guilledaine est une gaieté saine et moralisatrice. Tout le monde travaille sans effort, sans souci, le plus joyeusement du monde : c’est le Paradis retrouvé.